Entre la littérature et la vie, certains n’hésitent pas, ils choisissent la littérature. Choisir la littérature, ce fut pour Marcel Schwob « la seule existence possible ». Ainsi l’a écrit le savant Sylvain Goudemare dans sa biographie sur l’auteur du grand, très grand Livre de Monelle copié par Gide. Schwob en était certain. La littérature était sa passion. La littérature était sa vie.
Deux auteurs piqués de science nous déclarent aujourd’hui d’étranges choses. Selon le linguiste Tzvetan Todorov qui inventa avec Gérard Genette la poétique («étude des propriétés du discours littéraire »), la littérature est condamnée à disparaître du fait que son apprentissage institutionnel privilégie désormais la pédagogie des outils d’approche. Il est gonflé Todorov ou bien perclus de remords. C’est lui qui, accompagnant le combat de la textuation post-structurale, érigea l’écrit en pièce à disséquer. Todorov a beau se lamenter à la lecture d’un Bulletin officiel du ministère de l’Éducation Nationale qui ordonne d’envisager la littérature sur « un mode plus analytique », il siégea entre 1994 et 2004 au Conseil national des programmes. Fallait pas y aller Todorov ! Il ne fallait pas participer à une entreprise qui appelle, chaque jour un peu plus et à coups de projets et de projets de projets, à transformer magiquement l’art d’enseigner en une pseudo-science. Car à force de scientifier la vie (et la littérature, c’est l’égale de la vie), on aboutit à des situations comme celle où se trouve notre bon vieux Todorov qui tant aime la littérature. On se mord les doigts. On s’autoflagelle. On écrit La Littérature en péril, ouvrage incohérent, surtout pas boutefeu.
Il peut écrire : « La littérature peut beaucoup ». Ou : « Si je me demande aujourd’hui pourquoi j’aime la littérature, la réponse qui me vient spontanément à l’esprit est : parce qu’elle m’aide à vivre. » Et conclure par : « À nous, adultes, incombe le devoir de transmettre aux nouvelles générations cet héritage fragile, ces paroles qui aident à mieux vivre. » On n’oublie pas qu’il contribua à ce qui me fit déserter l’université, jambes au cou : l’opération de dessèchement. Je conserve en mémoire inusable le souvenir de l’étude des Chants de Maldoror dans l’enceinte sorbonnarde post-soixante-huit par un professeur inspiré de la grammatologie en vogue : la mort est sûrement moins chiante. Cette dissection baveuse/bavarde ô combien a beaucoup participé à l’éloignement de la littérature, cet épicentre des émotions. Todorov peut geindre. Todorov peut prédire le pire.
Le pire est derrière nous Todorov, du temps que vous étiez tendance.
Un autre, publiant chez Minuit, se demande Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? Pierre Bayard, auteur d’essais aux titres choupaïesques (Comment améliorer les œuvres ratées ?, Qui a tué Roger Ackroyd ?, Demain est écrit), affirme qu’il n’est pas raisonnable de tout lire. N’a pas tort. Question de bon sens. Puisque c’est mission impossible. Il recommande en suivant le propos de Robert Musil, dans L’Homme sans qualités, de se faire une « vue d’ensemble ». Il suffit, selon lui, de savoir où se place tel livre dans « la bibliothèque collective ». Non plus de prendre plaisir, serait-ce même, au texte. Puisque « la lecture est le lieu de l’évanescence », à quoi bon se fracturer la tête. Survolons. L’essentiel est de ne pas sembler bête lorsqu’on nous interrogera sur Marcel Proust ou sur James Joyce. Que l’on en sache par l’écho paraît important autant que d’en connaître par la lecture. Du moment que l’on puisse classer aisément. Du moment qu’à l’université, où tout le monde travaille, chacun sait, le professeur qui a zappé telle œuvre de Shakespeare ne soit pas pris pour un con à l’instant cruel où tel étudiant fouille-merde lui posera la question qui tue. Pierre Bayard démontre, références littéraires sous le coude, qu’on peut très bien faire illusion sans lire. Chapeau bas !
Il manque le livre qui témoignerait en faveur de la littérature, de la littérature indestructible, naturellement. Celui qui nous dirait : perdez votre temps, lisez ou ne perdez pas votre temps, lisez – les deux propositions se valent. En vérité, l’ouvrage existe. Il est d’Éric Dussert et s’intitule La littérature est mauvaise fille. On songe à Charles Monselet (1825-1888) pour Les Oubliés et les Dédaignés (Poulet-Malassis et de Broise, 1857), recueil de figures littéraires de la fin du 18e siècle. Comme éditeur (au Griot), comme libraire d’anciens (9, rue du Cardinal Lemoine 75005 Paris), Sylvain Goudemaire fit/fait beaucoup pour perpétuer le nom de Monselet qui perpétua ceux de Barbara, Esquiros, Defontenay, Mercier, le Cousin Jacques, Olympe de Gouges, Rétif… La littérature est mauvaise fille est dédié à Sylvain Goudemare. Cette collection d’écrivains rares s’ouvre justement sur une nouvelle de Charles Monselet.
Éric Dussert a la passion des scintillements qui exigent la patience, l’attention soutenue, quelquefois la lorgnette (!). Sa chronique dans Le Matricule des Anges se nomme Les é garés, les oubliés. On voit sa concomitance avec celui qui signa Les Oubliés et les Dédaignés. Car Éric Dussert ne supporte pas que l’on passe sans voir auprès d’une œuvre, qu’elle soit actuelle ou inactuelle. Est-ce une passion ? N’est-il pas lui-même celui qui a choisi ? La littérature ou la vie. M’est avis que pour le critique littéraire et préfacier et éditeur et pamphlétaire (car il est tout cela à la fois), les deux marchent ensemble, d’un même pas flâneur. Une chose est absolument certaine, je ne vois pas Éric Dussert survoler ou arranger de mesquines combinaisons pour laisser accroire qu’il a lu un livre qu’il n’aurait pas lu ; je ne le vois pas désespérer de la littérature. Avec lui, soyons quiets, la littérature vit. Elle ne rapporte rien mais elle vit.
Comme Charles Monselet ou Jacques Brenner (ces grands), il croit en une littérature analeptique, il pense que l’on peut aller/avancer mieux en lisant Bienvenu Merino qu’il vient de rééditer à l’Atelier du Gué. Il est convaincu qu’il nous faut découvrir ces écrivains du temps passé que la critique (si souvent paresseuse) a délaissé. Il invite avec son enthousiasme et son talent à se pencher maintenant, si possible maintenant, sur quelques écrits brefs de Jean Richepin (1849-1926) ou de Théo Varlet (1878-1838), d’Isabelle Eberhardt (1877-1904) ou de Joseph Méry (1797-1866). Ils sont au nombre de quinze dans cette magnifique réunion à nous dire que la littérature fait vivre, qu’il fait bon vivre en la lisant. Pour chacun d’eux, Éric Dussert a donné tout ce qu’il a d’informations utiles. Si bien qu’après nous être enflammé pour L’expiation de Gabriel de Lautrec (1867-1938), on peut en apprendre sur ce « confrère de Georges Courteline et d’Alphonse Allais, un humoriste donc qui a redoublé de malchance en recevant un patronyme écrasant. » Tous les auteurs sont livrés avec une biographie et la preuve qu’ils sont exceptionnels. Éric Dussert qui est un homme de bon goût a évidemment choisi le meilleur de ce qu’ils avaient créé dans le bref, l’adamantin. Si bien que son livre est une démonstration que l’amour de la littérature ne crèvera jamais, qu’elle est consubstantielle du cœur, un battement nécessaire. Pas un cadavre, Todorov, pas un cadavre ! Donc, en dépit des craintes d’apprenti sorcier et des carambouilles d’herméneutes malins, la littérature, elle se porte bien. Enfin, comme elle peut, avec l’intérêt qu’on lui porte. Elle va solitaire la littérature, accompagnée toujours de solitaires. Elle va, elle va bien. Oui, merci. Guy Darol
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Marcel Schwob ou les vies imaginaires
Sylvain Goudemare
341 pages, 21,19€
Le cherche midi éditeur, novembre 2000
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La littérature en péril
Tzvetan Todorov
93 pages, 12€
Flammarion, collection Café Voltaire, décembre 2006
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Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?
Pierre Bayard
163 pages, 15€
Les Éditions de Minuit, décembre 2006
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La littérature est mauvaise fille
Éric Dussert
197 pages, 19€
Atelier du Gué, novembre 2006
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Ma fille Olinka a sept ans aujourd'hui, à cette heure.
"Il faut se faire une déraison."
Mais, au fait, qui signa cet exact constat ?