Entre 2009 et 2012, Lire la musique, ma chronique (transverse) fut publiée dansLe Magazine des Livres aujourd'hui disparu. En voici le feuilleton complet.
JAZZ A TOUS LES ETAGES
Il est encore temps d’emprunter la timeline qui traverse « Le Siècle du Jazz » mais il est nécessaire de rester concentré sur le fait que l’exposition qui se déroule au musée du quai Branly s’achèvera irrémédiablement le 28 juin 2009. Manquer ce voyage équivaudrait à refuser la main tendue de Scott Fitzgerald, un rendez-vous avec Paul Morand ou encore une fiesta dont le Maître de Cérémonie serait Michel Leiris. Il serait dommage d’échapper à un événement qui mène du jazz à la littérature en passant par le cinéma, la peinture et la photographie. Quelque chose d’aussi vaste que 2000 mètres carrés rassemblant mille objets comme ces tableaux de Marcel Janco et de George Grosz, de Kupka et de Matisse, ces films de George Stevens, ces clichés de William Claxton, ces pochettes de disques crayonnées par Andy Warhol qui nous parlent d’Aretha Franklin et de Fred Astaire, de Billie Holiday et de Duke Ellington, alors que de ballroom en bastringue - autrement dit de salle en salle, suivant un parcours qui s’apparente à une dérive hallucinée dans les rues vibrantes et arachnéennes de la Nouvelle-Orléans -, s’entend le « tumulte noir », celui que l’affichiste Paul Colin avait rendu vivant en fixant le mouvement de Joséphine Baker sur pierre calcaire pour célébrer la Revue Nègre.
Daniel Soutif, commissaire de l’exposition, s’en est tenu à l’impossible. Il a réalisé ce que nos rêves caressent, caressent seulement : le retournement de la flèche du temps, la réversibilité des heures. Nous sommes embarqués en 1917 et ce sont des clameurs, la sueur coule, les corps sont des pâtes modelées sous l’effet d’une nouvelle scansion appelée jass, un vocable rapide, une mutation anthropologique, quelque chose qui cogne et fait danser, un cri, une libération. On va d’une œuvre l’autre, d’une cloison abattue à une porte de papier. On traverse le jazz, l’oreille changée en papillon, les yeux palpitants comme un cœur abreuvé de rhum. On est poussé dans les époques par des vents divers et chauds, des vents nommés swing, bebop, free, des vents anabatiques et qui poussent vers le haut. Ici, la lumière s’appelle black light. Elle déroule un chemin où Miles Davis est l’ami de Kenneth Rexroth (l’auteur de Poetry and Jazz) et de Jean Echenoz. Car tout est possible, n’est-ce pas ? Le jazz est tous les âges, tous les arts. Le jazz est le chemin qui mène à Ornette Coleman et à Jackson Pollock, à Piet Mondrian et à Norman McLaren, à Georges Bataille et à Francis Picabia.
Sortant de ce bain de lueurs et de sons, vous cherchez une fleur à cueillir, un pépiement à mettre en bouche. Lisez Be-Bop de Christian Gailly (l’un des mille objets exposés) et écoutez "Ask Me Know" de Thelonious Monk. N’oubliez pas de tendre la main à Scott Fitzgerald qui écrivit Tales of the Jazz Age (Les Enfants du jazz, 1922) comme un serment, comme une entéléchie. Le jazz est un élan et les picotements de bonheur qu’on éprouve à chaque pas que l’on fait dans « Le Siècle du Jazz » nous rappellent que ce style musical issu de l’oppression est le seul cri inextinguible.
En complément de ce voyage chronologique, il convient de se procurer le catalogue éponyme conçu par Daniel Soutif et brillamment introduit par Hubert Damisch. De même, il est heureux de posséder Giant Steps – Jazz en 100 figures, dernier ouvrage de Guillaume Belhomme, à qui nous devons une remarquable (très lumineuse vraiment) biographie d’Eric Dolphy (Éditions Le Mot et le Reste, 2008), et qui est à lire comme un aide-mémoire ou, à l’opposé, un guide du néophyte cherchant les meilleures pistes pour plonger sans plus attendre dans le meilleur du jazz, ce mot inventé par Ernest J. Hopkins, en 1913, pour le San Francisco Chronicle. Guy Darol
LE SIÈCLE DU JAZZ, Éditions Flammarion-Skira, 416 p., 49,90 €
GIANT STEPS, Guillaume Belhomme, Éditions Le Mot et le Reste, 432 p., 23 €