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jean-françois lyotard

  • EVERYTHING IS POLITICAL ❘ 9. LES NOUVEAUX ITINERAIRES

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    Nous abordions l’étroite rue Visconti qui n’était pas encore livrée aux boutiquiers d’art lorsque Jean-Pierre Faye nous demanda le sens du titre que l’on avait choisi. Tout enragés que nous étions, il n’était pas facile de rétorquer au proche ami de Gilles Deleuze, à l’ennemi de Philippe Sollers. Surtout, on ne pouvait embrouiller l’auteur de Langages totalitaires*, somme inégalée sur la sémantique politique du nazisme. Trait rapide entre les rues Bonaparte et de Seine, la voie que nous empruntions avait l’habitude des célébrités. Elle avait hébergé Racine, Balzac, Prosper Mérimée et l’auteur de La société du spectacle. Un poids semblait peser sur elle qui lui conférait un air de gravité, des manières anciennes. Comment le dire autrement : la rue retenait son souffle, aux aguets de cette suite de mots qui viendraient blasonner ses façades. Il régnait un silence impeccable que nous n’allions pas tarder à gâcher.

    Les circonstances, aussi l’époque, appelaient un propos qualifié, minutieusement référencé. La cartographie se devait d’être exacte et les itinéraires hautement probables. Notre revue s’appelait Dérive pour se démarquer des continents sévères qui surplombaient le monde des idées, à savoir Marx et Freud. Et cela sentait comme une allusion discrète à Jean-François Lyotard** tandis que, manifestement, nous voulions faire sentir le musc de notre sympathie à Guy Debord et Raoul Vaneigem.

    L’explication parut satisfaire Jean-Pierre Faye qui nous lança – mais sans doute était-ce pour rire – sur la piste de Jacques Lacan qui s’était emparé du concept pour désigner le parcours en boucle de la pulsion. Cela ne nous rendait pas malheureux que notre revue puisse suggérer, suivant le jeu de miroir des signes, Lacan et sa dérive de la jouissance.

    Chacun de nous savait que Dérive ne renvoyait à aucun des noms qui pointaient à l’université ou dans les cercles de la textuation. La plupart des figures qui trônaient au-dessus du temps – gens de pouvoir supposés subversifs – nous indifféraient comme les courses de chevaux, Jean-Edern Hallier, le roman y compris nouveau, la Rolls-Royce Corniche, le décès du cardinal Daniélou ou la fête des fraises à Bièvres. Ceux que nous préférions n’étaient et ne seront jamais admis au rata des puissants. André Laude, Jacques Prevel, Francis Giauque, Bernard Réquichot, Stanislas Rodanski, Michel Vachey, vous connaissez ? Ce sont amers utiles pour les navigateurs des mers secouées. Camaros des incendies d’Artaud, ceux-là n’ont pas été repris. En fuite toujours. Et parfumés comme le fennec. Ils ne risquent pas d’être domptés par les bonnes gens de la lettre morte. Dérive est un mot clochard (Georges Perros), on peut l’associer au pire. Ne parle-t-on pas de dérive libertaire, de dérive langagière ? À l’underground de l’underground officiel que représentait Change, la revue ne connut que les honneurs du Monde et de ses notules. Désordre et incontrôlable, elle est contemporaine d’un moment : le passage du cri au dit. Guy Darol



    * Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires, 1973.

    ** Jean-François Lyotard, Dérive à partir de Marx et Freud, 1973.