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LIRE LA MUSIQUE - Page 2

  • LIRE LA MUSIQUE 10

    Entre 2009 et 2012, Lire la musique, ma chronique (transverse) fut publiée dans Le Magazine des Livres aujourd'hui disparu. En voici le feuilleton complet.

     

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    FILET D’EAU ET CASCADES DE VOIX

     

    Un livre qui détaille les relations entre Fluxus et la musique manquait à notre curiosité. Les Presses du Réel ont entendu ma réclamation. Il faut dire que dans ce domaine, elles ne font pas dans la demi-démesure, offrant aux amateurs d’art-nihilisme le catalogue le plus fourni. Olivier Lussac, professeur et chercheur, a trouvé tout ce qu’il fallait trouver pour que Fluxus, né en 1962, sous l’impulsion de George Maciunas, soit finalement reconnu comme l’une des bases de l’avant-garde musicale, à la suite de Dada et des théories bruitistes de Luigi Russolo. Une phrase extraite du Fluxus manifesto de 1966 en dit long sur le projet global : « Fluxus est la fusion de Spike Jones, des gags, des jeux, du vaudeville, de Cage et de Duchamp ». L’humour anime ce mouvement qui met de l’ambiance dans les spécialités en faisant coulisser les cloisons. Et c’est ainsi que la poésie se met à respirer au contact des arts visuels. Le théâtre est secoué par le happening. L’art est dépassé par la vie. Fin des antagonismes. Tout est désormais « beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ».

     

    Marcel Duchamp est la flèche à suivre et bien sûr John Cage pour qui la musique est dans tous les sons. Un tic-tac de montre vaut un battement cardiaque dès lors que l’art rejoint le temps de la vie. Inutile de dire que l’ouvrage d’Olivier Lussac propose de grandes pages sur Yoko Ono et Nam June Paik, Allan Kaprow (créateur du happening) et Ben (Vautier). Fluxus est contre l’art professionnel et, à ce titre, il élargit son courant à l’absence d’implication, au hasard, à la simplicité. D’où l’évidence que l’eau est un excellent vecteur musical. Il suffit pour Tomas Schmit de placer des seaux ou des bouteilles au bon endroit ou de capter, avec George Brecht, un goutte à goutte. Dans Water Talk, Yoko Ono raconte que « nous sommes tous de l’eau dans différents conteneurs, parfois nous nous évaporons ensemble ». Tel est Fluxus et l’on s’en gargarise jusqu’à plus soif.

     

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    Il y a des voix d’eau et des miracles incarnés. Voici Kathleen Ferrier (1912-1953), contralto météorique doté d’une arrière-gorge exceptionnelle, selon Roy Henderson, son professeur de chant. Interprète d’un répertoire tragique (Mahler, Schumann) et cependant le plus joyeux des êtres, Kathleen Ferrier chanta sans rien connaître des mécanismes de la voix, fumant quand elle avait envie. Boris Terk, orthodontiste et traducteur de la biographie consacrée à « la plus grave des voix de femme » (Klever Kaff, Ian Jack, Éditions Allia, 2001), analyse le mystère. Il écoute la voix, le spectre acoustique, le timbre riche en harmoniques. Il ausculte Kathleen Ferrier comme on suit un filon jusqu’à l’or du chant. Il y trouve « un passage de la voix de poitrine à la voix de tête pratiquement imperceptible ». Il parle de voix comme on parle de la vie. C’est simple et passionnant. C’est complexe et intelligent. Le défi inavoué de Boris Terk est de reconstituer  Katleen Ferrier selon la méthode de l’écoute amoureuse. Il a gagné.


     

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    Dans cette chronique, il me peine de ne pas assez promouvoir la musique en actes, celle qui s’exprime à travers l’artefact CD, lequel s’épanouit dans les bacs des disquaires, car le disquaire existe, dois-je le rappeler. Le disquaire n’est pas mort, et c’est pour ça que doit vivre le duo Arlt (un clin d’œil à Roberto Arlt, répudiateur de la grande littérature et de ses "grands écrivains"), alternative à la chanson réaliste plan-plan (sans le moindre rapport avec Fréhel, Damia ou Jane Chacun) qui nous fatigue les oreilles. Arlt vient de moins loin, c’est-à-dire d’aujourd’hui avec des résonances médiévales et la musique folk psychédélique (voire antifolk pour causer dans l’air qui pue du temps), avec Moondog et Red Crayola, Luc Dietrich et Valère Novarina. Je sais, c’est étonnant mais La Langue, disque de Arlt, doit autant à la littérature (y compris invisible : Louis Watt Owen, Noël Tuot) qu’à  René Clémencic et Ivor Cutler. Pour une fois que la musique de ce temps marie la chanson (soit le texte en abyme de tout ce qui fut écrit) et la voie libertaire, l’air et la vraie vie, quelque chose comme Serge Gainsbourg (époque Gainsbourg Confidentiel, 1963) et Pascal Comelade, je devais m’exclamer. Avec Arlt, la voix est sauve, la musique est meilleure. Guy Darol

     

    FLUXUS ET LA MUSIQUE, Olivier Lussac, Éditions Les Presses du Réel, 332 p., 22 €

    A VOICE IS A PERSON, Boris Terk, Éditions Allia, 80 p., 6,10 €

    LA LANGUE, Arlt, Almost Musique, almost-musique.com.

     

     

  • LIRE LA MUSIQUE 9

    Entre 2009 et 2012, Lire la musique, ma chronique (transverse) fut publiée dans Le Magazine des Livres aujourd'hui disparu. En voici le feuilleton complet.


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    FANZINE CONTRE PRESSE PEOPLE

     

    « Sur la route de Baden-Baden où il devait aller jouer en compagnie de Carla Bley et Michael Mantler, Hugh Hopper est venu sonner un dimanche soir à la porte, sa basse dans une main et le dernier disque d’Elton Dean dans l’autre ».  Voilà, en 1976,  ce qu’est le train-train du merveilleux pour Gérard Nguyen, fondateur des Disques du Soleil et de l’Acier, producteur de Kas Product. Hugh Hopper, bassiste de Soft Machine, rayonnant d’une aura pas moins vaste que celle de Richard Sinclair (du groupe rock prog Caravan),  rend visite au fanzineux qui a le plus agi en faveur de l’école dite de Canterbury. En 1975, Gérard Nguyen crée Atem, magazine underground tiré entre 2000 et 7000 copies. L’aventure dure quatre ans. Les quinze numéros parus sont  désormais aussi recherchés que la tourmaline d’Afghanistan. Faute d’avoir collectionné le fanzine, les curieux de musiques traversières (aucun rapport avec la flûte) peuvent se procurer la sélection d’articles et d’interviews publiée par Camion Blanc avec le concours de Nguyen mais aussi de Xavier Béal et Pascal Bussy. Tout vibre et vit comme au temps des discussions sincères, échanges à la bonne franquette, promenades à travers la ville et de bar en bar.

     

    Les portraits qui résultent de ce bain ne sont jamais tièdes. Nick Drake qui est immense depuis quelque temps avoue à voix petite que Five Leaves Left, son premier disque, ne se vendit qu’à six exemplaires, « parce qu’il y avait seulement six personnes suffisamment malheureuses pour l’acheter ». Tim Buckley peint à fins traits par Xavier Béal « hurle sa plainte jusqu’à la dérision de soi-même – seul ». Atem publia le premier song book de Tim Buckley imprimé à cinq cents exemplaires. Certains d’entre vous ignorent encore ce qu’était l’école de Canterbury. Elle rassemblait de considérables figures parmi lesquelles Daevid Allen (Gong), Steve Hillage, ceux de Camel, Henry Cow, Hatfield and the North, autant d’inventeurs musicaux qui transfigurèrent le rock en une succession de chatoyantes métamorphoses. On les retrouve pour la plupart dans ce volume qui, vous l’avez noté, fait fi des industriels du spectacle auxquels s’intéressent les fabricants de presse people.

     

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    Ce n’est certes pas à Point de Vue (Images du Monde) que Clarisse Mérigeot-Magnenat aura eu à rendre célèbres Peter Hammill ou Robert Fripp, cette journaliste auteur d’un puissant Dave Grohl est l’homme de ma vie (Éditions Autour du Livre, 2008) lâche le morceau sur huit ans d’addiction à la presse toxique, celle qui « se laisse aller à la pornographie des sentiments ». En un récit hargneux, salubre, néanmoins pétillant, elle décoche de vraies flèches contre les faiseurs de magazines venant de la poubelle et y retournant. Sans la moindre sainteté, elle déballe toutes les pratiques du magaZine (l’autre nom pas totalement avoué mais si clairement désigné d’Entrevue) dont l’objectif est de racoler sous la ceinture. Déballant, elle expose sa vie de junkie au sexe. Equivoque et frondeur. Talent explosif. Guy Darol

     

    ATEM 1975-1979, Gérard Nguyen, Éditions Camion Blanc, 560 p., 32 €

    PRESSE PEOPLE, RÉCIT D’UNE COLLABORATION TOXIQUE, Clarisse Mérigeot-Magnenat, 187 p., 12 €

     


  • LIRE LA MUSIQUE 8

    Entre 2009 et 2012, Lire la musique, ma chronique (transverse) fut publiée dansLe Magazine des Livres aujourd'hui disparu. En voici le feuilleton complet.


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    PASSIONS HENDRIXIENNES

     

    Il avait un visage de seize ans, du poil follet au menton, un duvet dru en guise de rouflaquettes, le cheveu long et la taille petite. Ses yeux étaient rouges de larmes ce vendredi 18 septembre 1970. On n’a pas le temps de se cacher quand la mort plonge à côté de vous. Dans le couloir couleur poussière qui nous menait au cours, on pensait à ce qu’il y a de plus grave. On se disait que le camaro avait au moins perdu son père. Les murs du lycée Voltaire s’étaient fanés. La disparition de Jimi Hendrix avait agi comme un dripping de peinture rouille, une accélération de l’automne. Il pleurait la mort de James Marshall annoncée sur les ondes et c’était la pire des mauvaises nouvelles qu’il venait d’encaisser, une ombre irrémédiable sur sa ligne de vie. Rien ne serait plus pareil. Le blues, il venait de comprendre que ce n’était pas qu’un style musical apparu dans le Delta du Mississipi.

     

    Je ne me souviens plus de son prénom. Je me souviens de la mort de Jimi Hendrix et de l’effet qu’elle produisit autour de moi, un mouvement de deuil, un recueillement impressionnant dans cette salle de classe à gradins où l’enseignement de la physique-chimie se confrontait habituellement à la ruée des plaisanteries. Tout était calme. On venait de se prendre du chagrin, la première salve, et ce n’était qu’un début. Jimi Hendrix, il faut bien dire, jouait de la musique comme on appelle vers soi les dieux, les dieux païens bien entendu. Il mettait en flamme sa guitare, offrait à la transcendance l’objet qui parle le mieux du grand temps, celui qui connaît l’explosion primitive, le premier jour et cette suite de jours où tout est dans tout et réciproquement.

     

    On pouvait se dissoudre dans le grand temps. Il était possible de partir et de revenir, comme un voyage et l’on connaît la sensation de ne plus être un corps perdu dans le calendrier. On est au-delà du delà. L’éternité nous est acquise. C’est bien de cela qu’il s’agit, un voyage sans fin, une expérience. On ne peut en douter lorsqu’on lit Zéno Bianu qui fut pour moi une expérience lorsque je découvris, au hasard de l’errance, l’anthracite Manifeste Électrique Aux Paupières De Jupes (Le Soleil Noir, juin 1971) et ses mots trempés de Rimbaud et de Lou Reed. Zéno Bianu dit osmotiquement Hendrix. Il le dit à l’intérieur. Avec Jimi Hendrix (Aimantation), nous découvrons que la poésie est un chemin qui annule les contraires. Jimi Hendrix est mort. Non, il n’est pas mort, il lance des paroles de flammes à travers le verbe de Zéno Bianu qui vit Hendrix comme une passion. Il dit : « Mon nom est Orphée/Jimi Orphée/j’ai sacrifié ma guitare/au dieu de la musique ». Il dit que Jimi Hendrix, c’est la réunion de « Monteverdi et Muddy Waters/Fra Angelico et Basquiat/Héraclite et Oscar Wilde ». Il fait entendre que la musique est poésie, que poésie est l’autre nom de la pensée, que la pensée ignore les murs fanés, les cloisons couleur rouille. Zéno Bianu est Jimi Hendrix et inversement.

     

    Avec Stéphane Koechlin (qui porte en lui l’indéfectible amour de Philippe Koechlin, le père, inventeur du mensuel Rock & Folk), nous approfondissons le vertige du verbe. Nous comprenons que la vie est une source et cette source fait jaillir "Voodoo Child", un aveu lâché par Yazid Manou. Car Yazid Manou est la vigie qui surplombe toutes les secondes d’Hendrix. Yazid Manou est l’ultime et le premier recours lorsqu’on va vers Hendrix d’un pas tant soit peu décidé. Stéphane Koechlin a voulu attraper Hendrix par le bout de la connaissance suprême. Plutôt que compiler ce qu’on sait, suppute ou conjecture, l’auteur de La légende du Baron rouge (Fayard, 2009) et de Michael Jackson, la chute de l’ange (L’Archipel, 2009) a suivi la trajectoire de Yazid Manou, fin connaisseur né à Nantes en 1965, révélé à Hendrix par la télévision d’Albert Raisner. Un vrai accompagnement jusqu’au cœur. Hendrix palpite, Hendrix est immortel puisque Yazid est capable à tout moment de certifier un fait ou d’effondrer une hypothèse. Yazid Manou et Jimi Hendrix sont main dans la main.


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    Régis Canselier est l’administrateur du forum Jimi Hendrix, le site de référence dédié à l’œuvre du guitariste le plus top, si l’on consent à faire rivaliser en puissance Eric Clapton, Jeff Beck, Frank Zappa et Carlos Santana. Régis Canselier adore Hendrix. C’est un idolâtre, un herméneute incomparable. Il sait tout depuis "Hey Joe"  jusqu’à la dernière note. Il sait que "Purple Haze" n’est pas ce qu’on croit et que "The Wind Cries Mary" inspira Miles Davis. Il sait que Jimi Hendrix est une famille où s’étreignent John Coltrane, Roland Kirk, Ornette Coleman, Jean-Sébastien Bach, Eric Dolphy, Bob Dylan et Arthur Rimbaud. Guy Darol

     

    JIMI HENDRIX (AIMANTATION), Zéno Bianu, Éditions Le Castor Astral, 112 p., 12 €

    BLUES POUR JIMI HENDRIX, Stéphane Koechlin, Éditions Le Castor Astral, 200 p., 12 €

    JIMI HENDRIX, LE RÊVE INACHEVÉ, Régis Canselier, Éditions Le Mot et le Reste, 460 p., 25 €

     


  • LIRE LA MUSIQUE 7

    Entre 2009 et 2012, Lire la musique, ma chronique (transverse) fut publiée dans Le Magazine des Livres aujourd'hui disparu. En voici le feuilleton complet.


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    RAP ET MINIMALISME

     

    Les crudités rabelaisiennes du rap, ce déversement de la parole démuselée où rouscaillent de manière concurrente les tenants de la critique sociale et les célébrateurs du faste et de la vie gourmande ont-ils à voir avec le minimalisme, art musical du temps suspendu ? Faiblement, ou alors dans le strict rapport qui les unit sur une frise chronologique.

    Né en 1970, avec The Last Poets, le rap est l’expression d’une colère dont les premiers crépitements se font entendre à Watts, un quartier de Los Angeles, pris d’assaut par les exclus du consumérisme. Il aura fallu vingt ans pour que cette coulée de lave traverse l’Atlantique et se diffuse « au bas des blocs » ainsi que l’écrit JoeyStarr. Vingt ans pour que la France transforme l’essai, essaime un flow inentendu et des lyrics qui se rattachent à la tradition de Villon. Le rap français, dix ans après est une anthologie essentielle, revue et corrigée par Jean-Claude Perrier qui publia l’initiale mouture en 2000. Piliers du rap (MC Solaar, IAM, Suprême NTM) voient ainsi leurs textes imprimés aux côtés d’anciennes et  nouvelles stars parmi lesquelles Booba, Diam’s, Le Klub des Loosers ou encore l’excellent Oxmo Puccino. Ce dernier, poète à l’estocade habile, est désormais accessible en livre de petite poche. Mines de cristal est un filon du verbe fulminatoire français. L’anthologie de Jean-Claude Perrier vaut comme reflet d’un courant qui souffle des rafales de mots neufs dans la continuité des troubadours, trouvères, orfèvres en rhétoriques du Moyen Âge. C’est la thèse défendue par cet écrivain prolifique qui, dans sa belle préface (Du rap considéré comme un des beaux-arts), évoque « La Ballade des pendus » et le verlan de l’argot des Coquillards. Pour lui, et l’invitation est puissante, le rap s’inscrit dans le sillage d’or de Boris Vian et de Raymond Queneau, ces maîtres de l’invention verbale.

    Le minimalisme s’oppose au rap pour autant que la retenue n’est pas amie de la dépense. L’exubérance de la vie vite, la vie qu’il faut brûler avant que la mort ne s’en charge, est antinomiste du minimalisme dont la philosophie coïncide avec l’éveil au seul présent du bouddhisme mahayana. Peu de livres se sont fait l’écho de cette formule modelée dans les années 1960 et dont le précurseur pourrait être Yves Klein (Conférence à la Sorbonne, 1959), si l’on en croit Joseph Ghosn. Tout l’ouvrage qu’il consacre à La Monte Young porte d’ailleurs à le croire. Il est d’un auteur passionné, longtemps journaliste aux Inrockuptibles, et qui a amassé, au fil des ans, les pépites sonores du minimalisme. Ce mouvement connecté à Fluxus et à l’art minimal des Donald Judd, Sol LeWitt et Richard Serra se développe à partir de La Monte Young né en 1935 dans l’Idaho où il s’étourdit du vent qui siffle autour de la maison, « s’interrogeant sur sa provenance, sa musicalité. »


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    Influencé par la musique indienne, et particulièrement les ragas d’Ali Akbar Khan, il recherche longtemps la possibilité d’aller à l’intérieur d’un son avant de découvrir la technique du temps long, les drones qui ralentissent l’égrènement des heures. Joseph Ghosn retrace le parcours d’un homme, véritablement hors du temps, et de sa compagne Marian Zazeela. Tout en déroulant le récit d’une vie, il nous fait croiser les grandes figures de ce mouvement : John Cale, Pandit Pran Nath, Terry Riley, Morton Subotnick, Charlemagne Palestine, Philip Glass et Steve Reich. L’ouvrage est un hymne à la musique qui plonge en soi, dans un monde de réminiscences. « Impossible de la faire tenir dans un ipod, impossible non plus d’en parler dans les dîners mondains », remarque Joseph Ghosn dans un soupir qui nous persuade, s’il en était besoin, qu’il n’y a décidément aucune passerelle entre les beats ultrarapides du rap et l’impression de temps suspendu que délivre un disque de Tangerine Dream. Complétée d’une discographie studieusement commentée, où la présence de Lou Reed surprend un peu, cette biographie fait progresser le point de vue du grand Michael Nyman qui, dans son indispensable Experimental Music (Éditions Allia, 2005), allumait les curiosités en présentant les Compositions de La Monte Young comme une « méthode d’expérimentation immédiate du temps démesuré dans le cadre d’une structure simple ». Guy Darol


    LE RAP FRANÇAIS, DIX ANS APRÈS, Jean-Claude Perrier, Éditions La Table Ronde/La Petite Vermillon, 412 p., 10 €

    MINES DE CRISTAL, Oxmo Puccino, Éditions Au Diable Vauvert, 127 p., 5 €

    LA MONTE YOUNG, Joseph Ghosn, Éditions Le Mot et le Reste, 119 p., 15 €


  • LIRE LA MUSIQUE 6

    Entre 2009 et 2012, Lire la musique, ma chronique (transverse) fut publiée dans Le Magazine des Livres aujourd'hui disparu. En voici le feuilleton complet.

     

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    GAINSBOURG ÉLEVÉ PAR UNE BIBLIOTHÈQUE

     

    La monumentale et irréfutable biographie de Gilles Verlant (Gainsbourg, Albin Michel, 2000) nous promenait dans la vie de l’aquoiboniste sans nous faire marcher en ligne droite dans une allée de jardin à la française. On découvrait une vie originée par la peinture, Matisse, Cézanne, Vlaminck, Derain, les impressionnistes ; et la musique de Scarlatti, Bach, Vivaldi, Chopin, Cole Porter. Être né sous une bonne étoile… jaune ; fuir le bonheur avant qu’il ne se sauve étaient des hiéroglyphes élucidés. Tout l’œuvre de Gainsbourg ayant trouvé son Champollion, nous étions sûrs de nous aventurer dans les dix-sept albums (de Du chant à la une ! à You’re Under Arrest) en connaissance exacte des effets et des causes. Tout était dit, pointilleusement, sinon que Gilles Verlant nous faisait accélérer le pas à certains endroits du parcours. On aurait volontiers ralenti lorsque Gainsbourg, dans ses chansons, feuillette Gérard de Nerval, Alexis Félix Arvers, Edgar Poe. Il m’a toujours semblé qu’à l’instar de Jules Renard l’auteur d’Evguénie Sokolov (« conte parabolique », Gallimard, 1980) avait été élevé par une bibliothèque. Gilles Verlant en livrait les prémisses en rappelant cette faculté qu’avait Gainsbourg de réciter des pages entières d’À Rebours, le manifeste décadent de Joris-Karl Huysmans. En sa retraite raffinée de Fontenay, Des Esseintes n’était-il pas la préfigure de l’ermite cultivé, composant dans le noir décor de la rue de Verneuil, parmi une collection de poupées et d’ivoires érotiques?

     

    Deux ouvrages, qui sont des rééditions complétées, affermissent l’hypothèse. Marie-Dominique Lelièvre a franchi le seuil qui conduit à « une opacité gothique ». Dans son Gainsbourg sans filtre, elle énumère le paysage, isole chaque objet, éclaire l’homme double (elle n’oublie pas Gainsbarre) dont l’empreinte se lit sur le canapé à têtes d’aigles qu’il affectionnait. Surtout, elle nous fait visiter « la pièce la plus agréable de la maison », celle où s’alignent sur les rayonnages « des strates de livres crayeux ». Nous y voyons l’exemplaire fatigué d’À Rebours, également Là-bas, puis les contes des frères Grimm, ceux d’Andersen, de Collin de Plancy, de Nodier, d’Hoffmann, de Dickens. Nous touchons Mallarmé en Pléiade, Adolphe de Benjamin Constant, lu par Gainsboug dans le film Charlotte for ever. D’autres bréviaires encore, ceux de Barbey d’Aurevilly, de Nabokov.  Les livres sont nombreux. On aurait aimé que la minutieuse biographe en dresse une liste exhaustive.

     

    Yves-Ferdinand Bouvier et Serge Vincendet sont éblouissants. Ils ont recensé la totalité des paroles de Gainsbourg. Soit plus de six cent textes assortis d’un appareil critique incluant les variantes et les sources. Ces exégètes patients et amoureux coordonnent l’ensemble à  l’arrière-plan littéraire. Et ce sont autant de flèches qui nous renvoient au siècle dans lequel l’amateur d’Octave Mirbeau paraissait être né. Le dix-neuvième, celui de Stendhal qui lui suggéra le pseudonyme de Julien Grix détourné de Julien Sorel, est assurément le temps de Gainsbourg, son refuge onirique, le pourvoyeur d’images et d’attitudes.


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    Le volume photographique que consacre Samuel Veis au Mur de Gainsbourg, celui des regrets et des lamentations, nous abandonne, transis, 5 bis rue de Verneuil, à la porte du rêve. Les cinquante-cinq clichés qui illustrent l’hommage ont été capturés, aux aurores, en février 1992, onze mois après le décès de Lucien Ginsburg. Ils forment un gros plan sur ce qu’était, il y a presque vingt ans, l’art du graffiti et de l’épigramme. Les flâneurs d’aujourd’hui mesureront, le livre en main, l’évolution du palimpseste. Et peut-être jugeront-ils d’une décomposition chez les Bossuet urbains. Guy Darol

     

    GAINSBOURG SANS FILTRE, Marie-Dominique Lelièvre, Éditions Flammarion, 282 p., 18 €

    SERGE GAINSBOURG, L’INTÉGRALE ET CÆTERA, LES PAROLES 1950-1991, Yves-Ferdinand Bouvier et Serge Vincendet, Éditions Bartillat-Omnia, 973 p., 19 €

    LE MUR DE GAINSBOURG, Samuel Veis, Éditions EST/Samuel Tastet Éditeur, 80 p., 19 €

     

  • LIRE LA MUSIQUE 5

    Entre 2009 et 2012, Lire la musique, ma chronique (transverse) fut publiée dans Le Magazine des Livres aujourd'hui disparu. En voici le feuilleton complet.


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    MILLE BASHUNG

     

    Musiciens consanguins, Serge Gainsbourg et Alain Bashung seront bientôt unis dans une même célébration par le chorégraphe Jean-Claude Gallotta. L’homme à la tête de chou, artefact sonore édité en 1976, décrivant les bûches d’une « petite shampouineuse assez chou » et les embûches d’un cœur bouillant, prendra chair et envol sur la scène de la Maison de la Culture de Grenoble dès le 12 novembre, prélude à une tournée aux cinq coins de la France, avec une halte conséquente au Théâtre du Rond-Point. Dans le même temps, À perte de vue, coffret composé de 27 CD, révélera la totalité de la discographie officielle de Bashung, augmentée de deux albums réalisés avec Chloé Mons, de bandes originales de films, d’enregistrements public, d’inédits, de raretés. Tout Bashung ou presque. Ce serait sans compter avec l’exercice biographique dont rend compte la librairie depuis la disparition du compositeur-interprète le 14 mars 2009. Et l’on aurait tort de croire que l’exégèse en restera là. Dans son monumental Gainsbourg, le pointilleux Gilles Verlant dénombrait, neuf ans après la mort de l’à-quoi-boniste, une vingtaine de coups de gapette. On peut prédire que l’édition ne fera pas moins  pour nous repaître d’Alain Bashung.

     

    Pour l’heure, trois volumes avec et sans grumeaux détaillent l’œuvre et la vie d’un homme qui nagea longtemps au large avant d’atteindre les rivages de la notoriété. Bashung s’impose en 1980 avec le succès de Gaby oh Gaby, après voir sué le perfecto à l’usine de Dick Rivers dont il fut l’arrangeur. Cette gloire acquise à l’obstination ne le rend pas ivre de facilité. Plutôt qu’enfiler les couloirs à smash hit, Bashung bifurque, emprunte des voies flexueuses, préfère la révolution permanente au roucoulant train-train. C’est ce parcours d’obstacles que dessine Marc Besse dans un ouvrage patient, tissé au cours de huit années et résultant de deux cents heures de conversation. Une sorte d’exploit physique, effusif, fraternel. On ne trouve rien à redire.

     

    De Patrick Amine, auteur d’Une vie, une déflagration (Denoël, 1985), livre d’entretiens avec Louis Calaferte, j’attendais qu’il nous mène au-delà de William Burroughs et de la méthode du cut-up, j’espérais qu’il glisse de Philip K. Dick à Jean Tardieu auquel rendait hommage Mortel battement/Nocturne, poème figurant sur l’album Organique de Zend Avesta. Bashung, magicien de la sphère sonore, a si souvent montré sa dilection pour les hardiesses verbales, nous étions curieux de connaître sa bibliothèque. Le livre de Patrick Amine est une biographie condensée, nourrie de précieux témoignages (Arman Méliès, Boris Bergman, Jean Fauque, Marc Hollander, Patrice Bollon, Hervé Di Rosa…) et de discussions avec un Bashung dont la connaissance musicale s’étend à des contrées secrètes où l’évocation d’Emmanuel Bove et d’Albert Marcœur force la plus saine curiosité.

     

    Pierre Mikaïloff, auteur de sommes talentueuses dédiées à Françoise Hardy et Bernard Cantat (Éditions Alphée), transcende le genre. Son Vertige de la vie est une réussite d’écriture. Composée dans un style qui est celui de l’empathie, cette biographie approche Bashung par des routes intérieures. Buddy Holly, Johnny Cash, Léo Ferré (trois cartes majeures dans son jeu) conduisent ici à Antonin Artaud dont il était assurément issu. Guy Darol

     

    BASHUNG(S), UNE VIE, Marc Besse, Éditions Albin Michel, 336 p., 20 €

    ALAIN BASHUNG, MONSIEUR RÊVE ENCORE, Patrick Amine, Éditions Denoël, 215 p., 13,50 €

    BASHUNG, VERTIGE DE LA VIE, Pierre Mikaïloff, Éditions Alphée/Jean-Paul Bertrand, 445 p., 21,90 €

  • LIRE LA MUSIQUE 4

    Entre 2009 et 2012, Lire la musique, ma chronique (transverse) fut publiée dansLe Magazine des Livres aujourd'hui disparu. En voici le feuilleton complet.


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    FLUXUS EST YOKO ONO

     

    Les vocalises à ressorts de Yoko Ono ne doivent pas nous faire oublier que la toute jeune tokyoïte se rêva cantatrice avant que de connaître John Cage qui l’initia en 1958 à la musique expérimentale. Elle était alors l’épouse de Toshi Ichiyanagi, infortuné compositeur d’avant-garde dont le nom scintillait dans le ciel pas uniment obscur de Fluxus.

    En effet, obscur n’est pas le mot qu’il convient de fixer sur un ciel irradié par Marcel Duchamp, l’aveuglant luminaire qui éclaire Fluxus, c’est-à-dire John Cage, c’est-à-dire Nam June Paik, c’est-à-dire Ben Vautier, c’est-à-dire Robert Filliou, c’est-à-dire Yoko Ono. Car Fluxus, c’est Yoko Ono et, jusqu’au 20 septembre, une exposition mahousse, marrante et de surcroît magnanime envers ceux qui ignorent tout de ce mouvement néo-dada survenu en 1952 et qui aurait calanché en 1978 avec la mort de George Maciunas, son militant le plus actif. Une exposition constellée d’objets gaguesques, de phrases explosives, d’images volcaniques et marquée, vous commenciez à vous en douter, par la présence de Yoko Ono. Une présence à la fois modeste et hautaine que résume ceci : une carte trouée au centre afin que l’on puisse voir le ciel.

    D’un coup, je vous sens moqueur. Fluxus serait donc cela. Pas grand chose, arguez vous in petto en émettant un pfuitt. Vous n’avez pas complètement tort. Pour Addi Koepke, « Fluxus peut être n’importe quoi » mais ce n’importe quoi est à prendre au sérieux pour peu que l’humour soit une valeur indémaillable. « La fête est permanente », lit-on ici ; « la vérité est subversive », assène-t-on là. Moquerie réactivée à la suite de Francis Picabia, flèches contre les guerriers (éternellement insubmersibles), Fluxus suspend la domination de l’artefact marchand encadré ou sur socle et propose l’Événement plus connu aujourd’hui sous le nom de Happening.

    Ainsi Yoko Ono et le bagism (spectacle d’un couple empaqueté), Yoko Ono et le Bed-In (avec John Lennon, il y a tout juste quarante ans, au nom de la paix !), Yoko Ono et Cut Piece (elle est révélée dans son absolue nudité à coups de ciseaux, à coups de coupures dans la posture de la femme japonaise totalement soumise).  Ainsi découvre-t-on Fluxus en déshabillant Yoko Ono si souvent caricaturée comme la sorcière qui aurait tué les Beatles.

    Écoutons plutôt son dernier album et l’on saisira, à condition de tendre l’oreille du côté de Fluxus (autrement dit John Cage, La Monte Young, Toshi Ichiyanagi) que le son et la lettre torsadent des signes mêlés d’humour et de choses aussi sérieuses que l’inessouflable désir de paix. Ou plutôt laissons-nous surprendre par Between My Head And The Sky (Chimera Music/La Baleine) opus supérieurement majeur de la grande vocaliste dont l’art s’entend dans la fin des Beatles et les débuts de John Lennon. Notons l’évolution électropop signée Keigo Oyamada alias Cornelius (ingénieur genius) et remarquons que le Plastic Ono Band vient de renaître, quatre décennies après sa consécration par Eric Clapton, Keith Moon, Klaus Voorman et Ornette Coleman. Sans doute la plus grande chose réalisée par la fluxusoïde depuis Yoko Ono/Plastic Ono Band (décembre 1970).

    Et puis lisons (le livre se glisse dans la poche et ne sort plus de la tête) la monographie de Bertrand Clavez sur George Maciunas, véritable révélateur de Fluxus, cette nébuleuse indiquant l’art, cette route pour mieux être en attendant le néant.

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    GEORGE MACIUNAS, UNE RÉVOLUTION FURTIVE, Bertrand Clavez, Éditions Les Presses du Réel, 191 p., 9 €

    … SOUDAIN L’ÉTÉ FLUXUS, Passage de Retz, 9 rue Charlot 75003 Paris. Tous les jours, sauf le lundi, jusqu’au 20 septembre 2009.

     

     

  • LIRE LA MUSIQUE 3

    Entre 2009 et 2012, Lire la musique, ma chronique (transverse) fut publiée dansLe Magazine des Livres aujourd'hui disparu. En voici le feuilleton complet.

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    L’AMOUR DU VINYLE

     

    En tournant les pages colorées d’Extraordinary Records, une sorte d’« édifice immense du souvenir », l’étonnement scopique est quelquefois distrait par de singulières sensations. On se souvient avec le nez. On se rappelle du microsillon noir accroché par le saphir d’un Teppaz Oscar et de l’odeur de bakélite. On voit la pochette de Sgt. Pepper’s avec son décor de feu d’artifices et l’on sent, ce que sentir veut dire, le chaud parfum du tourne-disque. 

    En visionnant les 500 vinyles de collection appartenant à Alessandro Benedetti et Peter Bastine, la mémoire réveille tous les sens et nous mesurons au passage que la perspective proustienne du ressouvenir est totalement compromise chez les possesseurs d’iPod. Outre que le format de compression MP3 est une théorie inaudible pour toute oreille méritant ce nom, les compilateurs de fichiers sonores parvenus à l’âge du retour sur soi (lequel pourrait devenir l’âge du retour contre soi) auront beau dilater leurs narines, aucune molécule odorante (émanant d’un bon vieux vinyle) ne viendra chatouiller ces sphères sensibles qui, de circonvolutions en circonvolutions, mènent au cœur battant de la jeunesse radieuse. Quinauds, comme aurait dit Henri Calet, becs dans l’eau, mains moites au fond de poches vides, les amadoués du numérique contempleront un néant orné de machines désuètes. 

    Car rien ne remplacera jamais l’ampleur du son vinyle, rien ne pourra aggraver l’agréable d’une sortie de pochette avec froissement de cellophane, l’enchâssement de la galette sur la platine, la délicate approche du diamant au-dessus du sillon. Rien (et surtout pas cette réduction au format carte postale qu’est le CD aujourd’hui moribond) ne vaut un disque (oui, un disque !) précieusement enveloppé et mis en orbite par des images d’artistes.

    Né en 1982, d’un mensonge consistant à nous faire croire que l’on aurait accès, sur un support approchant le timbre-poste, à kyrielles d’heures d’écoute, le CD, en son boîtier cristal friable, succédait au LP (Long Play) dont les pochettes étaient signées par de grands maîtres : Andy Warhol, William Claxton, H.R. Giger, Barry Godber, Rex Ray, Mati Klarwein, Calvin Shenkel… On ne peut en effet s’ébahir, avec un bonheur identique, devant  la photographie d’Iain MacMillian, celle d’Abbey Road et de sa Coccinelle blanche (aujourd’hui visitable au musée Volkswagen de Wolfsburg), selon que l’on détient l’album cartonné ou le truc en plastoc. On ne peut s’émouvoir durablement, c’est-à-dire à jamais, du cliché de Storm Thorgerson immortalisant Atom Heart Mother de Pink Floyd, soit Lullubelle III. La vache quoi ! La vache de nos voyages champêtres psychédéliques. On ne peut pleurer l’agonie du CD si l’on hume, si l’on se laisse transporter, dans les pages d’Extraordinary Records, pavé volant comme le tapis des contes, où se suivent vinyles bleus, roses, oranges, améthystes, fluorescents, argentés, translucides, à hologrammes, à effet miroir, avec stries, cercles, éclaboussures, sciés à la main en forme de cœur, de téléphone, de note de musique, de guitare, de chauve-souris, de papillon… Tout cela. 

    Un livre énorme comme une exposition unique, historique. Voir des disques shaped, le smiley d’Harvey Ball (le real one, celui datant de 1963), les pourpres vinyles de Deep Purple, le bleu PVC de Lost Horizon, BO du film de 1973, adaptant le roman de James Hilton, avec Burt Bacharach à la baguette. Voir ces picture disc phosphorescents, ceux de Kraftwerk ; les presque nus de Marilyn Monroe, Jayne Mansfield, Brigitte Bardot, Madonna ; une rare, très rare pochette de Spinal Tap, laquelle, dit-on, dégage une odeur de rosbif lorsqu’on la gratte. Voir et sentir au fond de soi les disques issus des 78 tours shellac, c’est possible. C’est jouissif. C’est se jeter dans le rétroviseur et découvrir à partir des années 1950, l’aventure rock-pop-jazz et sa mise en scène en un livre considérable. Pèlerinage. Musée. Vie antérieure. Guy Darol

     

    EXTRAORDINARY RECORDS, Présentés par Giorgio Moroder et Alessandro Benedetti, Éditions Taschen, 432 p., 29,99 €

     

  • LIRE LA MUSIQUE 2

    Entre 2009 et 2012, Lire la musique, ma chronique (transverse) fut publiée dansLe Magazine des Livres aujourd'hui disparu. En voici le feuilleton complet.


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    JAZZ A TOUS LES ETAGES

     

    Il est encore temps d’emprunter la timeline qui traverse « Le Siècle du Jazz » mais il est nécessaire de rester concentré sur le fait que l’exposition qui se déroule au musée du quai Branly s’achèvera irrémédiablement le 28 juin 2009. Manquer ce voyage équivaudrait à refuser la main tendue de Scott Fitzgerald, un rendez-vous avec Paul Morand ou encore une fiesta dont le Maître de Cérémonie serait Michel Leiris. Il serait dommage d’échapper à un événement qui mène du jazz à la littérature en passant par le cinéma, la peinture et la photographie. Quelque chose d’aussi vaste que 2000 mètres carrés rassemblant mille objets comme ces tableaux de Marcel Janco et de George Grosz, de Kupka et de Matisse, ces films de George Stevens, ces clichés de William Claxton, ces pochettes de disques crayonnées par Andy Warhol qui nous parlent d’Aretha Franklin et de Fred Astaire, de Billie Holiday et de Duke Ellington, alors que de ballroom en bastringue - autrement dit de salle en salle, suivant un parcours qui s’apparente à une dérive hallucinée dans les rues vibrantes et arachnéennes de la Nouvelle-Orléans -, s’entend le « tumulte noir », celui que l’affichiste Paul Colin avait rendu vivant en fixant le mouvement de Joséphine Baker sur pierre calcaire pour célébrer la Revue Nègre.

    Daniel Soutif, commissaire de l’exposition, s’en est tenu à l’impossible. Il a réalisé ce que nos rêves caressent, caressent seulement : le retournement de la flèche du temps, la réversibilité des heures. Nous sommes embarqués en 1917 et ce sont des clameurs, la sueur coule, les corps sont des pâtes modelées sous l’effet d’une nouvelle scansion appelée jass, un vocable rapide, une mutation anthropologique, quelque chose qui cogne et fait danser, un cri, une libération. On va d’une œuvre l’autre, d’une cloison abattue à une porte de papier. On traverse le jazz, l’oreille changée en papillon, les yeux palpitants comme un cœur abreuvé de rhum. On est poussé dans les époques par des vents divers et chauds, des vents nommés swing, bebop, free, des vents anabatiques et qui poussent vers le haut. Ici, la lumière s’appelle black light. Elle déroule un chemin où Miles Davis est l’ami de Kenneth Rexroth (l’auteur de Poetry and Jazz) et de Jean Echenoz. Car tout est possible, n’est-ce pas ? Le jazz est tous les âges, tous les arts. Le jazz est le chemin qui mène à Ornette Coleman et à Jackson Pollock, à Piet Mondrian et à Norman McLaren, à Georges Bataille et à Francis Picabia.

    Sortant de ce bain de lueurs et de sons, vous cherchez une fleur à cueillir, un pépiement à mettre en bouche. Lisez Be-Bop de Christian Gailly (l’un des mille objets exposés) et écoutez "Ask Me Know" de Thelonious Monk. N’oubliez pas de tendre la main à Scott Fitzgerald qui écrivit Tales of the Jazz Age  (Les Enfants du jazz, 1922) comme un serment, comme une entéléchie. Le jazz est un élan et les picotements de bonheur qu’on éprouve à chaque pas que l’on fait dans « Le Siècle du Jazz » nous rappellent que ce style musical issu de l’oppression est le seul cri inextinguible.

    En complément de ce voyage chronologique, il convient de se procurer le catalogue éponyme conçu par Daniel Soutif et brillamment introduit par Hubert Damisch. De même, il est heureux de posséder Giant Steps – Jazz en 100 figures, dernier ouvrage de Guillaume Belhomme, à qui nous devons une remarquable (très lumineuse vraiment) biographie d’Eric Dolphy (Éditions Le Mot et le Reste, 2008), et qui est à lire comme un aide-mémoire ou, à l’opposé, un guide du néophyte cherchant les meilleures pistes pour plonger sans plus attendre dans le meilleur du jazz, ce mot inventé par Ernest J. Hopkins, en 1913, pour le San Francisco Chronicle. Guy Darol

     

    LE SIÈCLE DU JAZZ, Éditions Flammarion-Skira, 416 p., 49,90 €

    GIANT STEPS, Guillaume Belhomme, Éditions Le Mot et le Reste, 432 p., 23 €

     


  • LIRE LA MUSIQUE 1

    Entre 2009 et 2012, Lire la musique, ma chronique (transverse) fut publiée dans Le Magazine des Livres aujourd'hui disparu. En voici le feuilleton complet.


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    MARC-EDOUARD NABE SANS ÉPINES


    Rares sont les laudes aux livres réédités. Et quand il s’agit d’ouvrages de Marc-Édouard Nabe, motus, ostracisme tenace. L’auteur de Chacun mes goûts, on le sait, mâchecoule au lazaret des Lettres une amertume chronique dont il se sert parfois, plus ou moins drolatiquement, pour tailler des costumes aux veinards, pour écharper d’anciens voisins de palier. Comme dans Le Vingt-Septième Livre, préface à la réédition d’Au Régal des vermines (Le Dilettante, 2006), devenue volume à part entière, léger en pagination, lourd en lancer du poids taillé dans la fonte dont on fait les canons. Michel Houellebecq y est visé selon une technique d’approche qui consiste à tourner autour de son sujet avec des grimaces amies et du sucre d’orge avant de le jeter au sol et de le sacrifier sur l’autel d’une littérature confite au rock et au naturalisme nouveau. On ne dit pas que nous avons mal pour Houellebecq qui en verra bien d’autres. On est même tenté d’abaisser notre bada. Oui, chapeau pour l’exercice de style. Impressionnante descente en flammes finement slalomée. Pour Nabe, il ne fait aucun doute que Houellebecq a tiré son épingle du jeu en s’accointant avec le rock (une sorte d’escroc), tandis que lui, nourri de jazz et le défendant becs et ongles, aurait choisi le cheval fourbu, le canasson pour outsiders.

    Ne distinguant pas, pointilleux dans l’effacement des barrières de style, entre les forces issues du rock et les puissances du jazz, nous disons que l’équation est branque. Branque puisqu’elle prétend démontrer que Nabe est pauvre et injustement méconnu tandis que Houellebecq est riche et injustement célèbre. Il y a de l’élève de petite section chez Nabe, quelque chose du gosselot mal aimé. Quelquefois, il en devient splendide. Ainsi ce qu’il dit des mères, page 21, compose en une poignée de mots une théorie de la littérature. Mais là où Nabe est toujours grand, immensurable, et jamais on ne le prend en défaut d’ombilication, c’est dans ses éruptions sur le jazz. Dans ce domaine, l’Etna, c’est lui.

    La Marseillaise, par exemple (autre réédition), est l’hymne le plus volcanique jamais écrit sur Albert Ayler, une quintessence d’amour du jazz libre. L’art de Nabe n’est pas d’entrer dans la peau du personnage mais de s’injecter le personnage dans les veines, de sorte qu’il en éprouve tous les battements, tous les élans y compris les fatigues, y compris les folies. On entend Ayler. On le vit. On voit le « jazzman eschatologique chantant les horreurs d’un monde sans Dieu ». Presque, il jette sur nous le dernier coup d’œil, le dernier cri avant de disparaître dans les eaux de l’Hudson River.  « L’harmonie suprême est au bout de l’anarchie absolue », écrit Nabe pour définir la trajectoire du saxophoniste et ce « chaos joyeux » qui fait d’Albert Ayler le jazzman de l’apocalypse.

    Avez-vous lu Nuage ? Publié en 1993, remis en vente pour les malchanceux. Je ne compte les fois où je l’ai ouvert. Jamais rassasié. Heureux de l’avoir à portée d’ouïes. Car ce livre sur Django est un chant qu’il convient de lire à haute voix. Profusion d’images sonores, crépitation de mots exacts, nuées de formules sans prétention herméneutique. Limpide comme le bleu du ciel, cette leçon de djangologie s’attache à nous montrer les nuages dans la tête du « plus grand jazzman non noir ».

    Lorsqu’il ne souffre pas des épines de l’envie, Nabe est lyrique, delteillien, l’atrabilaire devient aimant et sa manière, héritée d’Albert Paraz, est le grand art qui manque au temps, le souffle jovial dont l’édition nous prive. Guy Darol

    LE VINGT-SEPTIÈME LIVRE, Marc-Édouard Nabe, Le Dilettante, 93 p., 10 €

    LA MARSEILLAISE, Marc-Édouard Nabe, Le Dilettante, 47 p., 9, 90 €

    NUAGE, Marc-Édouard Nabe, Le Dilettante, 61 p., 9, 90 €