"Mon départ s'appelle toujours, tous les jours et tous les instants du grand jour."
Stanislas Rodanski
Il est une aventure qui place l'ailleurs hors de toute mappemonde. Elle se situe loin des cartes recensées et dans un temps évanescent. Ses héros sont sans courage pour le monde actuel. Personnages de passage, sans identité fixe, ils recherchent l'inconnu, la terra incognita enfouie dans leur millénaire mémoire. L'action qui les remue a le mobile des quêtes de Jason ou de Lancelot. Et pourtant, ils ne paraissent pas s'agiter. On ne les voit jamais courir. Jamais ils ne sont à l'affût d'une nef ou d'un cheval. Ils sont simplement immobiles. Les traits creusés, le cheveu en broussaille, la peau étrangement hâlée, ils ont la mine du voyageur. Leur silence est rude. Il les défend contre les curieux. Ce type d'aventurier a le regard de l'éclair. Il perce les corps et les murs.
Stanislas Rodanski fut ce héros sans foi envers le maintenant et l'ici. Ecrivain d'une vie dépourvue d'épique, il s'inventa des rôles de Tristan, de Lancelot. Préférant la fiction au réel, il s'incarna en êtres de celluloïd pour affronter tous les dangers. A Honolulu, il est un pilote suicide chargé de livrer à un agent deux tonnes de gaz torture en boîtes de conserve. Sur un atoll, il couvre Rita Hayworth de baisers-cinéma. Il fume des cigarettes de séries B avec la moue du gigolo. Une fois sa mission achevée, il abandonne dédaigneusement son costume de mahousse. Surgissent alors de nouveaux décors, des architectures gênantes comme Shangri-là, la citadelle infinie aperçue dans un souvenir. Il croit en des images qui préexistent à l'existence. Il se rappelle avoir vécu à Shangri-là, auprès d'une éternelle jeunesse. A présent, il a le sentiment aigu, térébrant, d'être appelé vers elle, la ville disparue, la ville des horizons perdus où réside l'Hamour avec un grand H.
Ses yeux sont comme des pistolets braqués sur l'horizon chimérique. "Y aller, pense-t-il, est une illusion." Il sait cependant qu'elle est tangiblement, tout de même que sont les fabuleuses civilisations du Timée de Platon. En une autre époque il y fut. Il s'en rappelle la rutilance.
Loin derrière le voile, demeure l'Absolu, la Cité du Bonheur. Le temps, là-bas, est aboli. Ce qui dure est l'amour. A Shangri-là, il habite chaque geste. Stanislas Rodanski signe Lancelo. En esprit, il pénètre jusqu'aux confins de l'Autre Monde. Il a des aventures prophétiques. Dans cet univers où l'impossible peut survenir à tout moment, il a la vision de l'originaire. Il dit : "L'être a les rêves de ses origines s'il en est." Il dit : "Je vais de siècle en millénaire." Il dit que l'Inde est sa seule naissance et que c'est le pays du karma.
Stanislas Rodanski consultait volontiers le valet de trèfle, sa carte d'avenir ; il contemplait l'horizon à la recherche du Point Secret, spectre du monde possible, celui que Théodore sondait dans la Théodicée de Leibniz. Dans cette quête errante d'un ailleurs, l'esprit de Stan a basculé. Le "romancero d'espionnage" en proie aux illusions de la Mâyâ "a cessé de jouer le rôle de sa vie". Il a tombé le cinémasque et s'est enveloppé de silence. L'épopée Rodanski se fige dans un hôpital psychiatrique.
Né en 1927, Stanislas Glucksmann, "envoûté par l'image d'une personne existant par-delà la séparation", se fait appeler Rodanski puis Lancelo. Avec Sarane Alexandrian, Henri Heisler, Véra Hérold, Claude Tarnaud, il fonde la revue Néon (N'être rien Etre tout Ouvrir l'être Néant). Il est adoubé par André Breton puis exclu du groupe pour travail fractionnel. Il dit vouloir découvrir l'Indochine et s'engage dans l'armée. Un jour, il se présente en habit de para chez Jacques Hérold. Devant la grimace du peintre, il jette l'uniforme à la rue. Stan envisage alors de faire le tour du monde en qualité de soutier. En 1952, dans une lettre à Claude Tarnaud, il propose de créer le club (très select) des Ratés de l'Aventure. Il écrit : "C'est beau comme une image la vie d'un desperado." En 1954, il se tait. Il entre volontairement à l'hôpital Saint-Jean-de-Dieu de Lyon, le "monde intermédiaire" qu'il ne quittera plus. Vingt-sept ans plus tard il meurt, il prend la fuite.
L'oeuvre de Rodanski, arrachée à son indifférence, comprend peu de volumes. Passée sous un quasi-silence, elle connaît avec la publication de La Victoire à l'ombre des ailes, préfacée par Julien Gracq, un bref instant de gloire. On voudrait partager le goût de cette littérature sans majuscules qui fut une "expérience poétique" au sens où l'écriture est un brûlage et une renaissance. Comme Antonin Artaud, Stanislas Rodanski a parcouru la "géométrie sans espaces" et il est allé jusqu'au plus loin. Refusant toute limite, il a traversé les décors miragineux qui maintiennent l'homme dans sa gangue de certitudes. Ses livres sont une flèche qui mène "au creux de la mystérieuse aventure". Guy Darol
in Roman, revue trimestrielle, n°22, mars 1988