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EVERYTHING IS POLITICAL ❘ 10. LE PASSAGE DU CRI

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Car le cri passe. Les génies de la politique s’ingénient à le faire passer. Et ça marche. Comment pouvions-nous ne pas ? Les figures qui nous attiraient étaient celles de drogués ou de fous. Nos étoiles ne menaient nulle part, sauf à briller auprès des asticots. Nous suivions avec un même intérêt la tragédie du groupe Baader. Et la revue n’était pas muette sur ce point d’horreur. La société – je dis ce mot qu’abominait Artaud – ajustait ses contre-feux.  Savoir que les membres de la R.A.F étaient placés dans des cellules achromatiques : ni son ni lumière. La torture blanche est un programme sans traces visibles. Elle entraîne la perte de la sensibilité proprioceptive. Le détenu ainsi traité devient sourd à ses propres cris. Ce phénomène est appelé white noise.

Les méthodes employées à la prison de Stammheim faisaient froid dans le dos. Elles s’apparentaient aux techniques du Troisième Empire. L’étouffement du cri auquel succèderait bientôt la mort réelle – Holger Meins décèdera après 57 jours de grève de la faim ; Ulrike Meinhof sera trouvée pendue – jette sur la révolte en actes un trouble qui se traduit bientôt par un ralentissement des fougues. Au milieu des années 1970, les excès revêtent des formes apparentées à la vianesque politesse du désespoir. L’humour grinçant reprend du service – différence et répétition –, dans un esprit voisin des railleries de Kurt Schwitters et Francis Picabia, d’Arthur Cravan en sa funeste pluralité.

Poète devenu professeur de boxe à l’Ecole de culture physique de Mexico, Cravan signe une lapidation de Guillaume Apollinaire* de son nom adossé aux fonctions suivantes : chevalier d’industrie, marin sur le Pacifique, muletier, cueilleur d’oranges en Californie, charmeur de serpents, rat d’hôtel, neveu d’Oscar Wilde, bûcheron dans les forêts géantes, ex-champion de France de boxe, petit-fils du chancelier de la reine, chauffeur d’automobile à Berlin, cambrioleur, etc., etc., etc.

« Chacun est le collectif », écrit Holger Meins dans un message ultime.

Arthur Cravan agit au nom de l’art qui n’est pour lui qu’un moyen d’attaque. Il méprise l’ordre social et le prouve en dévalisant un bijoutier de Lausanne. Il revendique l’honnêteté en déclarant que l’art ne vit plus que de vols, de roublardises et de combinaisons**. Il abhorre le mensonge et les manières (André Gide dont il se paie la fiole) et revêt les habits de la dérision (notamment l’uniforme du roi George V) pour mieux porter atteinte aux abrutis qui ne voient le beau que dans les belles choses***. Comme Andreas Baader, Gudrun Ensslin, Jan-Carl Raspe et Ulrike Meinhof, l’homme des extrêmes disparaît en 1918 dans des conditions jamais élucidées.

La rue que nous voulions transformer en atelier d’idées se referme. Elle laisse place désormais aux bonimenteurs et artistes urbains subventionnés par les Conseils généraux. Elle vibre mais sous le contrôle de l’État, surveillée par les agents gouvernementaux de la Culture et de la Police. Quelque temps nous nous emparons des estrades publiques en croyant prendre des bastilles. Nous faisons l’histrion à la Revue parlée du Centre Pompidou, au Musée d’art moderne de la ville de Paris, à la librairie Shakespeare and co de George Whitman. Tout cela est bien entendu vain pour qui cherche à rallier des entreprises de démolition. Pour tous ceux qui se sont placés dans la perspective née Dada menant à la destruction des murailles.

Hormis les épisodes Action Directe, l’émeute éclate à temps perdu, sous l’impulsion généralement des erratiques d’Autonomie désirante et du groupe Marge. Fidèles à l’injonction situationniste, les autonomes brisent les vitrines du petit commerce et parviennent à fâcher boutiquiers et consommateurs. Assimilés aux voyous, les autonomes désormais surnommés casseurs, sont la hantise de la rue, la bête noire des services d’ordre de l’extrême-gauche. Guy Darol


* Arthur Cravan, Maintenant n°4, mars-avril 1914.

** Lettre du 19 janvier 1916 à André Level

*** Maintenant n°5, mars-avril 1915. Arthur Cravan ouvre un chapitre nommé PIF qu’il signe Marie Lowitska

 

Commentaires

  • J'ai lu deux fois tes dix opus de ton feuilleton ragaillardant.

    La première pour m'informer.

    La seconde pour savourer.

    C'est excellent !

    C'est excellent parce que c'est, à mon avis, le ton et la rhétorique appropriés pour restituer la richesse de notre combat d'alors ... combat d'alors qui continuait de précédents et que poursuivent les jeunes actifs des Underground contemporains.

    Ce qui est à l'oeuvre dans ta décade prodigieuse, c'est ton pacifisme exempt de toute compromission avec la violence du Système : tu informes dans un récit qui est dans son action même UNDERGROUND : ouvert.

    Tes notes en bas de pages sont des jalons et des pistes à emprunter.

    Ton récit est la geste d'une saga vaillante : on peut juste lui reprocher d'être un peu trop autoréférenciel, mais alors on répliquera qu'on ne peut écrire que ce que l'on connait : tu ne pouvais saisir de l'intérieur les expériences de "Falatoff", du "Parapluie" ou du "Tamanoir" puisque ... tu n'y étais pas !

    Tu montres également, de manière précise, les limites de ton action politique donc littéraire d'alors et de celle de tes amis : Mouna par exemple amusait les flics car il ne menaçait pas le Système, et pourtant il a donné à de nombreux jeunes le spectacle éloquent d'un Diogène définitif.

    Nous n'avons pas changé la vie ni le monde, comme nous y invitaient les Surréalistes et leurs fils spirituels les Situationnistes, tout comme les Dadaïstes le firent avant eux, mais nous avons eu le mérite d'exister, en-dehors de et en opposition à la Grande Epicerie Internationale ou au Bordel Ambiant que stigmatisa naguère feu Henry Miller.

    Ce que montre l'expérience de "Crispur" et de "Dérive", c'est la grande difficulté d'être honnête dans un monde peuplé de gens malhonnêtes : Jacques Rigaut, Jacques Vaché, les libertaires et nombre d'opposants à la Mort Lente, tous les partisans de la Vie, donc, l'ont dit et le diront : la Contre-Culture, le Gauchisme non doctrinnaire donc con, l'Underground en actes ne sont rien d'autre que le fruit des comportements d'êtres FONDAMENTALEMENT HONNETES dans un monde peuplé de ... coquins.

    Ce que montre également ta décade, c'est, dans la chronologie commentée des faits l'Histoire (avec une grande Hache, comme l'écrivait jadis feu Georges Perec), la chronologie commentée des faits montrant en filigrane que la société continue son travail d'extermination des intégrités et des rêves possiblement réalisables : la mort de Lip, que tu aurais pu évoquer mais il était tant de faits à évoquer, la mort de Lip, par exemple, a signé le meurtre, par le Capitalisme, de la possibilité des gens "ordinaires" de se grouper économiquement, par exemple.

    En définitive, tes dix opus signent la possibilité de vivre de manière libertaire, même si les fossoyeurs de toutes les révolutions que sont les idéologues alliés au tenants de l'Ordre Moral, noient dans une répression de chaque instant toutes affirmations pleines et entières d'une liberté évidemment possible.

    Bravo donc, mon cher Guy : peux-tu publier mon commentaire sur ton blog ? J'aimerais à voisiner avec toi sur ta fiche des Renseignements Généraux, moi qui m'emploie aux renseignements GENEREUX !

  • La nuit porte conseil : j'ai apprécié hier, via un courriel nourri, ton travail de décalogue de la liberté underground en marche.

    Ce matin je reprends la plume pour te faire part des idées nouvelles qui me sont venues.

    D'abord ton style : c'est celui de l'écrivain que tu es : une maîtrise avérée de l'art du récit tout en gratifiant fort utilement les lecteurs de notes stimulantes en bas de pages : tu te retrouves ainsi à la fois écrivain (de fiction ou d'Histoire) et journaliste, et ça c'est très percutant.

    Tu t'emploies également à utiliser des néologismes dont tu as le patent secret et ça c'est excellent aussi : le lecteur novice face aux mots nouveaux pour lui, peut les replacer dans un contexte logique grâce à la clarté de ton exposé : jamais il n'est perdu. Tu utilises également ce procédé dans tes articles de journaliste.

    Ce que l'on sent également de manière patente dans ton opus décimal, c'est ton pacifisme : "le style c'est l'homme", déclarait un de tes illustres confrères en plume, et l'homme Darol est un pacifiste en actes : ton texte nous le montre une fois de plus et surtout ton pacifisme est INSCRIT dans ton écriture, ce qui lui donne une force supplémentaire : celle de l'évidence.

    Quelle audience possible pour ta décade ? Celle des vieux, qui ont connu l'époque que tu décris : ils y retrouvent leurs petits avec des éclairages nouveaux et tout va bien. Celle des jeunes, ceux qui n'ont pas connu ces heures décrites, et qui trouvent grâce à toi la saga des heures passées : eux découvrent et tout va bien également.

    Ta saga prend place dans notre époque qui célèbre les années septante : à cela rien de plus naturel, l'Histoire se signalant de manière précise aux contemporains avec trente ou quarante ans de décalage chronologique : elle s'emploie, en quelque sorte et en sorte quelque, à éclairer les contemporains sur les agissements passés qui viennent, ipso facto, expliquer le monde moderne.

    Il n'est pas étonnant que la brute de l'Elysée tape depuis peu comme un tordu sur l'héritage historique de Mai 1968 : il attaque un point sensible non seulement de la mémoire collective mais de la clef explicative des comportements sociétaux et privés d'aujourd'hui.

    Ton travail a donc une ACTUALITE qui le place en-dehors de toute délectation narcissique : il intéresse directement les lecteurs d'aujourd'hui car il aide à mieux comprendre la vie et le monde en et de 2007.

    Il n'est que de voir la colonne de livres que tu proposes dans ton blog : nombre ont trait à l'époque que tu expliques, qui est celle de ton adolescence : à cela rien que de très logique et c'est tant mieux.

    On pourrait espérer qu'un éditeur à large diffusion de ses ouvrages édite, sous forme de plaquette, ta décade : l'opuscule qui en résulterait pourrait connaître un grand succès, à tout le moins. Il en a été ainsi, souviens-toi, avec le livret sur la peste brune édité jadis par les éditions du Cheyne ("Matin brun"), près de l'Ardèche, et qui atteint aujourd'hui un tirage de deux millions d'exemplaires.

  • Bonsoir,

    Il y en a un qui disait :

    "C'était mieux avant."
    Il l'a dit dans un paquet de langues et à beaucoup d'époques différentes. Ce n'est pas vraiment moi mais je dois me rendre à l'évidence quand je regarde ce qui se trame tout autour de nous :

    Arthur Cravan est bel et bien mort.

    Et il manque cruellement.

    Parce qu'il y a un sacré nombre de jobards de l'intellectuellerie artistique qui risqueraient de se faire tordre les parties sexuelles...

    Alors je me demande pourquoi ce n'est pas maintenant, Maintenant...

    Bien à vous, et joli travail.

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