Cette image de la Place des Vosges, semblable à un décor de Chirico, est un point de fuite où je me perds souvent, assis à mon bureau, embarcadère des songes. Elle coïncide exactement avec le paysage que j’ai connu, au milieu des années 1960, lorsque avec mon ami Romain (le goupil des dérives nocturnes), nous partions en expédition dans les rues de Paris, à la recherche d’ambiances persuasives (parfums et bruissements), comme un voyage au-delà du visible.
J’habitais rue des Minimes, une voie généralement ombreuse, percée, en 1607, entre les rues de Turenne et des Tournelles. Mes parents occupaient un petit appartement au rez-de-chaussée des Archives Nationales de l’Assistance Publique, ancienne maison du XVIIIème siècle, restaurée (!) en 1952. À l’âge de 14 ans, j’eus une chambre au premier étage qui devint un passage idéal, le corridor des explorations interdites. J’attendais que Joseph et Agnès tombent en léthargie avant de franchir une fenêtre avec des gestes de velours. Vers minuit, je touchais l’asphalte et la rue était l’indicateur aléatoire qui mène à la sensation.
Romain était autorisé à fuir le domicile, un belvédère pharaonique sous les toits de la rue de Charonne. Autour des trois heures, il allait rejoindre son matelas tandis que je poursuivais en solo sous les arcades désertes.
J’aimais pousser les portes cochères et que mes pieds tâtent le pavé disjoint. Je choisissais un escalier recouvert de tapis et le plus duveteux si possible. Je m’étendais sur un palier et je guettais, un œil ouvert puisque l’autre sommeillait, les lueurs primitives, le pépiement des oiseaux de l’aube.
La Place des Vosges commençait à retentir un peu. Semelles ferrées. Talons aiguilles. Camion à benne des éboueurs. Les signaux m’avisaient de retrouver l’air bleu puis le trottoir de la rue de Béarn (son garage vitré où Francis Blanche remisait une Cadillac noire, la marchande de roudoudous et de pistolets à billes rouges, la papeterie Gobert) et je tournais l’angle. Je n’avais plus qu’à écarter les persiennes métalliques restées discrètement entrouvertes.
À la différence de la rue du Pressoir (Paris, vingtième arrondissement) où j’ai vécu jusqu’à la fin des années 1950, la voie ombreuse que longe une caserne de briques, bâtie sur l’ancien Couvent des Minimes (1611) qui vit s’instruire Descartes, n’a pas bougé d’un moellon. Et l’image que je vous en propose, contemporaine des années 2000, est la copie de mes visions du temps que je passais le corridor. Guy Darol