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politique

  • ENTRETIEN AVEC JEAN BAUDRILLARD ❘ MAI 1977

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    Auteur feu de salve de La société de consommation (1970) puis de La consommation des signes (1976), Jean Baudrillard fut le créateur de la revue foutripétante Utopie. Satrape du Collège de Pataphysique depuis 2001, Jean Baudrillard continua par ses ouvrages et ses articles à penser boutefeu, par-delà la mêlée.
    Ne dit-on pas que ses théories, à partir de
    Simulacres et simulation (1981) ont influencé les réalisateurs de la trilogie Matrix ?
    Cet entretien, emmené par Lionel Ehrhard, Bernard Neau, François et Thérèse Richard, est paru dans le n°
    5/6 de la revue Dérive portant pour titre La question du pouvoir. Il s’est déroulé en octobre 1976, peu avant la publication de La volonté de savoir de Michel Foucault.

    BN : Une question pour commencer, manière de donner le la.Tu dis quelque part : « Il n’y a plus de pouvoir, lui aussi est déliquescent. » Dans l’idée classique d’une prise de pouvoir, c’est-à-dire de mainmise sur des appareils institutionnels et rouages publics/spectaculaires (parlementarisme, ministères, média…), que penser des diverses « stratégies » de pouvoir des communistes ? Est-ce qu’ils y croient vraiment aux représentations du « pouvoir » ? Ou est-ce que d’après toi, ils ne fonctionnent pas un peu là-dessus ?
    JB : Tu sais, je crois qu’ils n’en veulent pas du pouvoir. Ils en ont la hantise, du moins au niveau des partis qui ont une réelle possibilité de la prendre, comme l’italien ou le français par exemple. Au temps de Staline, ils étaient sûrement avides de pouvoir, en tout cas du bureaucratique, plus que du politique au sens classique du terme. Or, depuis leur déstalinisation spectaculaire et tardive, le ressort politique chez eux s’est brisé en ce que, lorsqu’ils s’essayèrent à devenir autonomes (stratégie d’eurocommunisme, etc…), comme par hasard, ils ont soigneusement éludé la question, et ça ne peut pas être accidentel. Pas accidentel, assurément la position du PCF lors des événements de 68, ou celle plus récente du PCI en Italie. Il faudrait se demander pourquoi ils ont perdu ce ressort politique. En fait, tout le monde l’a un peu perdu. Le pouvoir, après tout, on ne sait plus très bien où il est. En tout cas, c’est une question à creuser, d’une extrême importance. Il faudrait se demander pourquoi communistes et marxistes en général n’en veulent plus du pouvoir,pourquoi ce fameux ressort s’est cassé ; probablement par une espèce de déperdition totale de la volonté de puissance politique. Je crois maintenant qu’ils se disent qu’il doit bien y avoir du politique quelque part, une espèce de pouvoir… à prendre ou à laisser. Mais cette analyse est prise aussitôt à revers par l’idée qu’il n’y en a peut-être plus du pouvoir ! J’ai l’impression que leur réflexion stratégique s’inscrit toute entière dans ce paradoxe qu’ils en aient clairement conscience ou non.  Par exemple, je pense à Berlinguer qui déclarait lors des élections italiennes : « Il ne faut pas avoir peur de voir les communistes prendre le pouvoir. » Phrase étonnante. Ca peut tout vouloir dire ! Il ne faut pas avoir peur parce que si nous prenons le pouvoir cela ne changera rien au régime capitaliste, et de toute façon, nous ne nous risquerons pas à le prendre. Ou, moi Berlinguer je n’ai pas peur de le prendre. Ou bien encore tout à fait le contraire : « J’ai peur de voir les communistes prendre le pouvoir en Italie ! » On le voit, il y a toutes les raisons éventuelles pour un communiste d’avoir peur.
    BN : Est-ce qu’ils ne restent pas aussi prisonniers du mythe d’une rationalité interne au système, à savoir, d’une conception téléologique du pouvoir, du type le capitalisme aujourd’hui par son auto-développement et le jeu de ses contradictions en arrive au stade du fruit mûr à cueillir ?
    JB : Ca aussi, c’est contradictoire ! Tu ne prends pas le pouvoir parce que le Capital est en crise et que tu ne veux pas gêner sa crise. S’il faut attendre que le Capital ne soit plus en crise pour le prendre en héritage, quand prendront-ils alors le pouvoir ? Bon, il est certain qu’ils guettent la passation du pouvoir par le Capital et qu’ils ont enterré l’idée d’une prise de pouvoir par la violence révolutionnaire. En fait, ils n’en finissent pas d’attendre, d’attendre que le pouvoir leur soit conféré par une instance souveraine, en l’occurrence le Capital. Mais si tu attends que le Capital ait terminé sa crise, il n’y aura plus jamais de pouvoir à prendre car dans ce cas le Capital le garde ! D’un côté, le Capital est en crise permanente, de l’autre, qu’attendent les communistes : la fin de la crise ? Et, ils sont les premiers à dire que le développement du Capitalisme ne peut qu’amener crises sur crises. C’est d’une logique délirante !
    Regardez le livre de Gianfranco Sanguinetti (en tout cas de Censor), Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie. La thèse n’est pas fausse, en toute logique, même si finalement elle ne correspond pas à grand-chose. Le Capital refile le pouvoir gestionnaire ou politique au PC quand il sent bien qu’il ne peut plus s’en sortir. Donc, de deux choses l’une. Ou le Capital s’en sort et il ne donne pas le pouvoir aux communistes, ou, s’il ne s’en sort pas, le PC se garde bien de le prendre car il n’a aucune raison de le prendre dans ces conditions. C’est un cercle vicieux incroyable, mais qui constitue pour le PC un système de défense qui lui évite l’épreuve du pouvoir. Alors, y a-t-il vraiment pouvoir à prendre ? La question reste en suspens.
    TR : Est-ce qu’au bout de cette logique viciée il n’y aurait pas l’idée que le gestionnaire n’est pas celui qui a le pouvoir réel. Que, dans un jeu d’alternance du pouvoir, celui qui perd, et reste dans l’opposition, gagne à sa façon ?
    JB : Peut-être mais qu’a-t-il à gagner ? D’ailleurs, si tu vas par là, les communistes gèrent en Italie presque la totalité du pays. A mon avis, la gestion c’est un piège pour les ratés du politique.
    FR : Je voudrais te poser une question sur le rapport entre ce que tu appelles le code qui se placerait au-dessus des appareils de pouvoir existants, et principalement l’appareil d’Etat, et le code du Capital qui engloberait dans son fonctionnement tous les appareils de pouvoir. Comment fais-tu le lien entre la force des appareils de répression, d’exploitation, et ta théorie : le Capital comme code qui toujours dépasse ces appareils ?
    JB : Hum… Je n’ai jamais réussi à envisager ce machin. J’y vois vraiment rien du tout. J’y suis tout à fait allergique.
    BN : Il semble qu’il n’y ait à ce niveau que deux façons d’analyser la ou les questions du pouvoir, qui consistent, l’une, à dégager ce fin réseau capillaire fait de microstratégies subtiles qui travaillent davantage dans les trous et la fragmentation sociale, bref dans l’espace pas clair du « quotidien », que sur la forme concentrée, spectaculaire et phallique de ce machin omnipotent et quand même bel et bien existant : l’Etat dans la société civile. L’autre, et Henri Lefebvre par exemple y demeure encore attaché, c’est, je crois, le défaut marxiste par excellence de ne voir forme suprême de pouvoir politique que l’Etat.  Or il apparaît que Michel Foucault, travaillant dans la première hypothèse, est dix fois plus opérant, en tout cas va beaucoup plus loin, que toutes les tentatives d’analyse marxisantes de l’Etat. Car, chez ces derniers, incontestablement, il y a blocage…
    JB : Oui… Lefebvre s’est ramassé là-dessus de superbe manière. Pardi, il se braque sur une Instance extraordinaire qui aurait une centralité, une possibilité de distribution rationnelle et organisée des pouvoirs…
    FR : … Mais toi, est-ce que tu ne fais pas de la notion de code un objectif central qui serait un peu l’équivalent de l’Etat dans la théorie marxiste ?
    JB : Non. Ce code-là emporte le reste. Il ne permet justement pas de repérer UNE instance et il est, dans son évolution, destructeur de toutes les instances. Le Capital, appelons-le comme ça, n’est pas lié à des instances repérables. Il n’est pas donné de toute éternité, tel qu’en lui-même, n’est-ce pas, il ne pourrait changer. Ila pu avoir sa phase, disons axiomatique, centralisée, concurrentielle…, avec une régulation étatique, mais ça, ce n’est pas sa véritable définition. C’est beaucoup plus une machinerie qui n’a pas de principes, d’axiomes et de finalités, et qui est aujourd’hui en train véritablement de se déployer comme telle. Cette machinerie passe par-dessus toutes les institutions, les prend en écharpe ou les déborde largement, y compris et en particulier celle de l’Etat. Elle peut se permettre de démembrer s’il le faut, de décentraliser s’il le faut, et il y a un bon moment que ça opère comme ça. On est encore en retard d’une révolution là-dessus…
    FR : En fait, ça voudrait dire que cette notion flottante et envahissante de pouvoir est plus pernicieuse en ses effets que celle plus restrictive et repérable d’Etat ?
    JB : Là, on en arrive à Foucault. Chez Foucault, il n’y a plus de pouvoir, dans le sens d’une analyse classique du problème. Il ne cherche plus ni causalité ni finalité. Sur ce point, il a dépassé l’analyse marxiste et toutes celles qui l’ont précédées. Incontestablement, il rompt avec une continuité d’analyse essentiellement liée à un déterminisme historique qui était peut-être vraie avant mais qui n’a plus guère de prise aujourd’hui. Par contre, il trouve le pouvoir interstitiel, moléculaire, diffracté mais il appelle encore ça du pouvoir, et le terme de pouvoir est encore là, toujours central.
    BN : Est-ce que ce n’est pas chez lui un terme trop générique, une entité fourre-tout et pleine, explicative de toutes les formes répressives ? Est-ce que ce n’est pas le « chapeau » ultime qui recouvrirait toutes les logiques de domination,  pas un concept mais une métaphore ouverte, un point de cristallisation tangible de toutes les forces « mauvaises », éclatées et éparpillées dans les diverses institutions ?
    JB : En effet, peut-on encore appeler pouvoir quelque chose qui est diffracté à ce point ? On peut dire que la notion de pouvoir est la dernière fable qui se raconte chez Foucault. C’est un terme qui reste transcendant à son champ d’analyse, il reste malgré tout une structure fondamentale. Et cette structure, elle a beau être micro, ça veut toujours dire qu’il y a des manipulés et des manipulants, des dominés et des dominants, etc. La structure du pouvoir comme définition demeure belle et bien. Simplement elle est passée dans un pointillé extraordinaire au lieu d’être centralisée quelque part. Il y a certainement là un progrès de l’analyse marxiste, mais l’analyse au sens radical du terme, c’est-à-dire analyser, dissoudre le concept de pouvoir, n’est pas faite chez Foucault. Le concept de pouvoir n’est pas soumis à la même généalogie que tout le reste. C’est la dernière parade, mais qui reproduit quand même la structure, ou la mythologie du pouvoir, même sous sa forme subtile, moléculaire. Et ici, on pourrait faire à Deleuze ou Lyotard le même procès sur le plan du Désir. L’idéologie-désir qui prend ses attaches dans la psychanalyse sous une forme cadrée, massive, même si elle en est dérivée, mûrit dans l’antipsychanalyse deleuzienne sous forme de désir diffracté, schizé, nomade, en ballade… Le désir reste toujours une acception pleine. Et le pouvoir, chez Foucault, c’est la même opération. Ce qui était analysé, massif, axial chez les autres, devient complètement disséminé, éclaté,mais reste tout de même cette conception structurelle du pouvoir ! Bon, c’est vrai qu’il est pulvérisé le pouvoir mais, à mon avis, Foucault ne mesure pas ce qu’il peut y avoir, pas seulement de pulvérisé,mais encore de pulvérulent, de foutu. Ou il n’y a plus, ou il se passe quelque chose entre la mort et le pouvoir qu’il ne peut plus alors analyser en ces termes.
    FR : Ce dépassement du pouvoir dans la mort, ne peut-on dire que c’est l’utopie du pouvoir qui se représente son au-delà ? Actuellement, la notion de crise représenterait peut-être l’au-delà du pouvoir, sa dissolution complète, voire la disparition de la notion de pouvoir qui, pourtant, subsisterait réellement dans des appareils concrets ?
    JB : Tu en reviens alors à un complot du pouvoir, une stratégie de pouvoir. Même si c’est une stratégie conscience, c’est encore une tactique généralisée.
    BN : Restons sur Foucault. Je me demande s’il n’y a pas chez lui, à travers son travail généalogique, une sorte de code magique du pouvoir qui serait repérable dans l’inscription des corps. Est-ce que ce pouvoir ne serait pas, en dernier ressort, quelque chose comme une chose-en-soi, un non-catégorisable qui se laisserait repérer dans la trame des discours (travail de l’archiviste) mais qui se situerait en fait tout à fait ailleurs. Peut-être effectivement sur le front des luttes… Ou alors, est-ce que le pouvoir n’aurait pas sa petite herméneutique singulière. Je veux dire qu’il ne se laisserait lire, ne se donnerait à déchiffrer qu’au scrutateur philosophe/professeur, et cela, davantage dans les documents que dans les corps eux-mêmes. Bref, pour décrypter ce qui peut se passer réellement sur ou à travers les corps, il faut aller y voir, dans les couches sédimentaires du discours accumulé par l’Histoire, dans les bibliothèques plus peut-être que dans les prisons ou dans les alcôves. Là, pour moi, il y a quelque chose qui cloche…
    JB : Peut-être… En tout cas, chez Foucault, on n’est jamais très loin d’une instance déterminante, il n’y a pas de pièges puisqu’on vient de voir qu’il ne pose pas la question de l’origine ni de la finalité du pouvoir. Mais le Pouvoir est là, toujours en tant que structure donnée. On se demande : qu’est-ce qu’il fait encore là, ce truc ? Bon, cette structure, on ne peut pas la prendre à revers puisqu’elle a été centralisée, puis diffractée. Et puis, demeure toujours l’idée que ce Pouvoir devrait quand même disparaître. Je dirais que ça fait partie de la connotation même de Pouvoir. Toutefois, il n’y a rien chez Foucault qui te permette de penser à une quelconque réversion du Pouvoir. Cette structure reste et elle ne peut que rester structurelle. De même, si tu veux, chez Deleuze il reste le Désir comme idée-force. Ca se pose en termes d’intensité et d’énergétique. Foucault , lui, fait au moins l’économie du Désir. Il n’en a pas besoin mais, encore une fois, le Pouvoir persiste comme secteur structurel.
    BN : Chez des gens comme Deleuze et Lyotard, dont les stratégies de discours (on n’en sort pas du discours et des stratégies !) me semblent pourtant assez différer, le pouvoir ne serait-il pas le grand fantôme qui leur court après ? Ceci étant repérable, peut-être, au niveau de mythes spectaculaires lancés à grands coups de cymbales sur le marché des idées du genre nomadisme, dérive, schyze généralisée, etc, etc. Pourquoi ces théories points de fuite ? N’auraient-ils pas en commun, finalement, une certaine hantise de la récupération ?
    JB : Oui… Enfin, je ne sais pas. On peut admettre qu’ils sont récupérés à partir du moment où ils font l’hypothèse du Pouvoir ou du Désir. Ce dont je suis sûr, en tout cas, c’est que Foucault échappe à la récupération ; il se taille une tranche là où il n’y a ni en-deça ni au-delà. Il dit simplement : moi, je décris un fonctionnement. Et, en un sens, même si on peut discuter, les exemples qu’il se donne et qui semble assurer la validité de ses analyses, ce qu’il dit est incontestable. Enfin, maintenant, la généalogie, c’est malgré tout une analyse… de plain-pied. Oui, il y a quand même un petit relent de résolution qui traîne, mais enfin, s’il décrit les micro-mécanismes du pouvoir, c’est pour signaler que c’est à ce niveau qu’il faudra intervenir politiquement. Maintenant, savoir s’il y a rapport effectif du travail aux luttes concrètes, ça, je n’en sais rien. Il pense qu’il y a cohérence. Peut-être.
    FR : Quand tu décris certains mouvements, sur les signes, les sujets, le refus du travail qui seraient la réversion du pouvoir dans Le miroir de la production…
    JB : … Je n’y crois plus. pour moi, j’avoue que ça se ballade un peu…
    LE : … Mais est-ce que poser en non-pouvoir, ce n’est pas une attitude de pouvoir ? J’aurais tendance à le croire. Il serait intéressant dans cette optique de diffraction du pouvoir d’analyser tous les impouvoirs ou prétendus tels qui, de fait, pourraient bien être des « accidents » de pouvoir dans tous les sens du terme.
    JB : Si tu fais là encore référence à Foucault, je te dirais qu’il pose la lutte contre le pouvoir au niveau du corps, de la surveillance, de la discipline, etc… Chez lui, on résiste de front à un quadrillage. La question du « non-pouvoir », ça c’est autre chose. Il ne se la pose pas. Dans son projet, il n’y a pas de non-pouvoir, on est dedans, c’est micro, oui, mais il y a une perspective de lutte contre, en termes de rapport de forces. De sorte qu’il n’y a pas de Politique de Foucault ou, en tout cas, elle n’est pas à la mesure de son analyse. Mais qu’est-ce que « l’impouvoir » maintenant. Ce truc-là, on en entend parler, l’impouvoir ?...
    LE : … ( ! )
    FR : Mais quand tu parles de la critique radicale ou de l’échange symbolique, on a l’impression que c’est un lieu en-deça ou au-delà de la problématique du pouvoir ?
    JB : Si j’avais une opinion là-dessus, elle serait en opposition à Foucault – tout en se référant à son gigantesque projet. Selon moi, du pouvoir, il n’y en a pas. Que serait de l’impouvoir qui s’opposerait à du pouvoir ? Là où il y a structure de pouvoir, réversiblement et dans lemême instant, elle se détruit elle-même. Toute accumulation est reprise aussitôt par une désaccumulation, toute structure de pouvoir est minée d’emblée. Au fond, toute structure cherche sa propre mort, y compris celle du pouvoir. Partout, et pas seulement dans des groupes particuliers, des minorités. Autrement dit, le pouvoir n’est jamais une structure unilatérale, comme ce qui peut se dégager encore de chez Foucault. Le pouvoir, ça s’échange. Il parcourt un cycle où il peut se réversibiliser, c’est-à-dire passer par tout un dispositif incroyable et un processus complexe de séduction qui fait qu’il n’y a pas, en fait, de dominés d’un côté, de dominants de l’autre. Un peu comme la victime et son bourreau. Il y a toujours une circularitéde pouvoir qui s’échange. Et ça n’existe que comme ça. Aussi, quand il n’y a plus de circularité minimum, on ne suppose même pas le pouvoir. Et aujourd’hui, dans cette absence de circularité symbolique minimum, le pouvoir disparaît. Y’en a plus ! Le pouvoir, c’est aussi – mais dans une représentation parfaitement rationnelle en tant que structure polaire – quelque chose qui s’échange symboliquement, c’est-à-dire qui parcourt un cycle où tout le monde est pris et où la séduction est beaucoup plus puissante que les rapports de force.
    BN : C’est certainement en cela que tu dis que « le symbolique va toujours au-delà du politique. »
    JB : Au fond, le pouvoir n’est jamais là comme structure, telle qu’on puisse le décrire, il n’est pas repérable dans des personnes ou des groupes ni même dans des institutions.
    BN : D’après toi, la « lutte des classes » ne serait donc pas descriptible ou plus exactement, elle ne serait pas descriptible en termes de rapport de forces ?
    JB : C’est une hypothèse simplifiante qui te permet de choisir un versant du rapport de forces. Ca ne change rien d’être d’un côte ou de l’autre. « Rapport de forces », je veux bien, bon, si tu veux, bien sûr il y en a mais s’il faut se substituer à l’Autre, vouloir l’Autre versant, s’il y a conquête d’un camp par l’autre, non, ça ne fonctionne pas comme ça. C’est oublier qu’il y a toujours réversion quelque part. A partir de là, il ne peut y avoir que des effets de pouvoir.
    FR : n ne peut alors parler de refoulement du symbolique. Les rapports de forces et les appareils d’Etat seraient refoulement de la circulation du pouvoir au niveau symbolique ?
    JB : Il peut y avoir effet de pouvoir à partir du moment où l’on envisage une interruption de cette circularité. Tout ne peut n’être que réversible, recherche du cycle de sa propre mort, abolition de soi dans le cycle. Le symbolique, pour moi, c’est ça en définitive. Si tu choisis une position simplifiante qui te permet de te camper d’une part, en renvoyant tout le reste de l’autre, ça n’exclut en rien le processus de réversibilité. De fait, toute rationalité unilatérale est condamnée d’avance.
    BN : Il y aurait donc, à t’en croire, opacité totale de notre univers symbolique ?
    JB : Oui. Tout concourt à l’occulter.
    FR : Est-ce qu’on ne pourrait pas dire que la production serait une « stase » et que la circulation du pouvoir, se rompant, produirait cette « stase », bien compacte ?
    JB : On fait toujours du pouvoir quelque chose d’irréversible ! En principe, il est immortel (comme la production) ; il est structurel, monolithique, il se reproduit, il s’accumule… On ne manque jamais de relier l’irréversible au pouvoir : la production, la croissance, etc. Mais injecte la moindre dose de réversibilité dans toutes nos institutions et tout devient intenable.
    FR : C’est le travail mort qui s’érige sur le travail vivant. De fait, la critique se situerait du côté du travail vivant qui sans arrêt est dévoré par le travail mort. Chez Marx, il y a une coupure radicale entre les deux.
    JB : Mais n’y a-t-il pas de techniques efficaces de stase, comme tu dis ? L’interruption du truc, est-ce qu’à un moment donné, la production, la valeur, ou le pouvoir, n’arrive pas à bloquer la machine à produire de l’irréversible ? Ils n’y réussissent jamais qu’apparemment. Si tu prends l’accumulation économique, il y a du spectaculaire, du quantifiable, par conséquent, depuis quelques années, c’est indéniable, on assiste à un processus d’accumulation et donc, en apparence, à un processus irréversible. Mais y a-t-il eu vraiment succès d’un processus d’interruption de la réversibilité et un démarrage irréversible dans une direction quelconque ? Auquel cas, nous sommes dans un système délirant. Ou bien peut-on décrire des phénomènes d’accumulation économique, un leurre efficace, certes, et sur lequel ça travaille, ça fonctionne… On peut hésiter entre ces deux hypothèses. En tout cas, je vois ça comme insoluble. Bien sûr, tout dépend du parti pris d’analyse mais si l’on opte pour l’analyse radicale de toute symbolique, il n’y a pas d’accumulation mais bien un simulacre. Aussi, si tu crois à une déperdition irréversible du symbolique, tu admets alors un système qui a réussi à fonder son pouvoir là-dessus et, de toute manière, on constate aujourd’hui qu’ayant cru fonder du pouvoir, en fait, cette accumulation se retourne contre elle-même. Alors on en revient au même point, c’est seulement l’hypothèse qui a changé.
    FR : Est-ce qu’on ne peut pas dire que toute accumulation de valeur et de pouvoir ne se fait finalement que pour l’activité d’inscription, de comptabilité ? Il y aurait un axiome, un code qui appellerait la production, l’accumulation, toute exhibition de pouvoir par rapport à un code déjà déterminé, qui porterait une sorte de regard sur toute l’activité ; ou bien, cette activité comptable, obsessionnelle de la société ne serait-elle pas, en partie, une rationalisation a posteriori d’un mouvement d’accumulation du pouvoir en tant que tel, comme chez Foucault ? De la force qui s’accumule, qui fait pouvoir, se sépare et qui, après coup, tiendrait un discours identifiable à celui de l’activité comptable, de la valeur, de la croissance ?
    JB : Comment te répondre ? Ca reviendrait à chercher une origine du pouvoir, à supposer un moment où il n’y en avait pas, ou moins, ou plus ? Chez Deleuze également on sent bien la recherche d’une origine du pouvoir : l’idée du Désir par une espèce de torsion du pouvoir.
    BN : Surtout quand on soupçonne, chez lui et quelques autres, en gros, qu’il faut éviter tout repérage dans l’ordre des valeurs. D’où, la dérivite, le nomadisme… Puisqu’ils partent tous d’une volonté de non-repérage, c’est qu’ils présupposent d’une façon obligée une origination de ces valeurs, un point d’ancrage au commencement. On peut se demnader s’il n’y aura pas, toujours, repérage fatal des valeurs…
    FR : A la limite, c’est le concept de société qui est en cause, comme si la société avait besoin, pour se représenter, d’un mythe fondateur de la prise du pouvoir (par une ethnie pseudo-originelle ou tout ce qu’on voudra) sans lequel on ne pourrait plus donner légitimité à un type de société, à une culture, à une civilisation…
    JB : Parlons-en de la notion de société ! Le social, c’est du résiduel. Mais tout peut l’être et aboutir à une socialisation totale. En fait, y compris les sociétés dites primitives qui ne sont, à la fois, ni des sociétés ni bien sûr primitives. Le social, c’est vraiment une instance qui se développe comme un chancre mou, ça indique déjà une pétrification. Alors si tu es dans un échangé réversible, continu, il n’y a plus cette « prise » du social.
    FR : Ce résidu fantasme la notion de pouvoir et, à partir de là, essaie de s’instituer comme pouvoir réel…
    JB : C’est là où prend le pouvoir… Dans certaines sociétés, quand un nombre d’individus d’un même groupe échappaient à l’échange symbolique, ils devenaient résiduels et disponibles pour une manipulation du social. Ainsi étaient-ils liquidés par le fait que surgissaient des espèces de prophètes qui les emmenaient se suicider ailleurs. Le résidu est exterminé au fur et à mesure puis à un moment donné, il ne l’est plus. Advient alors une possibilité de cristallisation d’un pouvoir, d’un chef. Aujourd’hui, le social est là, un peu comme le langage chez Lacan : c’est une structure avec laquelle tu as d’avance partie liée, comme s’il n’y avait plus aucune alternative possible.
    BN : Est-ce que le résiduel ne s’expliquerait pas d’abord au plan symbolique et, pour ce qui concerne nos sociétés modernes, par le fait que, comme disait Nietzsche, on est empêtré dans les rêts du langage et des valeurs, et que s’est développé un tel hypercriticisme qu’on est arrivé à une attitude de doute systématique sur chaque notion, sur chaque point de valorisation ? La valorisation n’est plus possible à partir de là. Il arrive donc un moment où tout le champ est complètement ratissé, alors il faut produire un nouveau à tout prix, un impossible nouveau, auquel on ne croit guère et que l’on sait éphémère, dérisoire. On fait comme s’il n’y avait plus de sorties possibles, hors du langage, d’un langage saturé et d’une symbolisation qui semble finalement ne jamais s’arrêter de mourir. De cette entropie vient peut-être la prolifération de ces théories et de ces philosophies « nouvelles » qui sont toutes, qu’elles le veuillent ou non, référentielles à ce fatalisme psycholinguistique qui nous gouverne… qui nous pourrit. Mais de là à dire que les valeurs sont mortes, se sont envolées ! Elles traînent et flottent et puent derrière votre dos – comme le cadavre de Dieu. Bref, on n’en sort pas de la CROYANCE mais, bien sûr, on ne la connaît que trop… Peut-être que c’est justement ICI que vient se briser toute possibilité de discours de/sur le pouvoir…
    JB : Ca, c’est encore plus grave… D’après toi, tout ce qu’on a pu raconter là, est-ce que ça renvoie à autre chose que du langage ? C’est le hic… symbolique, pour moi, une terminologie différente pour quelqu’un d’autre. Est-ce que ça n’est pas aussi un effet de langage ? Franchement, je n’en sais rien. tant mieux si c’est un modèle de simulation et si tu en joues comme tel ! Comment sortir des effets de langue même et surtout par une théorie strictement marquée ? Il ne me semble pas possible de trouver autre chose qu’un modèle de simulation, une substance plus réelle que les autres… D’où ma méfiance à l’égard de la théorie. Je ne dirais pas que je n’y crois plus, du moins je pense qu’elle doit être une hypersimulation, et il s’agit de la rendre encore plus destructive. On ne peut pas sortir de là. La théorie n’est qu’un moyen. on est branché sur quelques termes génériques : symbolique, réversibilité… En définitive, il faut essayer de passer par le moins de modèles terroristes de simulation …
    BN : Si je comprends bien, et afin de prévenir toute illusion scientifique pour ceux qui en aurait encore, l’interprétation déborderait toujours une quelconque possibilité de « vérité » de la critique ; elle serait toujours interprétation d’une simulation et la simulation elle-même, l’interprétation…
    FR : J’ajouterais ceci : est-ce qu’au-delà d’un discours « nihiliste » qui analyserait tout en termes de simulation, on ne rencontrerait pas un projet qui, à travers toute cette déconstruction de type nietzschéen serait le mouvement même du dépassement affirmatif ?
    JB : Oui, je le sens bien. C’est peut-être parce que l’on ne peut pas échapper à une référence minimale. Bien sûr qu’il y a un mouvement de ce type-là mais sans tomber dans l’illusion que le modèle que vous construisez subisse sa propre loi, qu’il soit réversible à la simulation énoncée. Ce qui est certain dans ces théories actuelles auxquelles on faisait allusion et qui sont radicales, qui vont loin, c’est qu’il y a toujours un terme qui reste terme, qui n’est jamais exterminé, qui reste là comme du plein. On l’a vu tout à l’heure à propos de Foucault et Deleuze par exemple…
    FR : Tout de même, dans L’Echange Symbolique et la Mort, quand tu parles au début de la production, tu décris la crise et le refus du travail et tu laisses apercevoir comme possible ce qu’on peut appeler la critique du salariat, voire son dépassement…
    JB : C’est une question d’amplitude aussi bien dans les mouvements dont on parle (femmes, etc…) que dans les concepts que l’on met en place dans un texte théorique. A court ou moyen terme, il y a un effet de réversion possible sur tel ou tel secteur. On le voit dans les mouvements d’anti-pouvoir, mais le système aussi a sa réversion et il t’implique dans son cycle. Ce jeu-là, il faut le reconnaître. C’est un truc tactique. Et à partir de là, on peut faire mouche sur un secteur déterminé…
    LE : Même chose pour ton analyse des rapports de forces : il y a toujours un rapport de forces dans la séduction…
    JB : … Je ne crois pas. Partout, la séduction s’oppose à la production et aux rapports de forces, c’est-à-dire que laséduction est réversible alors que la production, elle, suit une ligne irréversible où apparaissent en des termes clairs la force, les rapports de forces, etc…
    LE : La séduction est une arme comme une autre et même parfois plus efficace qu’une autre, donc doublement caractérisée…
    JB : Il y a tellement de définitions possibles de la séduction ! Disons que, dans le sens commun, la séduction passe dans l’idéologie et qu’elle est envisagée, au fond, comme un principe idéologique de camouflage des rapports de force. C’est-à-dire que le pouvoir se reproduirait à travers de la séduction. On ne peut pas, en tout cas, en donner une explication psychanalytique car elle ne fait rien de la séduction, elle l’explique en termes d’économie, d’investissement, de libido, de rapports énergétiques. A mon sens, elle est ce lieu où il serait impossible de repérer un objet et un sujet, un pôle actif et un pôle passif. C’est donc une force oui, mais qui exclut toute manipulation unilatérale.
    LE : Ton lieu imaginaire alors …
    (rires)
    JB : OK ! Prenons-là au niveau des rapports de pouvoir et ne parlons pas de la séduction de type individuelle, amoureuse (encore qu’elle se joue comme ça aussi). La séduction n’est pas seulement production de plaisir ou de désir. Là où elle passe, il y a abolition d’un pouvoir unilatéral. En ce sens, si tu veux, toute la séduction sexuelle abolit la séduction. Il s’agit alors d’accumulation, de production d’un potentiel de plaisir… ce qui n’est justement plus séduction et il faudrait reprendre les analyses conventionnelles des sociétés de type hiérarchique ou symbolique. Car chez elles, entre ceux qui apparemment tiennent le rôle de dominants ou de dominés je crois que s’inscrivent des rapports de séduction et, dans cette mesure-là, il n’est plus question de dominants et de dominés. Dans notre logique à nous, on y voit du supérieur et de l’inférieur mais en fait, ce qui se passe est différent. Dans le régime féodal, on voit le suzerain qui profiterait de l’Autre sous d’apparents rapports de protection mais je crois que c’est tout autre chose qui se joue.
    FR : Je pense à Salo ou les 120 journées de Sodome. Pasolini attribue le pouvoir à l’Etat comme étant, sous sa forme odieuse, la vérité qu’on ne peut (ou qu’on ne veut ?) pas voir en face, celle du Capital.
    JB : C’est-à-dire que, dans ce film, tu as une contre-épreuve du pouvoir entendu au sens commun. C’est peut-être pour cette raison qu’il est insupportable… Pour ma part, je l’ai vu et mal vécu, sinon comme un mauvais objet. Cela dit, c’est un film fort. Le film a plu à certains parce qu’ils pouvaient y retrouver leurs fantasmes. Dans ce film, et du fait que la situation est tout entière du même côté, il n’y a plus le minimum de réversibilité possible, à savoir que la mort des uns et des autres ne peut plus être mise en jeu puisqu’on dit aux uns vous êtes morts quoi que vous fassiez, quoi que vous disiez, quant aux autres (les quatre mecs), ils sont déjà morts. C’est cette absence totale de réversion qui est intolérable. Pour moi, on ne peut pas fantasmer sur ce film. Dans Salo, séduction et réversion sont exterminées. Et, à propos de ce film, je me suis interrogé sur l’histoire du masculin et du féminin qui est tellement liée aux questions de pouvoir. On dit, le pouvoir est exclusivement masculin et, sans se laisser piéger dans la définition du masculin et du féminin en termes de sexe réel, dans ce film, l’affirmation du pouvoir mâle est relancée. Peut-être parce qu’il est sodomite/sadien, donc non-féminin au sens organique, pourtant il va plus loin car il montre  que dans ce type de pouvoir, le féminin (qui n’a évidemment jamais trait à la femme réelle) est le seul principe de réversion du système.
    BN : Pourtant, dans Salo, l’idée maîtresse est que le plaisir ne peut s’échanger qu’entre hommes. La femme ne tient qu’un rôle annexe dans la circulation du plaisir, qui passe aussi par le logos… Simple objet de plaisir peut-être (et encore, pas dans la parole !), en tout cas, objet de mépris.
    JB : Ceci dit, il se trouve qu’il n’y a pas que les hommes qui puissent prendre du plaisir : il peut y avoir des femmes qui se substituent au masculin.
    BN : Quand même, je crois qu’il est vraiment dificile de sortir de la mâle-langue…
    LE : D’une façon générale, les femmes font l’écarté sitôt qu’on s’explique cartes en main : à la fois dé-dialectisées et « dé-dialectalisées ».
    JB : Je ne sais pas. On connaît pas mal de femmes qui peuvent prendre ce plaisir-là, à condition, tu me diras, de devenir des mecs ! Mais c’est aussi une façon de dire : il y aurait une alternative possible de le faire en restant des femmes – ce qui n’est pas vrai. Si tu prends la définition comme telle, tu ne peux avoir qu’un exercice masculin dominant et, du côté du féminin, tu ne peux avoir que la destruction de cet exercice… Le mélange de ces deux utopies n’est sans doute pas possible. Il ne peut pas y avoir de « libération de la femme » de type rationnel, organisé en clan partant en guerre contre les abus du pouvoir de l’Autre.
    LE : Si on ne voit pas, c’est vrai, les prémices d’un tel « mélange », si on ignore encore comment il se fera, qu’est-ce qui nous autorise à le dire impossible ?
    JB : La preuve, d’une certaine façon, c’est l’intolérable dans Salo pour tout mec qui va voir ce film. Et c’est justement, à mon avis, cette part de féminin que nous avons en nous qui refuse le film. A la vision de ce film, pas de différence femme/homme, dans la mesure où c’est pas quelque chose qui colle au sexe unique, unilatéral de chacun… C’est important car ça déplace les histoires de pouvoir, à savoir ce qui se dit de lui comme construit comme un sexe : phallus, signifiant, etc… Bref, tout ça encore qui se situe du même côté.
    LE : Et il semble bien que la civilisation occidentale crève de ça, en fait : de ce que son discours est étouffé par son phallus !
    JB : Oui, il est possible que ce soit là où ça s’engorge. Rires. Mais il est encore vrai que dans d’autres types de cultures (indienne, par exemple, ou dans les dispositifs japonais de relations entre les sexes durant la période dite féodale), tu n’as pas cette polarisation phallique. Vous avez vu L’Empire des sens ? Il s’oppose totalement à Salo par le fait qu’à un moment donné du film se produit un renversement complet de situation qui nous mène jusqu’à une mort non-déficitaire. Je ne sais pas si on peut en tirer une conclusion mais il se passe quelque chose qu’on ne verra jamais dans Salo et qui se produit par la femme.
    FR : dans ce film, la domination est tellement masculine qu’elle devient domination de l’idée de pouvoir ;le pouvoir devient une « idée de » purement volontariste, le rictus de la domination destructrice à l’égard de toute chose et notamment des deux sexes.
    JB : Ils n’en viendront jamais à bout, on le sait bien, c’est vieux comme Hegel, au moins… Ils ne pourront que les faire crever ces vieux schémas de domination. Mais tu as raison, c’est toujours dans l’idée que le pouvoir peut s’absolutiser. Or il ne le peut pas, c’est simplement un fantasme, cette possibilité que le pouvoir absolu soit d’un seul côté. Mais c’est évidemment une idée qui fait rêver la Raison. C’est un fantasme de la Raison, ce qu’elle nous propose comme idée de Pouvoir, unilatéral, immortel, accumulatif…
    LE : Dans une certaine mesure, nous et le pouvoir absolu, ça fonctionne un peu comme une religion.
    JB : C’est-à-dire Dieu ?
    LE : Je me le demande… Quoi qu’il en soit, c’est la même transcendance condamnée à l’a priorisme. Il y a un mouvement ascensionnel de toute façon, au sommet duquel se trouverait quelque chose de mythique. Pour moi, c’est un processus analogue, même si je force un peu. Ceci dit, qui touche à la Raison de trop près y décèle de la religiosité, je crois.
    JB : Seulement Dieu comme être absolu, c’est finalement assez récent dans nos civilisations.
    LE : Très souvent la Raison s’arrogeant la scientificité devient l’alibi à certaines formes de religiosité. La Raison aussi est un mobile. Il suffit de se retourner pour y trouver de la croyance.
    JB : Est-ce que le pouvoir, c’est vraiment la forme rationalisante, matérialisante, absolutiste de quelque chose ? Je pencherai plutôt à dire qu’un pouvoir politique a circulé avec un minimum d’échange symbolique, mais aujourd’hui ça tendrait à disparaître.
    TR : La notion même de pouvoir ne serait-elle pas intervenue au moment où on a commencé à croire au progrès ?
    JB : On peut dire qu’il y a « progrès » là où il y a en effet possibilité d’une accumulation primitive. Mais où ça commence ? Maintenant rentre en jeu la croyance en un progrès fondamental, la possibilité d’un dépassement au bout d’une chaîne historique. On peut faire l’hypothèse qu’il y a eu du progrès, du pouvoir, mais quelles en seraient les conditions précises d’apparition ? En faisant une « préhistoire » du pouvoir, on voit qu’il n’y en eut pas vraiment, mais bien un système de parenté, des règles d’obligations… Mais il est difficile maintenant de parler de pouvoir politique au sens où nous l’entendons… On peut admettre que la société dite occidentale a mis en place tout un code dont l’acceptation actuelle du terme pouvoir pourrait rendre compte mais cela pour une période qui aura duré relativement peu de temps puisqu’on est déjà dans une phase où cet âge d’or du politique est révolu. Donc on ne peut faire une généalogie progressive du pouvoir et dire que ça a existé mais que ça n’existe plus, et ne pas faire au contraire de ce qu’on tente généralement, à savoir une ontologie du politique.
    BN : On m’y voit revenir. Je ressasserai encore ceci : que les gens sont piégés du fait que la langue crée des invariantes, des valeurs molles. C’est assez marrant de voir cette inflation théorique de l’Occident, cet hyperthéorisme qui fait qu’à partir d’un modèle préétabli ayant force de Loi, on va se déterminer contre ou en dérive, en faisant le commentaire du commentaire du commentaire du commentaire… Il y a une vérité fondamentale du Verbe que l’on affirme ou que l’on déconstruit par une posture critique ou encore à laquelle on se refuse radicalement (nihilisme fonctionnant toujours comme théologie négative)… Et cette civilisation, d’un Logos initial dans lequel viendrait s’inscrire le code de tous les pouvoirs possibles, c’est probablement la seule définition possible de l’Occident. Car elle est bien la seule dont les discours de pouvoir fonctionnent essentiellement sur cette volonté motrice de vérité plus que de savoir à proprement parler. Volonté de vérité du discours du sexe, de ceux de l’économie politique, du droit, de l’art… Et sur ce point, la gnoséologie marxiste qui s’arroge le droit à « l’universalité » est encore étroitement marquée par cette machinerie métaphysique d’un Logos souverainement vrai et absolu. L’attitude superstitieuse de cette civilisation (qui présuppose à la base une ontologie fondamentale du politique) est ce qui fait qu’elle (re)connaît que tout est dans le langage et que le langage est Tout, mais en affirmant toutefois en une ultime redondance que, non décidément, les enjeux sont ailleurs, que toute se joue et se résoud dans du « hors-langue »…
    FR :… Il y a un texte dans Utopie qui dit que si l’on va jusqu’au bout de l’analyse, ce qu’il faut prendre au pied de la lettre, ce sont les miroitements de surface, la totalité du spectacle. Le simulacre est à prendre absolument au sérieux. Je pense aux mises en scènes que nous montent Giscard, Chirac et consorts, et à toutes ces histoires de crises au sein de l’appareil d’Etat. Est-ce que cette mise en scène ne serait pas pour masquer un pouvoir-force ou, au contraire, ne faut-il pas voir qu’il n’y a, en fait, que des mises en scènes ?
    JB : La définition du simulacre, c’est pareil, il ne faut pas l’absolutiser. C’est une notion qui peut prendre un sens à un moment donné. Par exemple, le cinéma est envahi par l’Histoire sous le mode d’une résurrection nostalgique. Même s’il y a une néo-figuration historique, elle demeure encore simulacre dans le sens où l’Histoire est ce qui est perdu en tant que référentiel et il faut combler ce trou par une évocation tous azimuts de tous les référentiels possibles, qu’ils soient fascistes ou révolutionnaires. Tout est bon pour cacher cette fin de l’Histoire. Ce qui existe aujourd’hui dans le Politique est dépassé. Le Politique réel, s’il a eu lieu, serait un jeu contradictoire de la représentation. La tendance va vers une simulation généralisée. Alors, ou on fait une Pataphysique du simulacre, ou bien on suppose que le système va se réversibiliser sous forme de catastrophe. On en arrivera donc à la vision d’un système qui, à force d’avoir voulu accumuler, maximiser le Pouvoir, la valeur, etc… s’écroule sous son poids. Est-ce un fantasme ? Ou serait-ce le dernier fantasme d’une utopie révolutionnaire ?
    FR : Est-ce que ça ne renvoie pas à un pouvoir laïque ? La mort du politique, du symbolique… de l’Histoire, en définitive, nous met face à face avec des appareils de pouvoir tout à fait banals. Et les gens savent pertinemment qu’il n’y a que ça.
    JB : A ce propos, avez-vous Les Hommes du Président ? C’est un exemple extraordinaire de la pensée de gauche qui aboutit à la dénonciation du scandale… Non, Watergate ce n’est pas un scandale ! Jamais n’apparaît dans l’affaire que la vérité du Capital c’est Watergate et que ce sont les autres,les opposants, la Gauche, qui sont en train de régénérer moralement tout le truc en criant au scandale. Le capitalisme a toujours été ça. Il est bien plus intelligent que ses dénonciateurs. Les statistiques disent qu’au fond, les 2/3 des Américains ne savent pas ce qu’était le Watergate.Et pour ceux qui sont les moins politisés, ça veut dire que eux savent bien ce qu’est le régime dominant. Il ne s’agit pas de mettre Ford à la place de Nixon ou Carter à la place de Ford : la grosse masse des Américains sait bien, en réalité, qu’il n’y a pas d’alternative, du moins sur ce plan-là, et surtout pas en moralisant le Capital…
    BN : On a l’impression que la bourgeoisie, le Capital n’ont plus de conscience morale, mais que la Gauche, elle, se charge d’en avoir pour eux.
    JB : C’est clair que depuis toujours le Capital est immoral. Et, pour l’attaquer ou le comprendre, il faut être au moins aussi immoral que lui !
    TR : Ce qui a frappé les gens, ce n’est pas le scandale du Watergate, mais la puissance avec laquelle il a été dénoncé.
    JB : Oui, dans la mesure où ça faisait partie du même mythe.
    BN : Ca s’explique aussi, peut-être, par un dernier chatouillement de la conscience puritaine. Pardi, un homme qui a juré sur la Bible, qui va à l’Eglise chaque dimanche, et qui trahit en plus le fidéïsme en la loi US !
    TR : C’est peut-être là lemodèle d’une « révolution culturelle » aplliquée aux pays occidentaux par et pour une espèce de régénérescence du pouvoir…
    JB : Ou alors l’idée qu’il serait toujours possible, dans un sytème de pouvoir, de mettre à mort le pouvoir, ce qui revient à la réversibilité, même si ça passe à travers le mythe américain de l’individu. Dans ce cas, on revient dans le système où lepouvoir est ce qui doit, un jour ou l’autre, être mis à mort. Ici, nous sommes dans un système où le pouvoir ne peut plus être mis à mort.
    FR : On peut dire que c’est l’Etat qui met en scène ces mythes.
    JB : Je pense au personnage de Deep Throat. On ne sait pas qui il est… On dit qu’il s’agissait d’un personnage du Parti Républicain… Le Parti Républicain aurait décidé de se débarrasser de Nixon devenu trop encombrant et ce serait eux qui auraient manipulé les journalistes du Washington Post. Les Présidents américains sont pratiquement obligés d’avoir été victimes de deux ou trois attentats, sinon d’en mettre en scène. Ford, deux fois. Nixon aussi. De faux attentats, manifestement, pour conserver cette légitimité profonde du pouvoir.
    LE : On réclame l’être-dupe de leur spectaculaire virginité, en vue, contradictoirement et comme par magie, de restaurer ladite virginité ! Toute mise à mort, dès lors, ne sera que parodique, quasiment rituelle ou accidentelle, et ne libérera que ce qui excède, c’est-à-dire le minimum de perte nécessaire à la reproduction, quelque part où il y a faille, entre l’apaisement du besoin et l’accomplissement du désir.
    JB : L’exigence est là, satisfaite et court-circuitée par des simulations. Watergate ne représente, en dernier lieu, qu’une simulation fascinante venue détourner un espoir fou de réversibilité. Mais il existe différentes sortes de simulacres ! 1968 est une simulation qui parvient tout de même à mettre en place un processus de désintégration réel du pouvoir… C’est vrai que le pouvoir est défié à un niveau plus profond que dans Watergate où il met en scène sa propre mort pour ensuite se reproduire, mais on ne sait ce qui a pu se reproduire après Mai 68.
    LE : Peut-être ne reste-t-il que l’Effet face à une illusion de pouvoir que n’ont jamais paru contrôler que des guides conscients de n’être que les accompagnateurs ou, à la rigueur, les anticipateurs d’un mouvement.
    JB : Voilà peut-être, en effet, le secret : savoir que le pouvoir n’existe pas ! Ca confère une immoralité et une efficacité extraordinaires. On l’avait dit pour les Papes qui savaient que Dieu n’existe pas au contraire de toute la poulaille chrétienne. On l’a dit aussi pour les banquiers qui savent eux que l’argent n’existe pas, que l’argent ça ne se possède pas. Le piège serait de s’identifier à un élément, d’en avoir le monopole et de croire que le pouvoir est fondé là-dessus. Pas du tout ! Les vrais politiques doivent savoir que c’est l’inverse. C’est sur le vide, le creux central, que s’organise le pouvoir ! Le Politique, quand il a une vraie valeur, c’est sur le mode symbolique : l’existence du vide. Alors que tous les autres naviguent sur du plein, du rapport de forces… Ca, c’est naïf ! Je me demande aujourd’hui s’il y a encore une possibilité de concept stratégique du vide et si les Nixon, Carter, Giscard sont capables d’une stratégie de foyer d’absence autour de quoi tout le reste gravite…
    LE : Il n’y aura plus de personnages historiques ?
    JB : Il ne peut plus y en avoir et ça veut dire que cette définition-limite, radicale du pouvoir, est de moins en moins possible dans notre système. C’est donc la fin du politique dans le bon sens du terme.
    © Dérive n°5/6, mai 1977

  • MICHEL BOUNAN

     

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    Ennemi des bavardages vains, Michel Bounan raconte en un livre bref (mais conséquent) La Folle Histoire du monde. Et c’est un récit en forme de cercle qui débute par l’extermination de l’Amérindien et s’achève par la destruction agrochimique (et/ou fissible) de notre planète. Nulle fiction. Le génocide américain a bien eu lieu. De même que les plaies dont souffrent la Terre sont parfaitement visibles. Et l’on ne voit pas s’efforcer les volontés vers un plan de remédiation voire de soins intensifs.

    Michel Bounan établit un diagnostic tout à fait juste à partir du schème freudien des névroses. Et c’est le point nodal de l’analyse. Selon lui, l’état du monde résulte de l’état de santé de ses locataires. Névroses obsessionnelles, phobiques, hystériques sont le lot commun. Autant dire, que ces socionévroses produisent aujourd’hui leur effet. Nous le connaissons. Menace sur les sols, les eaux, l’air que nous respirons. Menace, que dis-je, l’attaque est lancée depuis que certains ont cru bon de vouloir séparer l’homme de l’élémentaire. Coupé, séparé du lien tellurique, le voici livré à l’immédiat et sur le point d’assister à son propre naufrage.

    La puissance du propos de Michel Bounan vaut par le caractère clinique qui l’anime. Pas de lyrisme. Aucune emphase séditieuse. Seul le constat de ce qui fut programmé lorsque les forces impériales liquidèrent le bipède des temps anciens, celui qui connaissait la nécessité d’harmonie.

    Toute harmonie rompue, le temps livré au frénétique rendement, le monde est fou. Pire : il est à ce point falsifié que rien de vrai ne peut y germer.

    Voici un livre complètement essentiel et qu’il convient de se procurer sans attendre. Et peut-être verra-t-on qu’un livre est susceptible de soulever l’humain contre ses assassins.

    La Folle Histoire du monde

    Michel Bounan

    Éditions Allia, 2006

    153 pages, 9 €


  • RIONS A GORGE DEVOYEE AVEC QUETTON

     

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    Rocking Yaset a fondé Le Quetton en juin 1967. Viennent de paraître les numéros 19 et 20 de cette publication parvenue a sa huitième formule et désormais intitulée Quetton L'Art Total.

    No luxe, pas de papier glacé, impression à la photocopieuse, diffusion sous le manteau. Quetton est en actes ce qu'Actuel pouvait être au début des années 1970. C'est Hara-Kiri dans la décennie 60. C'est Le Parapluie de Henri-Jean Enu. Oui mais c'est Quetton et ça continue.

    Rocking Yaset a ouvert un MySpace comme tout le monde. Il faut y aller voir pour comprendre. A la rubrique Intérêt, tout est dit, bien mis en place : "Je n'en ai JAMAIS à "ma" banque. Je n'en éprouve AUCUN pour les politiciens. Et guère plus pour les patrons, cadres, et autres fripouilles, exploitant "leur" monde contre des salaires n'autorisant trop souvent que la survie des individus. INTERET: J'en ai pour mes enfants, ma femme, ma famille, mes amis. Pour les créateurs libres et indépendants. Pour quelques rares collègues de travail munis de crocs. Pour les chats, les lapins, les piafs, l'environnement !"

    Le nouveau Quetton titre : Quand plus rien n'est drôle, rions à gorge dévoyée.

    Quetton cible le mille. Quetton est toujours d'actualité. Parce que le rire de nos jours, n'est-ce pas ?! Il paraît que les gouvernements tyranniques n'aiment pas le rire. Serrons les fesses ou plutôt rions à gorge dévoyée.

    Sont présents dans ce numéro : Adem, BMG, Braconnages Prod, Jean Branle-Pazune, Léon Cobra, Ravacholl Chortzs, Daniel Daligand, Thomas Heuftnen, Joël Hubaut, Christian Livache, Lourdel, Claude Pélieu (écrits sélénites de première importance), Jack Querbes, Christophe Rouil et Sophie Ortrulic'h, Yves Simon, Little Shiva, Bruno Sourdin, Thierry Tillier, Mary Von Goudal, Willem ...

    Rions ensemble et réfléchissons avec Gérard Larnac. Insérés dans ce double one, Gérard Larnac lance un réjouissant pavé. "Ecrire pour les imbéciles" ne doit absolument pas ricocher dans la mare. C'est un manifeste essentiel, quettonssentiel. Une alerte  : "C'est le roman "pompier" qui partout triomphe", affûte Gérard Larnac. Il dit : "Le livre n'a plus pour horizon une "histoire littéraire" mais une courte effervescence médiatique qui suffit parfois pour faire un succès commercial". Il parle du manulivre qui est à l'édition ce qu'est Koh-Lanta à la télévision. Il parle de sms littérature et de littérature-monde. Il décrit le pire et envisage le meilleur. Tout cela en reprenant à son compte cette phrase bien significative de Michel Butor : "Ce n'est pas parce qu'on publie des milliers de romans que le roman est encore d'actualité".

    On rit. On réfléchit. On ne vit pas comme des porcs.

    QUETTON L'ART TOTAL numéros 19 et 20

    Prix de ces numéros : Chômeurs, Etudiants, Petits Salariés, à partir de 12 €. Gros Salariés, 26 €. Politiciens, Militaires, Flics, Curés, 3066, 23 €.

    Abonnement anormal : 30, 49 €

    Abonnement psychiatrique : 76, 22 €

    Abonnement pétrolier : 152, 45 €

    Abonnement nucléaire : 1524, 49 €

    Bref, vous l'avez compris, Quetton a besoin de vous.

    Ecrire à Quetton, BP 344, 50103 Cherbourg Cedex. France

     

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    Little Shiva

     

     

  • DENNIS HOPPER POUR TOUJOURS

     

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    L’acteur et réalisateur Dennis Hopper, l’auteur d’Easy Rider, a succombé des suites d’un cancer à son domicile de Venice, Californie, le samedi 29 mai 2010, à l’âge de 74 ans.

    Metteur en scène symbole de toute une génération, acteur aux performances remarquables, Dennis Hopper était aussi peintre et photographe.

    Né en 1936, acteur sulfureux et rebelle, Dennis avait construit une carrière à la marge d’Hollywood, apparaissant dans La fureur de vivre, 1955, avec James Dean ; Blue Velvet, 1986, de David Lynch ; Apocalypse Now, 1979 ... Mais c’est bien le succès d'Easy Rider, dans lequel il a joué aux côtés de Peter Fonda et Jack Nicholson qui lui a valu la consécration et le Prix de la première œuvre au Festival de Cannes en 1969, film qu’il a écrit et dirigé. Dennis Hopper avait joué dans plus 150 films.

    J’avais eu la chance de le rencontrer dans le sud du Pérou, en 1969, en compagnie de Peter Fonda, avec lequel il venait de terminer le tournage, à Chincheros, de Last Movie, film distribué en 1971. Bienvenu Merino

     

  • CULTURE FOOT

     

     

     

    Bon vent à Raymond Domenech,  sélectionneur et homme de théâtre

    futur champion du monde de football

     

     

     

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    J’ai joué au football, je dis bien jouer, pendant des années. Dans la progression normale, j’ai été pupille, minime, cadet. Aussi, j’ai mis les crampons avec les plus grands, c'est-à-dire juniors, seniors. Cette époque est révolue pour moi. Donc, très jeune, j’ai fait les beaux jours, et les mauvais, également, d’un club Bourguignon. Rêveur, tout môme, on ne prend pas conscience de ce monde du ballon, car il n’y a pas que le ballon, il y avait et il y a toujours la ‘culture sauvage appliquée’ de tout ce qui tourne autour du ballon et en particulier du football et l’univers inquiétant du sport. Je ne regrette rien.

     

    On m’appelait Garrincha et mon frère Kopa, et l’autre de mes frères Alfredo Di Stefano. Tous les trois, souvent, nous jouions dans la même équipe, et comme nos vedettes préférées, nous parlions espagnol pendant les matchs en dribblant et en fonçant dans le camp adverse. Fort de notre communication, avec mes frères on filait, ballon au pied, comme Lionel Messi le fait aujourd’hui avec son club de Barcelone. Avant centre, j’aimais marquer des buts, en tournant comme un torero, sans  perdre le ballon et l’envoyer dans les filets, planté comme une banderille. Et après les victoires, d’où l’on revenait glorifié, on aimait, dans la région des vins, visiter les caves à Beaune, Pommard et Meursault. En fait déjà nous suivions nos dirigeants qui aimaient faire la fête, boire et rencontrer les filles. C’est avec un de mes frères, celui que le public avait baptisé du nom du stratège du Real Madrid, Alfredo Di Stefano, que je me suis le mieux défendu. Mais, dans la politique. Lui, déjà, il voyait plus clair dans l’horizon du foot et sur le monde sportif qui essayait de nous envelopper et de nous aspirer. Cependant nous avons fermé les yeux longtemps, indifférents aux spéculations de ce monde du football et si moi je pris du recul, lui continua à jouer dans un grand club parisien avant de se lancer en politique en prenant conscience de l’environnement dans lequel ont  risquait tous d’évoluer, sans gardes fous. C’est vrai, nous étions doués pour le jeu, mais pas pour le pognon et le bizness.

     

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    Alfredo Di Stefano
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    Raymond Kopa
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    El Garrincha

     

    Le sport est devenu intégralement un rouage du capitalisme monopoliste d’Etat dont les serviteurs inconditionnels sont les CHAMPIONS. Le champion, d’ores et déjà athlète d’Etat, n’est plus que le porte-parole du grand capital sur le marché sportif, l’agent propagandiste de la bourgeoisie. Le champion, au service de sa nation, attendant une gratification du gouvernement pour avancer dans ses rêves les plus fous. C’est un lieu commun de rappeler l’utilisation du sport par le monde industriel. La faune publicitaire qui gravite autour de lui a transformé les stades en véritables champs de foire internationaux et les athlètes en hommes- sandwichs, colportant les mérites de tel café ou de telles marques de boissons, liés qu’ils sont par une série de contrats à des impératifs de mannequins.

     

    L’effort du champion ne porte plus sur la victoire que si elle rentable. Radios, télévisions, trusts des journaux à informations sportives font des champions les héros des temps modernes s’empressant de transformer le monde sportif en un monde d’affaires. Bienvenu Merino

     

     

     

     

     

  • A PARTIR DE MAINTENANT : NON DE NON !

     

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    Lundi 10 mai, Bertrand Redonnet, Stéphane Prat, Solko et Stéphane Beau, attiseront les premiers feux d'un webzine mécontent et bigrement content de naître : NON DE NON ! Où toutes les formes d'écriture sont appelées à chauffer le fer. Poésie, fiction, réflexion... Les mauvaises herbes les plus improbables seront les bienvenues, pourvu qu'elles épicent en diable le plat de résistance, persistance, ou de tout ce que nous concoctera l'affirmation d'un tel refus. Refus des inerties, des piaillements, ronrons continuels ou autres présents perpétuels qui nous tiennent lieu de liberté, d'existences par défaut, de fausses fatalités. La tambouille ne sera d'ailleurs pas livrée aux seuls claviers des quatre zozos ci-dessus cités, mais également et surtout à l'indétermination de leurs invités. (Nous vous invitons d'ailleurs à vous inviter, illico le rafiot à l'eau, le 10 mai donc, car on n'est jamais mieux invité que par soi-même !...)

    CONSULTER LE WEBZINE NON DE NON !

  • JEAN-LUC MOREAU ET L'INTOUCHABLE CAMUS

     

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    Cinquante ans après la mort d'Albert Camus, de nombreux livres ont paru, le plus souvent célébratifs, qui composent un monumental cénotaphe. L'un d'eux, cependant, ne chante pas à l'unisson par la quantité de questions qu'il pose, notamment au sujet du lecteur qu'était Camus, hâtif dans ses comptes rendus. Le titre de cet essai, Camus l'intouchable, pourrait être pris comme une défense becs et ongles de l'écrivain. Fausse piste. Ici, on examine entre les lignes et à la loupe. On constate que Camus pratique la lecture et le commentaire sommaires. On ne dit rien de mal. On ne participe pas d'une entreprise de démolition. On construit.

    Jean-Luc Moreau, l'auteur de l'investigation, est rédacteur-en-chef de la revue La Sœur de L'Ange (Editions Hermann), il fut membre du comité de rédaction de la défunte revue Roman (Presses de la Renaissance), surtout il est le théoricien de la Nouvelle Fiction, un remarquable connaisseur de l'œuvre de Frédérick Tristan et un biographe de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Autant dire que son avis est celui d'un spécialiste des domaines philosophiques et littéraires.

    Poursuivant l'entreprise critique de Jean-Luc Steinmetz (Lautréamont, Œuvres Complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade), Jean-Luc Moreau examine « Lautréamont et la banalité », l'article de Camus donné aux Cahiers du Sud, et nous convainc, après la sévère volée d'André Breton, que l'auteur de L'Homme Révolté, fut un lecteur approximatif sinon un commentateur se fiant à la seule sûreté de l'impression furtive. Camus bâcle, use de raccourcis, agit tel un oracle incontestable.

    Jean-Luc Moreau ne s'arrête pas qu'au seul exemple de Lautréamont, il montre que la machine se trompe, se trompe abondamment et en particulier lorsque Camus (orienté libertaire) parle de Bakounine. Lecteur approximatif, le voici confondant le Catéchisme du révolutionnaire de Netchaïev avec Catéchisme révolutionnaire, l'ouvrage de Bakounine. Juste un errement, croirait-on, l'analyse de Jean-Luc Moreau dévoile d'autres divagations.

    Sur le thème de la révolte qui fit le plus c onnaître et estimer Camus, Jean-Luc Moreau est parvenu à retrouver de précieux documents. L'un d'eux est magnifique. Il s'agit de la revue Soleil noir - Positions, animée par François Di Dio et Charles Autrand qui avaient fréquenté Camus à Alger. Dans son premier numéro, Soleil noir - Positions rappelle que la révolte doit s'entendre comme un cri et non un engagement philosophique. Elle convoque quelques représentants des abîmes et du cri dont Jean-Pierre Duprey. Stanislas Rodanski, se trouvant dans les parages du Soleil noir, nous indique que la révolte est bien autre chose qu'un sujet de réflexion.

    En cheminant dans ce bouillant volume, on croise des regards mitigés, parfois sombres (Gérard Legrand, Benjamin Péret, Georges Bataille), et certaines palinodies, comme ce changement d'humeur de Raymond Guérin, enthousiaste d'abord puis totalement retourné. Le livre de Jean-Luc Moreau est un remarquable exercice de lecture et un précieux trésor pour tous ceux qui sont curieux de voir les visages de Camus et de ses contradicteurs. Guy Darol

    CAMUS L'INTOUCHABLE

    JEAN-LUC MOREAU

    Editions Ecriture & Neige

    260 pages, 18,95 €

    CONSULTER LE SITE DES EDITIONS ECRITURE

    Lire un extrait de l'ouvrage

     

    L'exposition ALBERT CAMUS L'INTOUCHABLE, organisée par les éditions NEIGE et ECRITURE, en partenariat avec la FNAC Suisse, sera présentée du 29 avril au 2 mai 2010 au SALON DU LIVRE DE GENEVE en présence de Jean-Luc Moreau, puis dans les Fnac Suisse du 5 au 30 mai 2010

    BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE DE JEAN-LUC MOREAU

    Simone de Beauvoir, le goût d'une vie, Ecriture, 2008.

    Sartre, voyageur sans billet, Fayard, 2005.

    Le Paris de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir, Editions du Chêne, 2001.

    La Nouvelle Fiction, Criterion, 1992.

    Le Retournement du gant I, entretiens avec Frédérick Tristan, La Table Ronde, 1990.

    Le Retournement du gant II, Fayard, 2000.

    Dominique de Roux, dossier L'Age d'Homme, 1997.

     

    Signalons la réédition de Le Nid du loriot d'Ariel Volke (La Musardine, collection Lecture amoureuses, novembre 2009), ouvrage préfacé par Jean-Luc Moreau.

    Lire la préface de Jean-Luc Moreau

     

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    Jean-Luc Moreau interrogé par Joseph Vebret

     

     

     

     

     

     

  • QUI ETES-VOUS BIENVENU MERINO ?

     

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    Guy Darol : La réédition, en 2006, de Diarrhée au Mexique, a été suivie d'échos plus que favorables. Ce livre a été couvert d'éloges et cependant c'est l'arbre qui cache la forêt, car ton activité d'écriture est riche de plusieurs volumes. Peux-tu nous en parler ?

    Bienvenu Merino : Oui, quelques critiques littéraires ont réservé un bon accueil à mon livre et c'est une chance de savoir qu'il ait touché et  conquis  autant de lecteurs. Mes autres livres sont bien plus sages, tout en étant fidèles à mes convictions politiques et à mes expériences  d'éternel homme qui marche.

    J'ai peu publié. Pendant presque vingt ans je n'ai plus envoyé de manuscrits aux éditeurs, alors comment veux-tu que l'on me lise ? La peinture de tableaux avait pris le relais, alternant des travaux de décoration  et de construction de lieux et scènes de théâtre. J'étais ouvrier pour gagner ma vie. Puis la fête et les rigolades, les bistrots de Paris où naissaient les rencontres aventureuses  me portaient au zénith d'une gloire acquise par mon manque assidu à l'écriture et à toute relation avec le système éditorial. Je vivais  bien, cela me convenait assez la vie faite de plaisirs. J'étais doué pour la danse et les jeux de séduction qui m'apportaient  plus de bonheur. A 19 ans, durant mes deux années de pratique de la  boxe, j'appris à travailler mon jeu de jambes. Le direct du gauche et l'uppercut me donnèrent plus de confiance. Je me mouvais à la manière de Ray Sugar Robinson dansant sur un ring. Mes amies spectatrices qui suivaient mes combats se sentaient protégées. Très entouré, je me perdais avec elles dans les nuits de Saint-Germain-des-Prés.  Comment veux-tu que je puisse travailler consciencieusement l'écriture ? Pour bâtir une œuvre, "c'est chaque jour qu'il faut se poster devant la page blanche", me disait mon ami écrivain Emilio Sanchez-Ortiz, alors qu'après quelques verres à La Coupole et au Sélect puis dans les petits bals bretons du quartier de  Cambronne, nous allions guincher non sans avoir passé deux ou trois heures  avec mon ami le batteur Jackie Bouissou qui jouait au River-Boat  avec  Claude Luter, rue de Rivoli, et avec  Marc Laferrière et Maxime Saury au Caveau de la Huchette. La belle vie en somme car en ces moments-là la littérature venait après la fête. La lecture m'était bohème et je devais faire des efforts afin de continuer à lire et à étudier sérieusement. En fait, c'était mon "manuscrit de vie", mon livre de chair. Un laisser-aller impardonnable si l'ont veut écrire vraiment. Henry Miller mena cette vie et je me demande comment il trouva du temps pour réussir à accomplir une œuvre aussi solide et si intéressante. Mes vrais manuscrits sont rangés aux rayons de l'oubli, certains en partie inachevés ou à corriger. Ce peu de ma fortune ne peut intéresser un éditeur, croyais-je longtemps. Dans leur état actuel, où ils racontent des moments de vie égarée entre splendeur et jouissance, ce sont des manuscrits pas vraiment aboutis.

    Pour mes  livres parus, la grâce s'est trouvée sur ma trajectoire, mais souvent en faisant personnellement  un travail de grand écolier studieux et appliqué qui, tout petit homme, eut quelques rêves passagers pour se prouver à lui-même qu'il pouvait vraiment se faire plaisir et pouvoir  se sentir devenir écrivain. Tout cela me donne parfois de l'énergie pour donner à ma vie la satisfaction qui emplit mon cœur et  m'aide à m'appliquer à exprimer ce que je vis. Les pétards mouillés ne peuvent jaillir et faire des étincelles que si le désir de bien les sécher correctement existe. Je crois que j'ai préféré vivre avant tout. Existence de chevalier, entouré de nymphes, mais c'est ainsi que jamais la solitude ne m'a gagné. Ecrire des livres vous plonge dans les souterrains et les puits de la recherche de la vie fabriquée de  livres.  J'ai eu la chance partout dans le monde de rencontrer ce que jamais je n'avais espéré. La littérature ne me manqua pas ; si le besoin d'écrire me prenait, j'avais toujours un crayon et du papier pour exercer mon envie, sinon,  je contemplais le ciel, la mer, les arbres, les cimes des montages, et surtout, tout être humain sur mon passage, quel qu'il soit. Je pouvais lire dans les yeux et sur les visages le sommet de la bonté ou bien y découvrir la pire des crapules. Mais même si les livres sont mes amis, rien ne vaut ces hommes ou femmes rencontrés dans mes voyages qui avec génie m'ont offert ce qu'il est impensable que l'on puisse donner et  détacher du cœur : leur amour, quitte à se dépouiller de tout ce qu'ils avaient en leur possession. C'est eux qui m'ont le plus appris, mieux que ce je pouvais apprendre dans les livres et à l'université. Le bonheur tout simplement. Voilà sans doute pourquoi écrire des livres ne m'est pas obligé, ni un besoin nécessaire, même pas vital, ni un métier.

    Ecrire n'est pas pour moi une nécessité, je lai toujours su, j'avais d'autres cordes à mon arc. Voilà pourquoi, l'ours qui est en moi s'est mieux habitué à un environnement hors des sentiers battus, peut-être de crainte de déranger son voisinage postulant au succès de la renommée et à l'aliénation, ce que sans doute j'ai toujours su éviter sans crier gloire ni déception. Non, surtout, ne pas me faire voler mes ardeurs, mon souffle, mon enthousiasme et ma liberté, ce qui donne à ma personnalité ce rien de riche qui m'est tout.

    G.D. : Les billets que tu publies régulièrement sur Rien ne te soit inconnu et Rue du Pressoir attestent que tu as approché de grands noms de la vie culturelle et politique. J'observe toutefois que tu es l'opposé d'un mondain. De quelle façon se réalisent ces rencontres ? Quelles sont celles qui t'ont le plus profondément marqué ?

    B.M. : J'ai rencontré quelques grands talents du showbiz, comme Compay Secundo qui était mon ami, et le fils et la fille de Violetta Parra, Angel et Isabel, merveilleux interprètes, réfugiés en France après le coup d'Etat au Chili,  mais c'est  surtout des peintres  et des  artistes avec lesquels je suis le plus  lié. Aussi, ayant un de mes frères comédien, et un autre militant,  cela me facilite les rencontres.  Les hommes politiques rencontrés  avec qui j'eus un vrai contact, sont assez rares. En 1970, j'ai approché Salvador Allende pendant sa campagne Présidentielle, cela grâce à des amis du MIR (Movimiento d'Izquierda Revolucionaria), et je fus invité à une de ses marches légendaires avec les paysans, à Osorno et à Valdivia, dans le sud du Chili. Dans les années 1970, il existait une telle peur, dans certains pays d'Amérique du Sud, que la Gauche arrive au pouvoir au Chili, que pour moi, il était inconcevable que je n'accepte pas l'invitation de mes compagnons militants chiliens d'être auprès d'eux et de leur leader à la Présidence  de la République. Le souvenir de Salvador Allende est celui de sa simplicité, de sa gentillesse et de sa conviction  absolue qu'il allait gagner les élections et être élu Président du pays. Tout le monde connaît la suite.

    Moi qui voulait être discret, c'est raté. Je ne vais pas cependant tout t'avouer. Mais  je ne résiste pas. Voici arrivé un instant de grâce. Un vrai conte de fée.  Je veux  te parler de Monica, la compagne de mon frère Emmanuel,  jeune femme et attachante qui fit son entrée glorieuse dans notre modeste clan familial, et pour qui nous avons beaucoup d'estime et d'admiration. Monica Justo est la petite-fille de Pedro Agustín  Justo, Président de l'Argentine de 1932 à 1938. C'est quelques années après, durant mon séjour à Buenos Aires, que j'appris vraiment qui était la famille de Monica, son grand-père, Président, et le père de ma belle sœur, Liborio Justo,  écrivain et leader  du Trotskisme durant un demi siècle, qui vécut jusqu'à cent et un an et qui est décédé il y a peu de temps.

    Donc, de fil en aiguille, notre  famille s'agrandit, un mélange d'artistes des Beaux-Arts, comédien, chanteuse, cantador flamenco, belle-sœur, petite fille de Freddo Gardoni, accordéoniste célèbre, banquier, médecin, juristes, avocats, enseignants ou ouvriers de la politique universelle, ouvriers tout court, sportifs. Comme je te disais, Guy, c'est  la chance. Plus nous sommes de frères et sœurs, plus nous rencontrons de monde, gens connus, ou simples citoyens méritants.  Parfois nous  débarquons à dix, douze, dans un vernissage ou un cocktail  au Théâtre de Chaillot ou à l'Odéon, pour la première d'un spectacle de mon frère Louis, et nous continuons la soirée dans la fête et la bonne humeur. Mais aussi, parfois, cela nous arrive, d'accompagner un ami pour son premier voyage en cercueil,  son dernier dans la mort, porté sur des épaules des frères andalous-périgourdins en chantant les honneurs que mérite le défunt.

    Ma rencontre avec Dennis Hopper et Peter Fonda  ainsi qu'avec d'autres acteurs américains, eut lieu dans des circonstances invraisemblables au carnaval de Oruro, au Pérou, au milieu des fameuses  Diabladas, uniques dans le pays. Dennis et Peter venaient de terminer le tournage d'un film, près du Cusco, à Chinchero, et c'est par hasard, en revêtant une peau d'ours en guise de déguisement, en compagnie de deux de mes amis, avec l'intention d'aller dans les rues de la ville en fête que nous nous sommes rencontrés, face à face, habillés en animaux.  Parfois, c'est très simple, tout s'enchaîne. Je repartis le lendemain avec eux en taxi, de Oruro à la frontière bolivienne, le long du splendide lac Titicaca, jusqu'au village frontière, Copacabana, et c'est ainsi que je j'eus la chance d'être avec eux, avec leur enthousiasme pour passer la frontière, ce qui n'était pas très facile en ces moments-là avec un passeport Français, car Régis Debray, sympathisant du CHE, c'est-à-dire, d'Ernesto Guevara, était emprisonné à Camiri, Bolivie,  pour  les raisons politiques que l'on connaît. A la frontière, comme tout le personnel de la douane savait qui était Peter fonda, je n'eu absolument aucun problème à rentrer dans le pays. On ne me demanda même pas mon passeport.

     

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    Aussi, je dirais quelques mots sur ma rencontre avec le magnifique acteur  du film  Les Enfants du Paradis, Jean-Louis Barrault, à la Cartoucherie de Vincennes, où je travaillais sur les décors d'un spectacle qui allait être donné en Avignon. Personne, parmi nous, techniciens et comédiens,  ne s'attendait à le voir arriver. Surtout, nous pensions qu'il n'avait aucune raison pour que nous le retrouvions devant nous, tout souriant. En fait, Il était venu féliciter la troupe, du travail qu'avait accompli le Théâtre de l'Aquarium, dans la l'immense hall qui lui avait appartenu et qu'il avait légué à la jeune compagnie pour laquelle nous travaillions.  Ce jour là, il fit une distribution de présents inattendus. Moi, j'héritais, entre autres,  d'un de ses habits de scènes, un smoking noir splendide que je devais porter durant plus de vingt ans, plutôt fier du cadeau dont il m'avait honoré.

    Mais un de mes souvenirs inoubliables et qui n'a rien à voir avec une personnalité culturelle, date de 1966 dans le désert du Sahara, le grandErg de la Soif, où, affaiblit physiquement  par le manque d'eau et craignant ne pas arriver à temps au premier village pour m'abreuver, j'eus l'immense chance de me trouver face à mon sauveur, le caïd du village, qui je ne sais comment, descendit ,  pied après pied, sans chaussures dans un puits profond de  plus de vingt mètres et remonta à la surface avec un seau d'eau. Je puis t'assurer que l'eau était fraîche et la meilleure que je n'ai jamais bu.

    Pour revenir à ta question sur "l'opposé d'un mondain", oui, tu as parfaitement raison. Je n'aime guère tout ce qui relève de la haute société, non très peu pour moi. Je n'apprécie  pas les habitudes de la vie bourgeoise et leurs divertissements qui ont attrait au luxe et aux plaisirs de la table même si j'ai grand plaisir à  faire un bon repas  en famille ou avec des amis. Dans les phrases qui précèdent,  j'ai donné un aperçu de mon mode vie.  Pour moi, les rencontres me sont assez faciles pour ce qui concerne l'art et mon attirance de la vie  avec les hommes et les femmes que je rencontre. « Faire de la vie un chemin d'épanouissement, la vie doit toujours devancer l'art, une activité parmi bien d'autres, la vie doit être considérée comme une œuvre d'art potentielle ».

    (A suivre... demain !)

     

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    Emmanuel Merino et Monica Justo
  • QUI ETES-VOUS BIENVENU MERINO ?

     

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    Le Moulin, en Dordogne. Sous la maison de mon enfance coule une rivière.

     

     

    Guy Darol Ton histoire personnelle est liée à celle de la Guerre d'Espagne. De quelle façon s'effectue le parcours de ta nombreuse famille depuis l'Espagne jusqu'en France ?

    Bienvenu Merino : Après  les années 1936-1939, dates de la guerre civile, ma mère, et mes frères aînés arrivèrent en France à travers les Pyrénées dans des conditions difficiles, avec des  milliers d'autres réfugiés. Moi, je n'étais pas encore né. Deux de mes frères et une de mes sœurs nés en Andalousie périrent avant de pouvoir passer la frontière. Mon père était resté au front, à Barcelone. Il n'arriva en France qu'un an après, à la défaite de la République. Il fut interné comme des milliers d'autres Espagnols dans un camp de réfugiés politiques, où il passa plusieurs mois, presque un an, tandis que ma mère et les enfants se trouvaient dans un autre camp de réfugiés pour femmes et enfants, dans la région de Limoges.  Mon père ne put revoir ma mère et les enfants que plusieurs mois plus tard, lors d'une visite arrangée, car tout était contrôlé, et par la police française et par les autorités du camp.  Personnellement, je connus L'Espagne qu'en juin 1968. Il était alors déconseillé aux opposants au régime de retourner en Espagne, tant que Franco était au pouvoir. On encourait alors des risques de représailles. Franco mourut à 83 ans,  le 20 novembre1975, après un mois d'une interminable agonie et quarante ans de pouvoir sans partage en Espagne.

    Je ne sais si les malheurs vécus par mes parents et mes frères ont été des catalyseurs qui contribuèrent à mon goût du voyage. Peut-être ! En tous cas la vie nomade, durant des années, contribua et facilita notre intégration en France. De région en région, je suivis forcément le mouvement familial. Le clan ayant appris à se mouvoir, à connaître les flux migratoires, la vague houleuse familiale continua de se déplacer de département en département à la recherche de travail et du rassemblement des autres membres  de la famille éparpillée dans le sud de la France. Mes frères et sœurs, et moi-même, nés en France, fûmes préservés d'un cataclysme annoncé. Les aînés étaient morts, il fallait se reconstruire, rebâtir la famille. Que de luttes et combats de chaque instant pour des parents, heureusement unis dans « l'élevage » difficile des enfants qui vinrent au monde pendant et après la guerre 1939-1945.

    G.D : Cette migration est-elle le point central qui déterminera par la suite un certain goût du voyage et de l'aventure humaine fraternelle ?

    B.M : Oui je pense. J'ai puisé son essence dans le quotidien d'amour que nous ont donné mes parents. Ma sensibilité à fleur de peau est sans doute due aux drames de la vie que vécut ma famille, aux déchirements issus des guerres fauchant debout les combattants qu'ils étaient devenus pour défendre leur honneur et leurs convictions. Se relever après cela était plus que difficile. Il fallait avoir un père et une mère forts contre les épreuves. C'est sans doute là où s'est forgé un rempart contre les injustices. Sans se barricader, ils ont pu, au contraire, s'ouvrir à la vie, avoir de nouveaux enfants, élevés dans la dignité et l'espérance, nous rendre à l'émerveillement.

    G.D : Tes itinéraires te conduisent sur le continent Américain et dans d'autres régions du Monde. Sont-ce tes activités d'écrivain qui te meuvent ainsi ?

    B.M : Non, ce ne sont pas mes activités d'écrivain qui me font bouger. Souvent, ce sont mes voyages qui m'incitent à l'écriture.  Ce qui me fait mouvoir, c'est l'intérêt que je porte aux individus, je vais vers eux, je tiens cela de mon enfance, c'est irrésistiblement naturel, tu comprends ! Je dirais même que c'est mon école d'apprentissage libre et sans obligations. C'est le besoin de s'assouvir, de vivre vrai. Quand j'étais en Amérique, j'étais plus « chemineau » qu'écrivain, dans le sens de suivre son chemin et être observateur. C'était presque un luxe. Le plaisir que j'éprouve dans la marche est immense. Je suis « On the road » en quête initiatique, en réflexion existentielle. Point de frontières, pas de douanes, tous les jours de nouvelles rencontres, des fiancées, des épouses, des amis. C'est une force  de vouloir et de pouvoir être itinérant. Sans doute que les « obligations » de la vie qu'ont eu mes parents et ma famille ont contribué au goût fantastique d'user mes souliers pour aller quelque part. Là où j'ai de l'intérêt.

    Je suis un troubadour. Je préfère les  plaisirs simples, marcher, entrer dans un bar, m'installer sur un haut tabouret et regarder les gens tout en lisant sur les  journaux les nouvelles du monde.

    Mon existence est là, toujours dans la rue. C'est mon œuvre principale. Chaque pays où je suis allé était mon chef-d'œuvre : découverte à pied,  marchant et souriant au monde ; exercice du corps, de l'esprit. Souvent j'étais rempli de bonheur quand je marchais sur le macadam, de l'Alaska à la Terre de Feu. J'ai connu tous les stratagèmes pour éviter des pièges et pour être heureux, apprendre à vivre pénard, parfois tout en aidant les plus défavorisés qui en échange m'offraient l'hospitalité, un hamac, une litière.

    Alors écrire tout cela, tout ce j'ai pu emmagasiner, c'est  de la discipline pour composer, mot à mot, un bouquin de plus. Le secret est là, dans la banque de mon  cerveau, dans mes yeux lorsque parfois j'en parle et que quelqu'un, quelqu'une, veuille bien entendre mon chant. Le conte, je le tiens de mon père Don José et de Amalia, ma mère, ainsi que de mes frères aînés Joseph et Fernando et de deux de mes oncles. J'ai appris, avec ces êtres chers, à capter l'attention et à savourer l'instant où il faut dire les choses, la seconde où il vaut mieux se taire, garder le silence et écouter. Chez nous, cela se faisait par la parole. Essayer de comprendre, réagir, répondre verbalement, car les livres il y en avait peu.

    J'ai grandi dans les champs, avec mes frères et sœurs, près de  petites maisons,  dans le Périgord Noir. "L'Oustal Nèbe"  d'abord,  "le Roc de la Rode", dans  l'ancien presbytère de mon village natal,  puis  "Le Moulin",  assis  sur un sol d'argile recouvert de mousse, les fenêtres s'ouvrant sur une rivière d'argent où nageaient les carpes et les truites, mes premiers pas croisant les biches, les cerfs, les hérissons, le tracé des escargots. Durant une période, nous étions en zone de combats contre l'envahisseur allemand, mon père était dans les forces F.F.I. et continua  à donner avec bravoure tout  ce qu'il avait de générosité.  Ma maman qui avait donné naissance à plus de dix enfants, sans compter les fausses couches, connaissait ce qu'était le chemin qui va droit au cœur. Le soir, à tour de rôle, à plat ventre sur ses genoux, elle nous instruisait à la manière des philosophes espagnols du 18e siècle, qu'elle chantait d'une beauté inégalable, digne des divas du 17e siècle. Ce fut mon meilleur professeur. Il n'y eut rien de pareil. Fille de sage femme Andalouse, toute sa vie elle honora les gens pauvres, ceux qui avaient besoin de tout,  à qui elle offrait et partageait ce qu'elle possédait. Mon père vécut presque soixante-dix ans de mariage, avec elle, jusqu'au bout, à près de 97 ans, avant de s'éteindre doucement dans mes bras et tirer sa révérence de géant qu'il a été. Il complimentait chaque jours ma mère pour l'œuvre qui était aussi la sienne, ses enfants, grande famille admirée de tous, tout au long des petites routes du Lot où nous allions en chapelet serré,  vêtus de blanc et de satin par maman, marchant heureux pour nous rendre aux fêtes votives. Quand, à la sonnerie du manège, commençaient à tourner les chevaux de bois et les voiturettes, mon père, très vite, asseyait les plus petits sur les sièges tandis que mes grands frères s'envolaient seuls vers les chevaux de bois et la grosse Mercédès chromée dont on entendait le klaxon faisant la fête aux parents, ce qui faisaient parfois soulever les paupières et lever les yeux au ciel de Grégoire, l'aveugle de Castelfranc que l'on retrouvait dans toutes fêtes. A Cahors et dans toute la vallée du Lot, région de vignobles, nous allions, parcourant en sabot de bois et chaussettes russes, les sentiers  millénaires le long du fleuve, au bord duquel poussaient les pêchers et les abricotiers, les fraisiers et  les melons dans les champs à pertes de vue.

    Déjà à six ans, le jeudi, jour sans école, sur les coteaux des vignes nous mettions la « main à la patte » : vendanger, cueillir les abricots et les pêches, ramasser les fraises. Et le soir venu,  frères et sœurs, on se retrouvait dans la vaste salle à manger de la "Villa du Paradis", notre belle maison qui dominait le Lot et sa petite plage. Mon père se mettait à chanter des cantes jondos, chants profonds, émouvants, les plus émouvants jamais entendus de toute mon existence, pendant que ma mère tambourinait des mains et des coudes, et, d'un bond, se levait de sa chaise et se mettait à  exécuter des zapatéados almachareños de sa région natale,  invitant les enfants à venir à table où ma sœur aînée, Aurora, avait aligné des floraisons de gâteaux, ronds et carrés, fait de farine de blé, d'huile d'olive et de raisins  secs parfumés de Malaga. Ainsi s'ouvrait la ronde merveilleuse qui créait ce lien "inséparable"  qui nous unissait et nous portait aux anges de la création, amoureux, hérités de l'affection qui nous avait été donnée, sans aucun autre échange : cadeau immense d'un père et d'une mère. Notre respect envers eux était sans compter. Non seulement pour le Noël, en échange du mensonge historique où les pères et mères ne sont là que pour une nuit. Pour nous, c'était chaque jour et chaque nuit Noël ou plutôt l'affection renouvelée toute la vie. Mon père était mon Zappa. Sans trop avoir de livres il connaissait par la pratique, les bonnes manières éducatives qu'il fallait donner à ses fils et à ses filles. Il tenait, beaucoup aussi, de Buenaventura Durutti, dans l'effort et la méthode de nous former à nous défendre. Sa vie, bien que pas facile, fut heureuse du don qu'il nous offrit à tous,  même si  un peu fragilisée par un manque d'instruction qu'il ne put nous offrir totalement, dû aux difficultés qu'il traversa. Il nous sortit de l'ornière des bas chemins où les guerres nous avaient enfoncé pour nous hisser au faîte de la liberté qui  manquait si cruellement à tant de nos concitoyens.  

    (A suivre... demain !)

     

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    Villa du Paradis. Notre maison dans le Lot.

     

     

     

  • MARCHER, UNE PHILOSOPHIE ❘ FREDERIC GROS

     

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    Frédéric Gros pouvait s'attacher aux pas d'André Hardellet qui fut un promeneur calibré pour figurer dans son essai respirant le grand air. André Hardellet, l'auteur de La Promenade imaginaire, de Donnez-moi le temps insista suffisamment (mais d'une voix semble-t-il trop sourde) en faveur de la marche, plus particulièrement de la flânerie, pour qu'on le place en exergue d'un ouvrage qui médite sur les coordinations de la promenade et de la pensée. C'est qu'en effet, Hardellet allait et, allant, écrivait ce qu'il n'avait plus ensuite qu'à copier.

    C'est tout le coeur palpitant du livre de Frédéric Gros, passionnant, haletant (je l'ai lu puis aussitôt relu) qui met ensemble dans Marcher, une philosophie, tous les actes vraiment rafraîchissants qui résultent de la marche à pied par monts et vaux, par rues et routes plus ou moins rectlignes.

    Ainsi est-il question de Nietzsche, de Rimbaud, de Thoreau, de Nerval, de Kant, de Gandhi et toujours des bénéfices de la promenade sur l'exercice de la pensée. Ceci dans un style d'arpenteur qui préfère la pente à la plaine.

    "En marchant, on échappe à l'idée même d'identité, à la tentation d'être quelqu'un, d'avoir un nom et une histoire. Etre quelqu'un, c'est bon pour les soirées mondaines ou chacun se raconte, c'est bon pour les cabinets de psychologues", Frédéric Gros.

    MARCHER, UNE PHILOSOPHIE

    Frédéric Gros

    Editions Carnets Nord

    302 p., 17 €

    www.carnetsnord.fr

     

    Frédéric Gros

    Frédéric Gros

    Frédéric Gros est professeur de philosophie à l’université Paris-XII. Il a travaillé sur l’histoire de la psychiatrie (Création et folie, PUF), la philosophie de la peine (Et ce sera justice, Odile Jacob) et la pensée occidentale de la guerre (Etats de violence, Gallimard). Il a édité les derniers cours de Foucault au Collège de France.