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LIRE LA MUSIQUE

  • LIRE LA MUSIQUE 20

    Entre 2009 et 2012, Lire la musique, ma chronique (transverse) fut publiée dans Le Magazine des Livres aujourd'hui disparu. En voici le feuilleton complet.

     

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    SACRÉS SOMMETS

     

    Dans une lettre à Raymond Christoflour du 24 février 1940, René Daumal évoquait le chantier qu’il avait ouvert quelques mois plus tôt. « Après avoir décrit un monde chaotique, larvaire, illusoire, je me suis engagé à parler maintenant de l’existence d’un autre monde, plus réel, plus cohérent, où existent du bien, du beau, du vrai. » Ce bien, ce beau, ce vrai, René Daumal les conjugua dans ce qu’il avait nommé un « roman d’aventures ». Le Mont Analogue, publié en 1952, est « la montagne symbolique qui est la voie unissant le Ciel à la Terre. » Roman inachevé mais rigoureusement planifié : on n’aborde pas le sommet du sacré en suivant un chemin de hasard. Pour René Daumal, en effet, il s’agissait de rendre à la montagne sa puissance magique. Elle est la pente qui mène au réel. Elle est l’expérience qui rend vivifiant l’invisible.

     

    « Et vous, que cherchez-vous ? » Cette question était le titre du dernier chapitre que René Daumal ne put écrire. Le Mont Analogue est le récit d’une expédition qui cherche. Non pas des réponses mais le sens ultime au trajet éphémère de nos pas dans la neige. Nous passons et René Daumal s’interroge. Il existe probablement une porte quelque part. Il serait faux de croire que nous n’allons nulle part. D’où l’aventure du Mont Analogue qui est une ascension complexe et partagée. Beaucoup ont cherché, à partir de ce livre, avec les yeux ou avec les oreilles. Pour les yeux, Luc Moullet (exceptionnel réalisateur d’Anatomie d’un rapport) tenta, en vain, de mettre en images le roman d’aventures. Alejandro Jodorowsky en fit son chef-d’œuvre filmique et cela donna La Montagne Sacrée. Pour nos oreilles, le compositeur John Zorn vient d’atteindre le meilleur de son art. Son Mount Analogue est une translation sonore de haut vol. Un parcours palpitant. Une traversée de la vie vers plus de réel. L’émotion vient d’emblée et, comment le dire autrement, elle tombe du ciel. Avec les notes de Cyro Baptista, de Shanir Ezra Blumenkranz, de Tim Keiper, de Brian Marsella et de Kenny Wollesen, voix de haute altitude, instrumentistes ayant rejoint Daumal sur la cime où le Ciel est une Terre. John Zorn qui ne possède pas que le bon sens mais tous les sens susceptibles de faire advenir la magie s’est entouré des plus fins arpenteurs pour escalader l’œuvre ultime de René Daumal. L’invisible, croyez-moi, devient visible.

     

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    John Zorn abolit l’inquiétude. Jimi Hendrix ouvre l’espace à des couleurs qui appartiennent à d’impossibles palettes. Ces couleurs, Franck Médioni les a minutieusement regardées. Il nous les place devant les yeux. Sa biographie du guitariste de l’expérience fondamentale (expression chère à René Daumal) élucide bien des points. Elle jette ses feux sur le mystère de l’électricité. Elle auréole d’évidences l’attrait de cet esprit vibrant pour les lumières lointaines. Elle explique le goût du feu et la danse des flammes. Franck Médioni qui connaît la musique et ses profondeurs célestes montre avec bien des preuves que la montée progressive de Jimi Hendrix vers le jazz était l’escalade nécessaire vers l’apogée où rien ne ment. Un grand livre.

     

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    La musique atteint des sommets que nos jambes de laine ne toucheront jamais. Nous essayons, mais ce n’est pas une affaire de sport. John Coltrane s’y consacra et Zéno Bianu le sait. Il le sait avec tout son corps qui n’est pas fait que de cinq sens. Et c’est cette connaissance suprême, mais oui, qui nous fait gagner en hauteur A Love Supreme et son auteur dédié à « l’invisible sur le fil du rasoir ».  Dans sa préface, Yves Buin est clair. Coltrane fut « l’irrigateur transcendantal des sensibilités contemporaines ». Jazz et poésie vont ensemble comme deux corps célestes amoureux. À la vie, à la mort Zéno Bianu élève John Coltrane au sommet des grandes questions. Essentiel. Guy Darol

     

    MOUNT ANALOGUE, John Zorn, Tzadik/Orkhêstra International.

    JIMI HENDRIX, Franck Médioni, Éditions Gallimard, Collection Folio/Biographies, 390 p., 8,40 €

    JOHN COLTRANE (MÉDITATION), Zéno Bianu, Éditions Le Castor Astral, 120 p., 12 €

     

     

     

     

  • LIRE LA MUSIQUE 19

    Entre 2009 et 2012, Lire la musique, ma chronique (transverse) fut publiée dans Le Magazine des Livres aujourd'hui disparu. En voici le feuilleton complet.


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    LES NEUF DÉCENNIES DU FOLK

     

    Philippe Robert et Bruno Meillier sont deux vigies des océans de musique. Le premier est l’auteur de nombreuses sommes ouvrant des voies depuis les rivages buissonneux de la pop et du rock vers des trésors souvent oubliés. Le second fut le saxophone du groupe Etron Fou Leloublan. Il est l’organisateur-programmateur du festival Musiques Innovatrices à Saint-Étienne et le label-manager de la structure de distribution Orkhêstra International qui est l’une des sources les plus sûres pour qui cherche à s’abreuver en raretés (jazz, rock, musiques savantes, traditionnelles, improvisées). À eux deux, ils sont capables de déplacer des montagnes, notamment celles qui résultent de l’accumulation des poussières recouvrant les zones de la vraie musique.

    Ils viennent de tracer la seule route qu’il convient de suivre pour découvrir le vaste palais du folk, un monument dont les premières pierres furent posées en 1927. Tel un parcours chronologique, Folk & Renouveau, déroule, année après année, l’histoire d’un mouvement issu de la rencontre des sea shanties, des chants indiens et des cantiques de la tradition méthodiste évangélisatrice. Une pâte musicale chansonnée par les fermiers US qui deviendra une multitude de façons dont les artisans se nomment Woody Guthrie, Joan Baez, Bob Dylan, Buffy Sainte-Marie ou encore Bert Jansch. Ceci n’est pas un panorama, nous disent Philippe Robert et Bruno Meillier, en s’excusant de ne pas être exhaustifs. Certes, il faudrait bien des volumes pour couvrir toutes les pages de la folk music. Tout de même, voici quelque chose de suffisamment grand pour connaître le mouvement sous tous ses aspects à partir de la famille chantante des Carter jusqu’aux perpétuateurs, de Joanna Newsom à Simon Finn qui vient de faire paraître un nouveau disque, Through Stones (Ten To One/Orkhêstra International). Les Lillois auront la chance de pouvoir l’entendre à La Malterie (42 rue Kuhlman), le 22 février.


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    Parmi les quelques cent soixante noms cités dans ce livre, il en est un que nous aimons particulièrement. Michael Hurley, né en 1941 à Bucks County (Pennsylvanie), est un homme de la route de l’école Kerouac. Il a dix-sept ans lorsqu’il entreprend sa dérive à travers l’Amérique. En 1964, il est signé sur le label Folkways (celui-là même qui précisa les carrières de Pete Seeger, de Woody Guthrie et de Dock Boggs). La légende veut que First Songs fut enregistré sur un magnétophone à cassettes ayant appartenu à Leadbelly, figure à rixe du temple folk. La vérité veut que Michael Hurley fit débouler le folk dans la musique psychédélique. D’où le mirobolifique Have Moicy ! (1976) réunissant un héroïque buveur de bière et les Unholy Modal Rounders de Peter Stampfel. Écoutez "Fooey Fooey", cet hymne country qui mêle le sentiment à la farce des dériseurs sensés. Et lisez Paroles des chansons de Michael Hurley, un tour de force de traduction réalisé par Marie Frankland précédé d’un éloge du rock critic Byron Coley. Qu’est-ce que ces chansons ? Un déversement d’images loufdingues accompagnant la dérive, une suite de signaux sur le bord de la route : hiboux, loups-garous, anges déchus, pourceaux oubliés, homme vert pâle, flammes dans le prisme du Knockando, bière grasse, revenant mort, vaisselle empilée et désespoir. Une allégorie d’humour fuligineux. Dans ce magnifique livre cousu main, Michael Hurley a calligraphié dix-neuf de ses chansons. Il y avait Arthur Cravan dans l’Anthologie de l’humour noir établie par André Breton (cette Bible du meilleur des mondes !). Le pape noir n’y aurait-il pas insinué Michael Hurley, poète et dessinateur extravagant ? Je me demande. Je le crois. Guy Darol

     

    FOLK & RENOUVEAU

    UNE BALADE ANGLO-SAXONNE

    Philippe Robert et Bruno Meillier

    Éditions Le Mot et le Reste

    360 p., 23 €

     

    PAROLES DES CHANSONS DE MICHAEL HURLEY

    Bilingue, traduction de Marie Frankland

    Éditions L’Oie de Cravan

    48 p., 14 €

  • LIRE LA MUSIQUE 18

    Entre 2009 et 2012, Lire la musique, ma chronique (transverse) fut publiée dans Le Magazine des Livres aujourd'hui disparu. En voici le feuilleton complet.


    sylvain courtoux,jérôme bertin,al dante



    POUR UNE LITTÉRATURE AUDIBLE

     

    Il existe un lieu de la littérature qui exprime le monde vibratoire. C’est l’espace dans lequel se retrouvent les mélomanes inconditionnels, ceux qui ne conçoivent pas une vie sans musique. L’air serait irrespirable s’il n’était pas une chanson, un air que l’on aime entendre, celui que l’on va découvrir et qui promet un transport immobile. Cette passion est un chemin tracé sur des cartes qui s’apparentent tantôt à une pochette de disque, tantôt à un concert inoubliable et parfois c’est le titre d’une œuvre qui se colore de souvenirs. Un air de musique suffit, on le sait, à conserver dans une singulière permanence des pans entiers de nos existences. Avec la musique, nous faisons corps et c’est ainsi que nous sommes vivants.

     

    Nous aimons écouter Nietzsche lorsqu’il chante dans Crépuscule des idoles : « Sans musique la vie serait une erreur ». Cet air corrobore ce que nous savons par essence. On pourrait établir une chronologie de nos vies qui serait une suite de refrains. Pour aimer la musique comme un organe de déambulation dans le temps et sans pratiquer de préférence (tout est bon du moment que je suis ému et que je me promène), j’avoue pour la littérature une même dilection. Et je suis particulièrement aux aguets de ces textes qui accordent une place prépondérante à ce monde dans le monde, puisqu’il faut bien dire que la musique se mélange  peu (ou trop peu) avec les récits que l’on rencontre sur les étals des librairies. Nous voudrions, par exemple, que la littérature chante à l’unisson de ce qui nous tient à cœur, qu’il s’agisse des musiques savantes, du jazz ou du rock. Cette fusion des genres (les mots et la combinaison des sons) n’a que top peu jailli et je ne suis pas certain que les noms couramment cités (Tom Wolfe, Lester Bangs, Hunter S. Thompson, Bret Easton Ellis, Murakami Ryû) suffisent à établir la naissance d’une littérature vibratoire, littérature qui ne renverrait pas comme un dictionnaire citationnel à des noms, à des œuvres, à des orientations musicales. Cette littérature serait en un sens vécue par des inventeurs de formes parcourus de frissons sonores.

     

    Voici deux livres gémellaires, deux auteurs expérimentaux, deux assimilations du rock dans une pratique d’écriture innovante. Amis dans la vie (excès, dérives, échecs, conduites addictives), Jérôme Bertin et Sylvain Courtoux actualisent la littérature en lui insufflant l’air d’un temps fuligineux, intranquille et qu’ils qualifient de merdique. Pharmacodépendance, hospitalisation, connaissance par les gouffres, tel est le fond qu’il touche et c’est l’épreuve du vide. Leurs livres renvoient l’un à l’autre comme une balle échangée sans filet. Qu’est-ce que Bâtard du vide ?  JB : « Un gigantesque collage football vs. Rock’n roll ». Qu’est ce que Still Nox ?   SC : « Une auto-narration en mode hyperréaliste ». Tous deux affirment écrire un roman et c’est peut-être ça le roman d’aujourd’hui, un fond profond dans une forme secouée. Si loin du train-train poussif, si souvent poussiéreux, qui déborde des librairies. Tant de livres lisses comme passés au tamis de l’Auto-Tune, ce logiciel qui corrige la voix et rhabille un chanteur aphone en baryton d’opéra.


    sylvain courtoux,jérôme bertin,al dante


     

    Jérôme Bertin ne sonne pas rock, à proprement parler. Son écriture est un flot tumultuaire, une coulée de notes souvent grinçantes dans laquelle sa vie pogote et se défend. Car souvent il se défend, bien que désarmé et doté d’une fluette constitution. Il se bat contre toute attente et son phrasé haletant témoigne bien des rounds que sa vie endure. Il y a de la violangue dans son style et ses biographèmes sont bleus d’ecchymoses. Sylvain Courtoux relate son histoire médicamenteuse, celle d’un zolpidem dont il est la proie et qui accroche son quotidien. Dans ce récit éclaté où la narration est comme plaquée au chaos, la plage fait exploser les conventions typographiques. Le schéma narratif sort de ses gonds et soumet le lecteur (sans jamais l’épuiser) à plusieurs rythmes de marche. L’expression change selon les états du corps. Rien n’est pareil du commencement jusqu’à la fin. Sylvain Courtoux est habité de toutes ces tentatives diffractées, littéraires et ontologiques, qui ont produit Antonin Artaud, Henri Michaux, William S. Burroughs. Sa logosphère doit beaucoup au Stanze de Marcelin Pleynet, aux Dire de Danielle Collobert. Il est celui par lequel le mouvement du change des formes naguère initié par Jean-Pierre Faye et Jacques Roubaud revient en force mais augmenté de ces vagues sonores que font déferler les musiques « noxiennes » de Klaus Schulze, Richard Pinhas, Current 93 ou encore Wire. Jérôme Bertin et Sylvain Courtoux incarnent ce qui vient, le roman enfin transfrontalier. Deux paradigmes d’une littérature audible. Guy Darol

     

    BÂTARD DU VIDE, Jérôme Bertin, Éditions Al Dante, 118 p., 13 €

    STILL NOX, Sylvain Courtoux, Éditions Al Dante, 300 p., 17 € 


  • LIRE LA MUSIQUE 17

    Entre 2009 et 2012, Lire la musique, ma chronique (transverse) fut publiée dans Le Magazine des Livres aujourd'hui disparu. En voici le feuilleton complet.


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    Alex Steinweiss


    ET ALEX STEINWEISS CRÉA L’ARTWORK

     

    L’été est une saison triste. Sous son ciel d’apparat bleu brille le blackboard des mauvaises nouvelles. Nous avons tous un souvenir nécrologique accroché au transat. Il y en a qui nappent de noir les unes, ceux qui font manchette et s’éternisent moins d’une journée sur les murs de Facebook. Le mien a traversé l’actualité plus vite qu’une balle de jokari et pourtant Alex Steinweiss est quelqu’un d’aussi important qu’Emile Berliner (1851-1929), l’inventeur du disque horizontal et du gramophone, son complément nécessaire.

     

    Graphiste nourri à de bonnes écoles, il eut la chance de connaître la revue et le mouvement De Stijl, le Staatliches Bauhaus de Walter Gropius, le suprématisme de Malevitch et le constructivisme des frères Pevsner et Gabo. Un bagage qui se révéla fort utile lorsque Columbia Records le recruta en tant que directeur artistique, sans imaginer une seule seconde que son nouvel employé allait révolutionner la façon de voir la musique.

     

    Jusqu’à ce que ce génie devienne positivement actif (autrement dit en 1940), l’industrie phonographique ne concevait la vente d’un disque 78 tours qu’emballé de papier sombre avec dos en similicuir. Tous les albums se ressemblaient. À partir d’Alex Steinweiss, la musique se mit à chanter pour les yeux. Issu de la Parsons School of Design (laquelle généra Jasper Johns, Edward Hopper et Norman Rockwell), le natif de Brooklyn fit exploser en couleurs vives ce qui était une denrée pour mélomanes gris. Le résultat fut immédiat. Columbia Records enregistra une hausse de 895% sur ses ventes.


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    Inventeur doué ayant le vent en poupe, Alex Steinweiss révise le conditionnement sans joie du 78 tours et prend allègrement le train du microsillon auquel il ajoute, en 1948, l’emballage cartonné tel que nous l’avons connu jusqu’à ce que pointe au début des années 1980 le CD à la vie fragile et sans doute éphémère. Il est celui qui tressa le logo LP (pour long-playing microgroove record) sur les pochettes 33 tours et il est le premier à signer les couvertures de disques à la manière d’un peintre du quattrocento. Ce grand homme (qui paraphait Piedra Blanca lorsque son nom devint omniprésent) tranchait par la vivacité de son style aisément détectable : écriture des titres à la main, façon scripte sinueuse ; application de couleurs plates ; formes isolées d’aspect magrittien à effet métaphorique.

     

    Son style conceptualiste audacieux, quelquefois embarrassant, s’appuie sur une symbolique nettement délinéée. Pour illustrer un concerto pour piano de Bartók, il signale tous les éléments du piano : marteaux, clés, cordes placés en exergue dans un cadre contemporain. Pour rendre percutant Songs Of Free Men de Paul Robeson, il compose une main enchaînée saisissant un poignard. Alex Steinweiss est le grand homme du choc des esprits. Il use de symboles en alchimiste psychologue des profondeurs.

     

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    Circonvoisin de Saul Bass (maître suprême des génériques de films), Alex Steinweiss est mort le 17 juillet 2011 dans sa retraite de Sarasota en Floride. En 1972, le psychédélisme (néanmoins brillant) ayant eu raison de sa conception de l’artwork déplaça l’inventeur vers de nouvelles géographies, notamment la céramique. En retraite du bizness des pochettes toujours plus vendeuses, ce révolutionnaire vit son nom (si fluo) s’effacer. Oublié, pas vraiment. Les subversifs s’attirent les subversifs. Et c’est ainsi que Paul D. Miller aka DJ Spooky That Subliminal Kid, curieux de toutes les avant-gardes (de Kurt Schwitters à Aphex Twin) rappela dans son formidable Sound Unbound : Sampling Digital Music And Culture (non traduit en français, tout comme les Mémoires du grand homme ci-dessus fêté) qu’Alex Steinweiss était un pionnier absolu de l’art total et de la contre-culture. Guy Darol

     

    ALEX STEINWEISS, THE INVENTOR OF THE MODERN ART COVER, Présentation de Kevin Reagan et Steven Heller, Éditions Taschen, 420 p., 49,99 €

    SOUND UNBOUND : SAMPLING DIGITAL MUSIC AND CULTURE, DJ Spooky That Subliminal Kid, Introduction par Steve Reich, MIT Press, 22,80 €


  • LIRE LA MUSIQUE 16

    Entre 2009 et 2012, Lire la musique, ma chronique (transverse) fut publiée dans Le Magazine des Livres aujourd'hui disparu. En voici le feuilleton complet.


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    ALLUMER LE JAZZ

     

    « Le jazz n’est pas mort, c’est juste qu’il a une drôle d’odeur ». Cette phrase de Frank Zappa inscrite dans le microsillon de Roxy & Elsewhere (1974) est devenue une sorte de topique permettant d’évoquer un genre musical sans contours fixes, un domaine sonore au sein duquel voisinent et parfois même s’enjambent le rhythm’n’blues, le funk, la pop, l’électro et bien sûr le jazz tout sauf mainstream. Mais peut-être que certains d’entre vous estiment que le jazz n’est plus, du fait même de sa corruption par des styles qui lui sont exogènes. Certains puristes pleurent son cadavre estimant que ce que l’on qualifie de jazz aujourd’hui ne swingue ni ne joue le blues.  Sans blague, tout un continent de musique serait englouti et personne ne nous en aurait informé. C’est un peu fort. Et puis, il existe une preuve mensuelle qui atteste que le jazz bouge encore, c’est la publication depuis cinquante-sept ans de Jazz Magazine. Tant que le jazz fait jaser, c’est que sa croissance continue.

     

    Prenons Les Allumés du Jazz, périodique créé en 1999, diffusé à 18 000 exemplaires, et envoyé gratuitement à qui en fait la demande. Ce journal est tout sauf un faire-part de décès. Il est un débat permanent dédié aux amateurs de jazz mais aussi à ceux qui s’interrogent sur la relation entre cette musique et tous les autres langages. Il est une réflexion menée par ses propres acteurs sur le terrain de la philosophie et de la politique. Les Allumés du Jazz est la voix d’une association qui regroupe 58 maisons de disques indépendantes et l’opportunité pour ceux qui s’intéressent à l’actualité permanente du jazz d’être renseignés sur les nouveautés ou de retrouver des traces discographiques, celles par exemple de Jacques Thollot, d’Un Drame Musical Instantané, de Louis Sclavis, d’Archie Shepp ou encore de Jacques Berrocal. Depuis le 14 mai, Les Allumés du Jazz disposent même d’une boutique, située au Mans, et dans laquelle il est désormais possible de faire provision d’artefacts sonores tout en assistant à des concerts ou à des rencontres thématiques.

     

    Le numéro 28 vient de paraître et fait la preuve, une fois de plus,  que le jazz est un sujet d’étude à vie. Cette livraison jette un pont entre le mouvement des collectifs de  musiciens des années 1960 et la place Tahrir, emblème de « la démocratie en action ». On y retrouve les points de vue d’Ahda Soueif (romancière et chroniqueuse politique), de Mohamed Abozekry, plus jeune professeur de oud du monde arabe.  Pablo Cueco et Jean Méreu  reviennent sur l’histoire de l’Association à la Recherche d’un Folklore Imaginaire (ARFI) tandis que Laurent de Wilde déclare que sa langue maternelle est le jazz. Jean Rochard l’interroge sur l’idée qu’il existe peut-être une musique susceptible de synthétiser les questions d’époque. Le pianiste et écrivain (Monk, Gallimard, 1994) répond ceci : « Hé hé ! Ça me fait penser à Hegel qui voyait en Napoléon l’esprit du monde à cheval et Beethoven qui lui écrivait une symphonie … Ces temps-là sont révolus, et il n’y a plus de synthèse possible. Je serais tenté de dire que dans chaque type de musique, rock, pop, jazz, world, que sais-je, il y a un peu de l’histoire de l’humanité, chacun reflète à sa façon son époque ». Allumons le jazz et tout est éclairé.


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    Un éditeur, Le Castor Astral, publie une collection dans laquelle des poètes composent à leur manière des portraits de grandes figures de la musique populaire. Il y eut les ouvrages de Claude Beausoleil sur Billie Holiday, de Zéno Bianu successivement sur Chet Baker puis Jimi Hendrix, voici la « biographie » de Frank Sinatra « versifiée » par Éric Sarner. Cet auteur des récents Éblouissements de Chet Baker (La Passe du vent, 2010) peut se vanter d’avoir publié, en 1971, un premier recueil préfacé par Joseph Delteil. Ballade de Frankie est un voyage à travers Sinatra, une sorte de caméra légère qui regarde et transcrit en touches vives les contrastes, les mille facettes de celui qui voulait être tout. Il s’agit bien d’une biographie, mais une biographie chantée, ce qu’il convenait de faire et que nous attendions s’agissant d’un artiste surnommé The Voice et par ailleurs capable de traverser tous les styles musicaux avec l’aisance d’un passe-muraille. Guy Darol

     

    LES ALLUMÉS DU JAZZ, n°28, 2 rue de la Galère 72000 Le Mans, gratuit

    BALLADE DE FRANKIE, Éric Sarner, Le Castor Astral éditeur, 118 p., 13 €

     

     


  • LIRE LA MUSIQUE 15

    Entre 2009 et 2012, Lire la musique, ma chronique (transverse) fut publiée dansLe Magazine des Livres aujourd'hui disparu. En voici le feuilleton complet.


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    PACÔME THIELLEMENT, OCCULTE ET CULTE

     

    Les doubles, la pensée inverse, la transmigration, la communication soustractive, la science des ruptures, le détournement sont les pas japonais qu’il convient de suivre pour entendre l’univers de Pacôme Thiellement. Ce chercheur, selon le sens que ce mot pouvait avoir pour Rolland de Renéville sondant Rimbaud ou Artaud contactant Van Gogh, élabore depuis plusieurs années une singulière et très personnelle heuristique. Les apparences d’une vie ne suffisent pas à sa compréhension des œuvres des Beatles, des Residents ou de Frank Zappa.

     

    Pacôme Thiellement est un pop critic qui a besoin de recul pour approcher son sujet. Il lui faut le saisir simultanément par tous les points, toutes les lignes, tous les angles. Ainsi de La main gauche de David Lynch (PUF, 2010), ouvrage dans lequel il connecte Walter Benjamin, jazzmen et mystiques iraniens. Ce n’est pas l’arbre qui l’intéresse mais la forêt et tout ce qui se cache dessous : terriers, rhizomes, spectres. Lorsqu’il décide de nous parler de Led Zeppelin, qu’on ne s’attende pas à une météorologie des déluges de guitares, à un effeuillage des frasques du groupe, il refuse toute comptabilité. Son seul souci est de nous faire approcher le Nombre, de nous expliquer les racines secrètes de l’Album Sans Nom, quatrième du quatuor. Pour cela, il éclaire de rares couloirs : le Zohar, Hermès Trismégiste, Giordano Bruno, Éliphas Lévi et bien sûr Aleister Crowley. Aleister Crowley (1875-1947), explorateur de la magie énochienne, est une figure contemplée de près par Jimmy Page qui acheta le manoir de Boleskine où s’était installé en 1898 l’auteur des Libri. Aleister Crowley, et à travers lui la Gnose, cette matière à vibrations et à secousses, est la direction que choisit Pacôme Thiellement pour nous démontrer que « Led Zeppelin n’est pas un groupe de hard rock ; son style distinctif, son invention musicale, c’est le chiaroscuro. » Autrement dit, « la musique de la tête ».

     

    Cabala, Led Zeppelin occulte est un livre de travers. Il ne respecte pas la loi du genre qui consiste à compiler en une dentelle de citations la parole des héros. Mais c’est un livre qui mène plus loin que les biographies musicales si nombreuses en ce temps de manque. Appliqué à déchiffrer l’Album Sans Nom (pochette, lyrics, symboles), Pacôme Thiellement rend au rock ce qui lui appartient mais que bien peu sont en mesure de détecter, à savoir un moyen de connaissance en grande force, une énergie pour mieux voir l’invisible.


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    Qu’un tel ouvrage paraisse appelle évidemment d’autres miracles, comme la publication de Judas ou le Vampire surréaliste d’Ernest de Gengenbach (1903-1973), récit autobiographique d’un poète portant soutane et étoile du surréalisme au front. Cet amateur de femmes à l’excès aimant se remplumer chez les moines, rencontre sur sa route, à Montparnasse, l’occultiste Crowley « qui l’invite à partager des cérémonies sataniques dans la forêt de Clamart ». C’est Arnaud Gonzague qui le dit dans sa préface sapide et savante. Croyons l’incroyable. Guy Darol

     

    CABALA, LED ZEPPELIN OCCULTE, Pacôme Thiellement, Éditions Hoëbeke, 176 p., 23 €

    JUDAS OU LE VAMPIRE SURRÉALISTE, Ernest de Gengenbach, Éditions Cartouche, 174 p., 17 €


  • LIRE LA MUSIQUE 14

    Entre 2009 et 2012, Lire la musique, ma chronique (transverse) fut publiée dansLe Magazine des Livres aujourd'hui disparu. En voici le feuilleton complet.


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    SI DICK ANNEGARN EST UNE TRUITE, CAPTAIN BEEFHEART S’APPELLE LEIBNIZ

     

    Pour qui s’est laissé envoûter au début des années 1970 par les volutes chantées de Dick Annegarn, rondes de mots habilement assemblés qui refusent le dos rond, l’édition des textes du Hollandais batelant est une bénédiction. La grande affaire est la réunion des écrits d’un homme portant guitare et musette d’authentique voyageur, précédée des lumières d’Olivier Bailly, coruscant éclaireur des œuvres de Robert Giraud (Monsieur Bob, Stock, 2009), lequel appartient à l’occulte confrérie des poètes en actes.

     

    L’auteur de Sacré Géranium, Le Grand Dîner, Mireille est en effet doublé (non pas à l’intérieur comme une peau de camouflage) d’un véritable poète, nullement princier, qui le rapproche de ces astres vifs où brillent les noms de François Villon et de Léo Ferré, ces voyous de grand chemin pour qui le verbe est un recours faute d’être un secours.

     

    On se doutait en écoutant L’Orage que Dick Annegarn ne promettait pas des lanternes synonymes de vessies, qu’il ne se contenterait pas de nous aider à faire passer le temps au moyen de ritournelles saupoudrées à l’opium du peuple. Il fit cet acte magistral de composer un libelle définitif qui le mettait une fois pour toutes à l’abri des ambitions du bizness. Il refusa qu’on le capture dans les filets de la chanson française (y compris engagée) susceptible d’enrichir les profits des majors du disque. Il devint ce timonier des bords de Marne qui halait les flâneurs du dimanche.

     

    Souvent, venant du bois de Vincennes, je me rendais à ce bien curieux rendez-vous où présidait dans sa buvette-péniche le chanteur pétillant converti en vendeur de bulles. Nous conversions de la pluie, du beau temps, en se laissant bercer par une faible houle. Il n’avait pas pour autant renoncer à faire entendre ses vers nouveaux. Sa discographie en témoigne longue de dix-huit artefacts jusqu’à Folk Talk (Tôt ou Tard, 2011), recueil de covers signant sa dilection pour les antiennes du blues. Puis vint ce livre dans lequel on pénètre comme dans un mausolée, assuré de respirer l’air du large et de subir, en ces temps de pacotilles, une saine cure de désintoxication.


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    Ceux qui révisent régulièrement leurs mavericks s’attardent avec satisfaction sur Don Vliet alias Captain Beefheart. Avec lui, on est certain que « la musique est du bruit qui pense » (Victor Hugo) et que le blues n’a pas émis son dernier souffle. Surtout nous sommes confrontés à une œuvre inclassable (blues déconstruit ?) délivrée par un artiste tortueux (et torturé), mélange de mauvaise foi et de fulgurances haute tension. Il fallait qu’un biographe s’y penche, un herméneute si possible. Benoît Delaune, docteur en littératures comparées, était le mieux placé pour évaluer l’œuvre à l’aune de ses paradoxes. Non seulement il en analyse le mouvement, la spécificité et encore la portée mais il montre que la mécanique des lyrics est à rapprocher des écrits d’Antonin Artaud, de Louis Wolson et de Lewis Carroll. Captain Beefheart dans tous ses états, y compris la colère, est désormais intelligible. Magistral.

     

    La philosophie est un plat qui se mange à toutes les sauces. Elle connaît un succès populaire inattendu qui en fait un angle pour les opérations marketing. C’est dans un tel contexte que vient de paraître Rock’n philo, une étude a priori sérieuse (Francis Métivier est un spécialiste de Kierkegaard) qui postule pour une lecture de Jim Morrison, de Radiohead ou de Nirvana à la lueur de Nietzsche, de Leibniz ou de Deleuze. La thèse est audacieuse et la démonstration délicieusement acrobatique. Ces interpolations ne sont pas toujours vaines. Bruce Springsteen connecté à Épicure, Mickey 3D adossé à Heidegger, Jimi Hendrix traversé par Michel Foucault, tout de même il fallait le penser. Apprendre que Hume est fun peut éventuellement rendre plausible cet ouvrage. Plaisant. Guy Darol

     

    PAROLES, Dick Annegarn, introduction d’Olivier Bailly, Éditions Le Mot et le Reste, 300 p., 23 €

    CAPTAIN BEEFHEART AND HIS MAGIC BAND(S), Benoît Delaune, Éditions Le Mot et le Reste, 150 p., 16 €

    ROCK’N PHILO, Francis Métivier, Éditions Bréal, 403 p., 21,90 €

     

     

     

     


  • LIRE LA MUSIQUE 13

    Entre 2009 et 2012, Lire la musique, ma chronique (transverse) fut publiée dans Le Magazine des Livres aujourd'hui disparu. En voici le feuilleton complet.

     

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    GAINSBOURG À REBOURS

     

    L’étonnante cartographie de Serge Gainsbourg réalisée par Ersin Leibowitch et Dominique Loriou est à ce jour le seul guide permettant une flânerie à rebours dans les paysages familiers du lecteur fétiche de Joris-Karl Huysmans. Les biographies minutieuses de Gilles Verlant, les exégèses d’Yves-Ferdinand Bouvier et Serge Vincendet livraient chaque détail de la vie et de l’œuvre. On ne croyait plus pouvoir ignorer un seul aspect de ce précieux et décadent inspiré dans son propre décor par l’ordonnance maniaque de Des Esseintes et les vertiges hallucinés d’Edgar Allan Poe. Toute chose étant à sa place, il suffisait que l’on écoute la discographie en la rêvant, en la partageant selon nos préférences, suivant ou non la partition d’un homme coupé en deux, le confidentiel plutôt que l’extime à tête de chou, l’homme de bar ayant succédé pour le meilleur et pour le pire à l’artiste maudit émule de Vian. Manquait ce plan de Paris, une vérité ontologique puisque Gainsbourg ne s’est guère écarté de la patrie chantée par Léon-Paul Fargue, Alexandre Arnoux ou encore Jacques Réda, un périmètre autrefois dessiné par des murs de pierre ferme et que clôt désormais un bien vulgaire périphérique. L’idée des deux journalistes de France Info et fans de longue date consiste en une évocation du vieux Paris à la façon de Jacques Hillairet mais pour usagers du Poinçonneur des Lilas. Une reconstitution en soixante-dix lieux des allées et venues d’un hédoniste mélancolique. Reconstitution est le mot exact puisque les deux enquêteurs n’ont pas lésiné en recherches et en preuves pour distribuer au promeneur, y compris immobile, les cartes orientant le voyage de Milord l’Arsouille au cimetière du Montparnasse. C’est pétillant et triste. On accompagne un parcours que l’on peut voir de nos yeux vus sans interférence aucune et je pense à la bienveillante (mais en partie imaginaire) relecture de Joann Sfar. Une vie se déroule argumentée par des photographies, des croquis, des plans 2 D, comme un logiciel papier pour suivre pas à pas, arrondissement par arrondissement, amours mortes et poisons violents, caresses et blessures.


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    Dériveur rétrospectif, j’ai souvent péleriné rue de Verneuil, regrettant de n’avoir pas osé actionner la sonnette du 5 bis. J’aurais voulu connaître la bibliothèque aperçue par Marie-Dominique Lelièvre (lire Gainsbourg sans filtre, chapitre 10, Flammarion, 2008) et toucher des yeux la maison imprégnée de réminiscences littéraires : Contes de Grimm, vieux papiers de Mallarmé, Benjamin Constant, Stendhal, Plancy, Nodier, Hoffmann, ces éditions de Charles Dickens qui me fit entrer en littérature. Au lieu de cela, je suis resté sur le seuil et c’est sur le seuil que je contemple souvent les photographies de Samuel Veis, celles du graffiti spontané qui ornent le mur comme un manteau. Connaissez-vous Le mur de Gainsbourg (EST, Samuel Tastet Éditeur, 2009) ?


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    Aude Turpault a passé le seuil. Elle avait 13 ans. C’était en décembre1986. L’adolescente n’avait pour vade-mecum que sa passion et sans doute un peu plus, la recherche d’un père, l’architecte des abîmes, celui qui fonde une foi dès lors que l’art est le recours. Avec une copine, elle tente le passage de la douane. Elle tremble. La porte s’ouvre. Les deux filles sont admises à la pédagogie des fantômes du souvenir, au luxe qui éclabousse, à des fastes d’effondrement. Ce sont les cinq dernières années d’une vie qui s’anesthésie dans le grand shaker du néant. Aude Turpault est le témoin d’une déréliction. Elle n’argumente pas. Elle décrit, comme une épiphanie, des jours tendres, le naufrage et la bonté, la dérive d’un homme-enfant pris à la gorge par la défaite de l’art. Un petit livre immense qui serait comme une réponse aux Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke. Guy Darol

     

    LE PARIS DE GAINSBOURG, Ersin Leibowitch et Dominique Loriou, Éditions Jacob-Duvernet, 144 p., 14,90 €

    LE MUR DE GAINSBOURG, Samuel Veis, EST-Samuel Tastet Éditeur, 80 p., 20 €

    5 BIS, Aude Turpault, Éditions Autour du Livre, 175 p., 15 €

     

     

  • LIRE LA MUSIQUE 12

    Entre 2009 et 2012, Lire la musique, ma chronique (transverse) fut publiée dans Le Magazine des Livres aujourd'hui disparu. En voici le feuilleton complet.


     

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    HOMMAGE AU PRINCE

     

    Que savons-nous de Prince hormis ce que le maître du funk global nous donne à voir et à entendre depuis 1978, année de la parution de For You ? Les confessions sont minces et la perspective d’une autobiographie n’est pas à l’ordre du jour. Au secours de notre curiosité, deux fans viennent de publier le vade-mecum idéal, nourri de faits, de réflexions et d’enthousiasme. Un dictionnaire gros de plus de deux cents entrées, encadré d’une préface de Nile Rodgers (guitariste du groupe Chic, producteur de David Bowie et de Madonna, entre bien d’autres) et d’une postface de George Clinton, icône du funk.

     

    Christophe Geudin et Frédéric Goaty sont deux funkateers accentués d’une culture sans barbelés dans les domaines du rock et du jazz. Ce sont des prosélytes parfaits, amoureux de ce dont ils parlent et équipés de plumes alertes. Ils savent ce qu’écrire veut dire et leur dictionnaire est une leçon de respect pour les lecteurs qui ne viennent pas qu’à la pêche d’une bonne anecdote sur le bon Prince. Ce livre n’est pas la célébration aveuglée (hagiographique, ne dit-on pas ?) d’un héros musical multi-instrumentiste ayant vendu cent millions d’albums en trente ans. Nos funkateers auraient pu aisément broder le tapis rouge qu’on déroule au pied des marches de Paisley Park, « le Xanadu princier ». Trop niais. Au lieu de céder aux encens, ils questionnent. Ils interrogent les zones floues : religion, politique, communication. « C’est fou ce que cet homme a l’air seul », écrivent-ils.

     

    Ils mettent en évidence le don total (Prince est un « performer sans égal et sans rival ») hérité du jazz. Le jazz est la référence originelle du kid de Minneapolis. Son père était pianiste de jazz. Prince avoue une dilection pour Miles Davis, Duke Ellington, ces paradigmes du potlatch. Christophe Geudin et Frédéric Goaty à l’affût de la moindre confidence sont surtout des exégètes sonores, le premier fut rédacteur en chef de Recording Musicien, le second est directeur de la publication de Jazz Magazine. Ils ont ainsi connecté tous les liens qui unissent Prince à Carlos Santana, James Brown, Sly Stone, Jimi Hendrix et Joni Mitchell.

     

    On sait désormais que Prince, lorsqu’il est parisien (mais ne le deviendra-t-il pas un jour vraiment ?) fréquente la Maison du Chocolat sise rue François Premier et qu’il compte dans ses bagages Frédéric Yonnet, surnommé le « Jimi Hendrix de l’harmonica » par l’humoriste quatre étoiles David Chapelle, petit-fils de Jacques Yonnet (auteur de Rue des Maléfices, Chronique secrète d’une ville, éditions Phébus, avec photographies de Robert Doisneau), ce flâneur des deux rives que je juche au sommet de la Tour Eiffel des piétons de Paris avec Léon-Paul Fargue, André Hardellet , Alexandre Arnoux et Clément Lépidis. On sait et l’on apprend en écoutant 20 Ten, l’album que l’on a eu la bonne idée d’acheter cet été dans une Maison de la Presse avec une livraison de Courrier International, que l’empereur de l’after-show resurgira assurément dans un club, peut-être un palais (où et quand ne sont pas au programme), et que ce sera la fête.

     

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    Christophe Geudin, quand il ne s’occupe pas de Prince, collectionne les rockumentaires, néologisme inventé par Rob Steiner dans son film pochade, This Is Spinal Tap. Contraction de rock et de documentaire, ce mot désigne plusieurs centaines d’ouvrages filmés et diffusés au cinéma, à la télévision, souvent commercialisés au format DVD. Voici une sélection de ce qui est le meilleur dans la région du rock : biographies, concerts filmés, documentaires à caractère filmé. Une perche pour mieux atteindre les œuvres de Don Allan Pennebaker (Don’t Look Back, Ziggy Stardust and The Spiders From Mars), Jonathan Demme (Stop Making Sense), Martin Scorsese (The Last Waltz) ou découvrir ces formidables outsiders que sont Roky Erickson et Daniel Johnston. Le Dictionnaire essentiel du documentaire rock est un catalogue nécessaire pour toucher le cœur de ce qui nous fait battre le cœur et finalement entrer dans le détail d’une vie, non pas celle que la caméra capte, mais celle de celui qui tient l’objectif et est capable, comme Tony Palmer, de rendre hommage successivement à Benjamin Britten, Peter Sellers ou encore Frank Zappa. Guy Darol

     

    PRINCE, LE DICTIONNAIRE, Christophe Geudin et Frédéric Goaty, Le Castor Astral éditeur, collection Castor music, 334 p., 24 €

    DICTIONNAIRE ESSENTIEL DU DOCUMENTAIRE ROCK, 100                     « ROCKUMENTAIRES » INDISPENSABLES, Christophe Geudin, Éditions Autour du Livre, collection Les Cahiers du Rock, 176 p., 14 €

     

     


  • LIRE LA MUSIQUE 11

    Entre 2009 et 2012, Lire la musique, ma chronique (transverse) fut publiée dans Le Magazine des Livres aujourd'hui disparu. En voici le feuilleton complet.


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    TOUJOURS PUNK

     

    C’est toujours vers Greil Marcus qu’il convient de se tourner lorsqu’on interroge l’histoire du mouvement punk. Lipstick Traces (Éditions Allia, 1998) est ce grand livre dans lequel il est montré que l’aventure des Sex Pistols s’origine chez les gnostiques.  Ils affirmaient que le monde est vicié parce que créé par un Dieu pervers. Faut-il rappeler que ces profanateurs du dogme ont connu l’Enfer. Des bûchers collectifs léguèrent au Saint-Esprit le corps des hérétiques. Sans doute est-ce l’une des bonnes raisons qui explique la mauvaise humeur des toujours punks lorsqu’ils eurent vent qu’une exposition à la villa Médicis (où fut interné naguère le dangereux Galilée) proposait, sous vitrine, jusqu’au 20 mars 2011, des vestiges aussi séditieux que les T-shirts griffés Malcolm Mc Laren et Vivienne Westwood. Cela sentait l’hérésie un peu comme Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps, l’hommage rendu à l’Internationale Situationniste en 1989 par le Centre Georges Pompidou, suscita l’ire des révoltés toujours nerveux, forcément. Il y a des feux inextinguibles. Greil Marcus, dans son grand livre, dessine une flèche du temps punk sur laquelle il place gagnant les gnostiques, l’anabaptisme de Jean de Leyde, dada et les situationnistes.

     

    Dans Post-punk, no wave indus & noise, le formidable érudit Philippe Robert ne manque pas de jeter à travers le temps les passerelles qui relient les Sex Pistols à dada et à la politique. Il confirme ce que Greil Marcus avait vu. Punk et dada, c’est le même bruit. C’est la même fureur. Seulement, il précise l’importance d’un gamelan à suivre : Francesco Balilla Pratella, auteur du Manifeste des musiciens futuristes, publié en 1911, inconnu des éditeurs en langue française. Un coup de tonnerre puisque Luigi Russolo lui dédie L’Art des bruits (L’arte dei Rumori), le grand acte du bruitisme sorti deux ans après que Pratella eut lâché son vacarme. Philippe Robert ne revient pas sur les premiers pas de bébé punk. Il nous le montre grandi, affranchi, libéré d’un passé fulminant où brillent d’un noir vif Clash, Damned, Stranglers, Buzzcocks, Blondie, Television, ces noms aujourd’hui bibliques. Philippe Robert expose une autre trajectoire, celle qui vient de l’après-punk déconstructeur cherchant noise aux conformismes, toujours devant pour faire table rase et ce « brouhaha éternel » appelé par Kierkegaard, une émeute dans laquelle on retrouve Throbbing Gristle, Merzbow, Psychic TV, Sonic Youth, Catalogue, Kas Product, Glenn Branca, Tuxedomoon, Joy Division, The Flying Lizards, Devo, The Red Crayola … Il faut bien abréger la liste. Philippe Robert à qui l’on doit (et je dis bien à qui l’on doit) une floraison d’ouvrages essentiels sur le rock et la pop hors des limites géométrisées par le marketing nous apporte dans ce recueil de choix ses lumières, celles d’un spéléonaute de l’undergound. Car il n’y a que l’underground. Le mainstream n’intéresse personne.


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    Le mainstream n’intéresse personne et c’est pourquoi on ne voit rien venant de l’Est. Le punk médiatisé UK obombre les révoltes réelles, pour ne pas dire logiques selon le mot d’Arthur Rimbaud. Car tandis que le monde bouge, les yeux se fixent toujours sur les étiquettes de la consommation. À quelques lettres près, consommation devient consumation. Lisez le livre de Jürgen Teipel et vous verrez comment le punk à certains endroits du monde fut sérieusement connecté à la révolution. Lisez ce livre et vérifiez. Le punk est l’ennemi juré des hippies, ces remuants apparents mais adorateurs de l’ordre US. Ils n’ont rien fait que titiller. Jürgen Teipel a enquêté et il ressort que le mouvement punk coïncide avec  Elf uhr nachts (Pierrot le fou), Godard Belmondo associés, poing dans le poing. Blitzkrieg Pop et troublemakers ont sévèrement à voir avec l’anti-pacifisme, soit l’idée reçue dans les années 1970 à la suite de quelques messages envoyés sous la doctrine du hippiedom ou hippie dogme. Guy Darol

     

    LIPSTRICK TRACES, Greil Marcus, Folio Gallimard, 602 p., 13 €

    POST-PUNK, NO WAVE INDUS & NOISE, Philippe Robert, Éditions Le Mot et le Reste, 300 p., 20 €

    DILAPIDE TA JEUNESSE, UN ROMAN-DOCUMENTAIRE SUR LE PUNK ET LA NEW WAVE ALLEMANDS, Jürgen Teipel, Éditions Allia, 432 p., 25 €