Dans un essai devenu souvenir, Alain Fleig* démonte la mécanique en vogue du désir, son archipel d’îles fortifiées. Le risque, c’est l’émergence de l’unique, la parcelle et son drapeau. Lancé par les situationnistes, conceptualisé par Gilles Deleuze et Félix Guattari le mot serait contraire à son désir. Car il ne dit pas la volonté des volontés**, celle qui revendique l’énergie plurielle. Il se rabat au contraire sur le je qui demande une reconnaissance : chacun pour soi.
L’émergence du désir, au milieu des années 1970, est une tendance. La tendance du moment, c’est l’intégration des déviances au Système. Chaque groupe de combat (écolos, homos, féministes…) réclame la signature de la société, son aval, sa prise en charge morale. Revendiquer sa différence à ce niveau, c’est à la fois vouloir être ce qu’on est (ce que la société a fait de vous) et aussi vouloir le demeurer. C’est refuser la communauté humaine multiple et disparate au profit d’une communauté restreinte, écrit avec beaucoup de clairvoyance Alain Fleig, fondateur de la revue Le Fléau Social et, à ce titre, boutefeu dans le domaine des luttes spécifiques. Tout juste il met en garde contre un corporatisme issu de la pensée désirante.Très vite on voit apparaître au sein des groupes une sorte de normatif. Il y a la vision féministe du monde, la vision écologiste, la vision homosexuelle, la vision freudienne etc. Autant de poujadismes. Cette critique de la valorisation du rôle considérée comme un retour plus qu’une libération*** fait tache. Elle dit cependant ce qui va advenir : la promotion du ghetto, la répartition des singularités en quartiers, la fonte des icebergs dans l’océan de la marchandise. Il va de soi que la contestation qui emblématise 68 et son après a été recyclée en produit de consommation par les phagocytes de l’Empire. Il ne fallait pas manifester avec des drapeaux. Il ne fallait pas se fondre dans le cirque en revêtant des costumes. Il s’agissait de rompre ou de s’unir à la pauvreté.
La fin de la contestation coïncide avec le triomphe de la publicité – celle-ci n’étant qu’un moyen d’influence arrangé par les conquérants du libéralisme avancé – qui est l’estomac des transformations efficaces. La publicité ne fait pas que promouvoir des produits de nettoyage. C’est une machine à laver les manies : foyers du bacchanalat et de l’aventureuse sédition. Sa capacité à changer une barricade incendiaire en paillettes de cérémonie est saisissante comme de rendre impeccable un torchon noué dans différentes matières fécales.
Jean-Marie Touratier**** (déjà nommé) explique la domestication du désir par le stéréotype (mise à l’arrêt de tout ce qui erre, une sorte d’amidon sur tout ce qui excède, mais avec, en plus, cette ruse ultime de feindre la souplesse) et son entrée dans le vocabulaire de la consommation. Par exemple, il ne dit pas qu’on achète une moquette mais qu’on la désire. La récupération du désir était inscrite, comme l’a vigoureusement exposé Alain Fleig, dans le démarchage des minorités. Celles-ci ont agi pour être fondues dans le troupeau au lieu de demeurer agissantes et dangereuses.
Tout est repris dans la marmite des équivalences. L’équation magique revient à valoriser les rejets, les dégoûts, les oppositions. Le Capital possède cette technique de mise en rang et au pas. Il suffit pour cela qu’on lui fournisse les armes. Et ces armes sont vignettes, drapeaux, signes distinctifs. Pour ne pas passer à l’estomac des transformations efficaces, il importe de demeurer sans identité fixe, nomade, fugitif. Pas rétif à la norme, anomique au sein du hors-norme. Guy Darol
** Ce mot est à prendre avec la fermeté de Nietzsche : « Le problème de la vie : en tant que volonté de puissance (…) Critère de la force : pouvoir vivre selon des appréciations de valeur inversées et les revouloir éternellement », Fragments posthumes, automne 1887 – mars 1888
*** Les séparés qui demandent l’asile exigent de la société que celle-ci les enferme. Ils veulent leur admission au sein du château. Ils désirent l’harmonie avec les esclaves.