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  • PATRICK STRARAM

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    Patrick Straram et André Duchesne en 1973

    C'est en rejoignant le revue Crispur (Christian Gattinoni, Bernard Raquin, Henri Martraix & many others) que je connus le nom de Patrick Straram (1934-1988). Nous étions au début des années 1970 et l'on fréquentait les bars situés dans les radiales du Quartier Latin où l'on pouvait être compris en prononçant le nom de Patrick Straram. Je ne fus pas peu fier de participer dans ces mêmes années à un numéro Frenchy de la revue Hobo-Québec, véritable institution underground où le Bison Ravi (tel était l'autre nom de Patrick Marrast alias Straram) exerçait une grande influence. Longtemps je crus que cet écrivain au style bouillant était natif de l'Amérique du Nord. Il resta un local jusqu'à la parution en avril 2006 de Les Bouteilles se couchent (un vers d'un poème de René Fallet), roman court qui révélait tout de son existence parisienne et pré-situationniste.

    Les Bouteilles se couchent est assurément le meilleur livre sur l'état d'ivresse permanente. L'ivresse au-delà de l'ivresse. Celle qui se gagne en buvant coup sur coup jusqu'à ce que le corps se couche. Mais c'est aussi un précieux témoignage sur quelques figures connues : Guy Debord, Ivan Chtcheglov, Jean-Michel Mension, Michèle Bernstein. Dialogues faramineux. Vertigineuses paroles. L'écriture de Patrick Straram est un exercice sur le fil. Une prouesse. On abandonne le livre en titubant après avoir fréquenté intensément une dizaine de bars : Le Bouquet, Le Saint-Claude, Le Dupont-Latin, Le Métro et surtout Chez Moineau, situé 22 rue du Four et qui fut l'épicentre incandescent de la tornade situ.

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    LES BOUTEILLES SE COUCHENT

    Patrick Straram

    Editions Allia, 2006

    139 pages, 6, 10 euros

    www.alliaeditions.com

    LIRE EGALEMENT

    LETTRE A GUY DEBORD (31 octobre 1960)

    Patrick Straram

    Editions Sens & Tonka, 2006

    88 pages, 12 euros

    www.senstonkaediteurs.com

    VISITER

    SUR PATRICK STRARAM & GUY DEBORD

    REPERTOIRE NUMERIQUE DU FONDS PATRICK STRARAM

     

  • IVAN CHTCHEGLOV

     

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    Dans la première publication d’Internationale Situationniste (juin 1958), un répertoire définit quelques notions fondamentales : situation construite, psychogéographie, psychogéographe, dérive, urbanisme unitaire, détournement, culture, décomposition... Ces balises sont encadrées par un texte sans signature intitulé Problèmes préliminaires à la construction d’une situation et le Formulaire pour un urbanisme nouveau de Gilles Ivain aka Ivan Chtcheglov.

    Ce précis de Gilles Ivain, imagé d’une vue de Paris arachnéenne, expose les principes axiaux qui agiront sur le désir d’ambiances dont l’I.S. sera l’obusier jusqu’en septembre 1969. Ce texte rédigé en octobre 1953 réunit en phares des éléments si souvent développés par Debord.

    Ceci :

    « L’architecture est le plus simple moyen d’articuler le temps et l’espace, de moduler la réalité, de faire rêver. »

    « Une maladie mentale a envahi la planète : la banalisation. Chacun est hypnotisé par la production et le confort – tout-à-l’égout, ascenseur, salle de bains, machine à laver. »

    « L’activité principale des habitants sera la DERIVE CONTINUE. Le changement de paysage d’heure en heure sera responsable du dépaysement complet. »

    Or ce précis, mis en page par Guy Debord, fut livré coupé.

    Quels espaces de pensée ont été écartés ?

    Pourquoi ?

    Jean-Marie Apostolidès et Boris Donné dans leur biographie d’Ivan Chtcheglov tentent de remplir le vide. Ils nous permettent de mieux connaître ce sujet russe, né en 1934, devenu Lettriste et qui émettait des étincelles de pensées-sources et le projet de déboulonner la Tour Eiffel.

    Pour comprendre tout à fait cette figure admirée de Debord, il est nécessaire de lire les Ecrits retrouvés (en attendant que surgissent d’autres pages) où l’on découvrira que l’initiateur des dérives fut également peintre. L’ouvrage rassemble un choix d’œuvres comprenant notamment de rares métagraphies.

    Comme Stanislas Rodanski se fit appeler Lancelo (car son parcours était une quête), Ivan Chtcheglov avait pris le nom d’Ivain, marquant ainsi son adhésion à la Table Ronde qui niait toute préséance.

    Comme Rodanski, Chtcheglov fut interné dans les services psychiatriques (où il termine ses jours) qui recueillent ainsi ceux qui apportent l’épée dans ce monde. Guy Darol

    Ivan Chtcheglov, profil perdu. Jean-Marie Apostolidès et Boris Donné. Allia, 15 €

    Écrits retrouvés, Ivan Chtcheglov. Allia, 15 €

     

     


    www.editionsallia.com

     

     

     

  • JEAN-PIERRE GEORGE ❘ METAPHYSIQUE DU STRIP-TEASE

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    En marge des méthodes actuelles qui recommandent de surproduire pour exister un peu, Jean-Pierre George est un écrivain du compte-gouttes. Il publie peu mais  qu’il écrit bien !
    L’illusion tragique illustrée, son premier livre, fut édité en 1965. Ce compagnon discret des Situationnistes avait été contacté par Guy Debord pour participer de l’aventure mais Jean-Pierre George lui préféra la dérive des passions qui brûlent. L’auteur de La Société du spectacle dont on ne peut nier l’humeur sélective jurait cependant que L’illusion tragique illustrée était un ouvrage majeur.
    Le Diable et la Licorne vérifie, d’une certaine manière, ce que les Situationnistes exigeaient de la vie : qu’elle soit inspirée par les chauds principes de Charles Fourier, qu’elle suive les vicinales de l’amour vrai plutôt que l’autoroute des vanités.
    C’est au cours d’une soirée chez Henri Lefebvre – marxiste éminent dont l’œuvre réflexive décrit les rapports entre langage et marchandise – que Jean-Pierre George s’éprend de L.M. (Lady Madonna), reine du strip-tease aux grandes heures du Crazy Horse Saloon. Rita Lenoir transcende le jeu de la mariée mise à nu en se vouant à ce type de théâtre que fit germer Antonin Artaud. Dès lors, elle intéresse Marcel Maréchal, Antoine Bourseiller et tous ceux qui voient en elle l’incarnation combinée des masques de Georges Bataille et de Paul Delvaux.
    Ses performances déplacent Jean-Paul Sartre, Léonor Fini , Jack Nicholson, Lucia Bose. Elle est la femme hantée par excellence, celle dont la nudité révèle les fantômes.
    Promis à une carrière d’écrivain officiel, Jean-Pierre George s’épanouit à la lumière de L.M. Plus exactement, il grandit et souffre dans son ombre. Car il est inutile de dire que Jean-Pierre George disparaît à l’instant où apparaît sa Madone. Il n’est plus rien que dévouement absolu, adoration infinie, pur amour. Cependant, l’illusion tragique se dresse entre son idole et sa passion, quelque chose comme cette abrupte vérité égale de la mort : une fin de partie.
    Jean-Pierre George s’enferme alors dans l’attente, entre des murs qu’il peint en noir. Sa vie tout à fait privée de lueur se recrée au sein même de ce livre dont la portée est supérieure à celle d’un simple témoignage. Le Diable et la Licorne, grand œuvre assurément, où résonnent les sonorités hyperdéliques de Peter Hammill (Van Der Graaf Generator), des Beatles et des Doors, fait écho à la vertigineuse poésie des damnés que furent Jean-Pierre Duprey et Stanislas Rodanski. D’ailleurs, L.M. (Rita Lenoir) n’est pas sans rappeler la Rita de La Victoire à l’ombre des ailes, l’héroïne en celluloid du roman sans comparaison de Rodanski.
    Quant à ce troisième ouvrage de Jean-Pierre George, prosateur aux paupières de jupes, il est écrit comme un cristal. A travers lui s’exprime toute cette période aventureuse (la décennie soixante) qui  hésita entre révolution et éclipse, errance et étreinte.
    Certaines de ses pages auraient pu prendre place dans l’Anthologie de l’humour noir d’André Breton, cette antithèse du mensonge que Guy Debord confia un jour à Jean-Pierre George sans se douter – mais Debord n’était-il pas voyant ? – qu’il allait être lu par un grand écrivain post-punk. Au demeurant, Le Diable et la Licorne peut être honnêtement considéré comme un ultime traité de l’amour fou. Guy Darol


    Le Diable et la Licorne, Métaphysique du strip-tease

    Jean-Pierre George.

    La Table Ronde, 16 €.

    Pascal Comelade dans ses Ecrits Monophoniques Submergés (Editions Camion Blanc, 1999) :

    "Rita Lenoir, la plus fameuse strip-teaseuse du monde, a participé à la pièce de Picasso Le Désir attrapé par la queue, représentée en 1967 à Saint-Tropez, avec un accompagnement musical de Soft Machine, en chair et en os et en personne."


  • EVERYTHING IS POLITICAL ❘ 11. LE DESIR

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    Henri Lefebvre


    Le règne de la marchandise, la mécanique à faire du manque trouvent en 1957 un bon début d’explication avec un livre de Vance Packard* qui montre l’ensemble des ruses destinées à nourrir le besoin d’achat, l’irrépressible manie de consommer. Le consumérisme comme soumission aux codes de l’industrie et de la finance passe pour le mauvais objet auprès d’une jeunesse éprise de liberté sans bornes et qui veut jouir à l’infini.

    Formé à la critique radicale par Henri Lefebvre, un irrégulier de la pensée marxiste, Guy Debord (avec Mohamed Dahou, Giuseppe Pinot-Gallizio et Maurice Wyckaert) publie, en juin 1958, la première livraison du bulletin central des sections de l’internationale situationniste. La vie quotidienne** y est associée au décor inhibant qui essouffle les révoltes. Les acteurs de l’intégration aux normes de la vie courante sont tenus pour responsables de la mise au pas des colères. Françoise Sagan-Drouet, Robbe-Grillet, Vadim, l’affreux Buffet illustrent, à la manière des images d’Epinal, les forces de la résignation.

    L’énergie que déploient ceux-ci va dans le sens de l’adhésion aux normes de la VQ. Les situationnistes proposent de rompre la fixité dans ce principe en introduisant deux ruptures : le jeu et la dérive continue.

    Henri Lefebvre qui fut stricto sensu le maître de Guy Debord et de Raoul Vaneigem, époque Strasbourg, est un philosophe de l’agitation. Ses théories sont ameutantes et émeutières. Elles appellent à l’anéantissement de ce qu’elles décrivent. Henri Lefebvre annonce la société bureaucratique de consommation dirigée, devenue société de consommation et, en tant que tel, sujet d’étude notamment et de belle façon par Jean Baudrillard.

    L’opposition à la vie courante telle qu’elle impose ses restrictions est proclamée par l’internationale situationniste en même temps que le désir, notion qui ne fut encore jamais extraite de la carte du corps. Cette notion neuve désormais accouplée, comme le revers ou l’avers d’une même médaille, à l’idée de jeu supérieur rejoint un plan inattendu. Le plan ne consiste pas à régler le problème de l’ennui en injectant plus de divertissement et, par conséquent, plus de diversion. Il s’agit de soutenir les formes expérimentales d’un jeu révolutionnaire.

    Il est bien clair ici que le désir n’entre pas en concurrence avec les satisfactions de la chair. Nul message pro-hippie. Rien qui n’indique la voie d’un flower power assumé ou d’une quelconque mystique de l’étreinte. Les situationnistes placent le désir sur une pente qui envisage la construction d’ambiances multiples mêlées à la vie. L’objectif à atteindre n’est pas d’incendier au lance-flammes les structures du vieux monde. Le bulletin de juin 1958 fixe l’enjeu du désir au sein d’un domaine clairement défini : Le principal domaine que nous allons remplacer et accomplir est la poésie. La poésie apparaît comme le moyen d’accomplissement réel de l’individu. Elle est cette tendance au jeu dont le monde a besoin dans la perspective d’un changement radical.

    Articulé sur le mot poésie qui à lui seul désigne ou le ciel ou la terre, le désir pris comme jeu s’entend à la manière d’une invention constante : change de formes ininterrompu pour parler dans la bouche de Faye. Le désir, c’est du langage arraché à la convention : bonds au-dessus des genres et des spécialités. Fin des parcelles gardées, des champs de savoirs et de pratiques hautement surveillés. Guy Darol


    * Vance Packard, La Persuasion clandestine, 1957.

    ** La vie quotidienne (ou VQ) renvoie à la trilogie de Henri Lefebvre publiée à partir de 1946 sous le nom de Critique de la vie quotidienne

     

  • EVERYTHING IS POLITICAL ❘ 9. LES NOUVEAUX ITINERAIRES

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    Nous abordions l’étroite rue Visconti qui n’était pas encore livrée aux boutiquiers d’art lorsque Jean-Pierre Faye nous demanda le sens du titre que l’on avait choisi. Tout enragés que nous étions, il n’était pas facile de rétorquer au proche ami de Gilles Deleuze, à l’ennemi de Philippe Sollers. Surtout, on ne pouvait embrouiller l’auteur de Langages totalitaires*, somme inégalée sur la sémantique politique du nazisme. Trait rapide entre les rues Bonaparte et de Seine, la voie que nous empruntions avait l’habitude des célébrités. Elle avait hébergé Racine, Balzac, Prosper Mérimée et l’auteur de La société du spectacle. Un poids semblait peser sur elle qui lui conférait un air de gravité, des manières anciennes. Comment le dire autrement : la rue retenait son souffle, aux aguets de cette suite de mots qui viendraient blasonner ses façades. Il régnait un silence impeccable que nous n’allions pas tarder à gâcher.

    Les circonstances, aussi l’époque, appelaient un propos qualifié, minutieusement référencé. La cartographie se devait d’être exacte et les itinéraires hautement probables. Notre revue s’appelait Dérive pour se démarquer des continents sévères qui surplombaient le monde des idées, à savoir Marx et Freud. Et cela sentait comme une allusion discrète à Jean-François Lyotard** tandis que, manifestement, nous voulions faire sentir le musc de notre sympathie à Guy Debord et Raoul Vaneigem.

    L’explication parut satisfaire Jean-Pierre Faye qui nous lança – mais sans doute était-ce pour rire – sur la piste de Jacques Lacan qui s’était emparé du concept pour désigner le parcours en boucle de la pulsion. Cela ne nous rendait pas malheureux que notre revue puisse suggérer, suivant le jeu de miroir des signes, Lacan et sa dérive de la jouissance.

    Chacun de nous savait que Dérive ne renvoyait à aucun des noms qui pointaient à l’université ou dans les cercles de la textuation. La plupart des figures qui trônaient au-dessus du temps – gens de pouvoir supposés subversifs – nous indifféraient comme les courses de chevaux, Jean-Edern Hallier, le roman y compris nouveau, la Rolls-Royce Corniche, le décès du cardinal Daniélou ou la fête des fraises à Bièvres. Ceux que nous préférions n’étaient et ne seront jamais admis au rata des puissants. André Laude, Jacques Prevel, Francis Giauque, Bernard Réquichot, Stanislas Rodanski, Michel Vachey, vous connaissez ? Ce sont amers utiles pour les navigateurs des mers secouées. Camaros des incendies d’Artaud, ceux-là n’ont pas été repris. En fuite toujours. Et parfumés comme le fennec. Ils ne risquent pas d’être domptés par les bonnes gens de la lettre morte. Dérive est un mot clochard (Georges Perros), on peut l’associer au pire. Ne parle-t-on pas de dérive libertaire, de dérive langagière ? À l’underground de l’underground officiel que représentait Change, la revue ne connut que les honneurs du Monde et de ses notules. Désordre et incontrôlable, elle est contemporaine d’un moment : le passage du cri au dit. Guy Darol



    * Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires, 1973.

    ** Jean-François Lyotard, Dérive à partir de Marx et Freud, 1973.

     

  • EVERYTHING IS POLITICAL ❘ 2. LE PLAN

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    Nous suivions distraitement les objurgations des meneurs. Si l’on participait à des esclandres, à des émeutes, c’était presque toujours en arrière ou de côté. Ceux que j’entends aujourd’hui revendiquer des fracas de vitrines n’étaient pas mes alliés. La violence m’a toujours été antinomique. Et pourtant, il en est qui mériterait de succomber noyés sous des flots de crachats.

    Je préférais la lutte des mots. Pas ceux qui signifient, telle une déclaration de guerre, qu’il faut suivre une meute. La lutte des mots, c’était plutôt le désir d’embrouiller. L’envie d’énoncer des formules qui ne mènent à rien. Impossible donc à emboîter. Qui ne finiraient jamais dans la boîte à idées d’un filou publicitaire. Qu’on ne transformerait pas en marchandise de salon.

    Le plan consistait à faire tomber les règles de préséance. Par exemple, nous décidions que la poésie était un libelle, qu’une image photographique valait un concept. La pensée était libre du chemin qu’elle prenait, jouant ainsi un tour aux spécialistes, aux gardiens des catégories, aux représentants des genres établis. Le roman n’existait plus. La poésie moins encore. Denis Roche l’avait assez dit : "La poésie est inadmissible. D’ailleurs elle n’existe pas."

    La guérilla n’était plus armée de boulons mais de mots effervescents et qui roulaient de Guy Debord à Ezra Pound, niant la supériorité d’un domaine sur un autre. Les penseurs significatifs (Barthes, Baudrillard, Foucault) justifiaient nos méfiances. Tout pouvoir est savoir. Il fallait ainsi miner les rhétoriques dominantes, lacérer le smoking des langues, effrayer les mandarins en produisant l’élan qui franchit les barrières.

    Cela donnerait des revues, périodiques incertains, vendus à la criée comme les brûlots des Communeux. En 1974, nous apprenions la mort de Salvador Puig Antich, militant du Mouvement Ibérique de Libération, garrotté dans une prison de Barcelone. Toute une soirée, à la croisée des rues Saint-Séverin et de la Harpe, nous avons hurlé l’horreur jusqu’à briser nos voix. Quelques-uns se pressaient la gorge en gueulant. Nous portions des masques blancs pour signifier notre place aux côtés des victimes de la mort programmée. Viva la muerte était le haro crié par Milan Astray, général franquiste. Cette sentence, on l’aboyait à l’envers. A l’endroit, on jurait la joie insurgée de vivre avec le s mots de Jean-Pierre Duprey, d’Antonin Artaud. La publication que nous laissions contre 3 francs s’appelait Crispur et était sous-titrée Notices pour une insurrection de l’écriture.

    Il n’y avait selon nous* qu’une seule voie (de passage, traversière) pour nuire aux paroles établies. Grossièrement, elle se nommait poésie. À la condition toutefois qu’elle vienne de poètes prônant le désordre ainsi que le concevait André Laude**. Guy Darol


    * Nous, c’est-à-dire Christian Gattinoni, Henri Martraix, Bernard Raquin , Mouse et Anymaousse

    ** André Laude, Joyeuse Apocalypse, 1974 ; Liberté couleur d’homme, essai d’autobiographie fantasmée sur la terre et au ciel avec Figures et Masques, 1980. On lira avec profit, Les compagnons du Verre à soif, François Vignes, 2002.

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  • GUY DAROL REPOND A BIENVENU MERINO

    Au moment où paraît son dernier livre

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    aux Éditions Le Mot et le Reste

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    Guy Darol, enfance à Paris et en Bretagne.

    Dès ses six ans, passionné de lecture, comment en arrive-t-il à l’écriture ?

    Ses livres, dont son récit Héros de papier (Le Castor Astral éditeur), ses premières années vécues rue du Pressoir dans le 20earrondissement de Paris puis, rue des Minimes, à deux pas de la place des Vosges, enfin en banlieue, à Vincennes, sur les traces d'André Hardellet (d’où résultera son magnifique essai André Hardellet, Une halte dans la durée, Le Castor Astral éditeur).

    Le retour en Bretagne, près de Morlaix.

    BM : Bonjour Guy, comment va l’Indien d’Armorique ? Je suis content de savoir que tu te sentes « Indien ». Te reste-t-il, toi qui est très parigo, un peu d’accent de cette langue bretonne qui doit t’être très chère et qui est celle de ta mère qui monta à Paris avant de retourner au pays. Elle conserve toujours cette couleur chantonnée du terroir, je crois. Parles-tu breton?

    GD : L'indien d'Armorique affûte ses flèches. Il voit le ciel bleu, la mer calme. Du soleil d'octobre chaud caresse son front tanné. Mais son cœur entend le verdict des cœurs. Il sait qu'il est urgent d'amplifier le combat. Ami, je ne parle pas le breton, du moins celui que l'université enseigne, surnommé KLT, une combinaison des mille langues qui bruissaient autrefois. Mes parents, natifs du Cambout (Côtes-du-Nord) et de Ménéac (Morbihan) parlaient quelque chose que d'un commun accord, sans barguigner ni se mordre les lèvres, on appelait le patois. Ils patoisaient comme je déballe le jars. Joseph et Agnès patoisaient un parler mélangeant roman, breton et mots orfèvrés par l'instinct poète qui est aussi celui de la survie. Ils découvrirent, avec un étonnement que je partageai avec eux, qu'ils parlaient le gallo. Sans le savoir, ils maniaient un patois qu'à présent l'Université ratifie. Ce gallo (qui de fait est une langue de coursier ; mon grand-père Jean-Baptiste posséda plusieurs juments ; l'une se nommait Voltige) me manque. Et ce que j'en lis, ce que j'en entends est bien éloigné des métaphores filées par Génie, Mathurin, Augustine, Béderi, Victor, Léontine ou Constance. Ceux et celles de mon village, un village aujourd'hui asséché et qui, il y a 35 ans, ruisselait de mille accents, joies, coquecigrues plus ou moins aigues. Car chaque jour était une fête autour de l'abreuvoir, de la bolée, du feu de cheminée. Joseph, mon père et maître regretté, a replié ses gaules, il y a trois ans, emportant avec lui une bonne humeur (inégalée), des chemins secrets dans la broussaille, des images et des formules que j'entretiens (pieusement) comme le bon feu qui un jour s'éteindra. Si le soir fait chanter les rainettes (mais les nitrates, les phosphates, l'agriculture et ses poudres à canon les ont presque toutes dégommées) alors je me souviens de Baptiste, sur le seuil de sa carrée, revissant sa viscope et portant sur l'horizon ce jugement dernier : « Les ernettes chantent é saille i va faire bao demain. » Signe qu'après la nuit, le beau temps régnerait. Quant à ma mère, pauvre petite mère qui vécut son enfance à l'abri des talus, dans le nid des fossés, dehors était sa chambre, à la cloche des champs, ma petite mère n'a plus d'accent. Car étouffé par les mouchoirs du dégoût qu'elle appuya elle-même sur ses lèvres, sur son coeur, partout où transpiraient ses origines de va-nu-pieds. Ce qu'elle fut. Ce qu'elle n'est plus. Mais il lui reste la sauvagerie dont mes flèches sont amidonnées. Ma petite mère entame sa huitième décennie à Josselin.

    BM : Qu’évoque pour toi Hôtel-Dieu ?

    GD : L'Hôtel-Dieu est mon lieu insulaire de naissance, un berceau au milieu de l'eau, mes commencements de marin terrestre. Là je suis né et chaque fois que le piéton (mon père m'exerça à cette fonction en lui ajoutant le côté flâneur) m'en rapproche, mon coeur s'humidifie, mes yeux s'humectent. Je sens une odeur de muguet et le parfum de révolution. Cela eut lieu un premier mai. D'où le nez et l'esprit de rebiffe. Subversif un jour, subversif toujours.

    BM : La Bretagne, Paris, rue du Pressoir, retour au pays breton. Court itinéraire, mais vie bien remplie, n’est-ce pas, Guy ? Quels sont les souvenirs que tu conserves de cette rue du 20e arrondissement, presque légendaire aujourd’hui, où tu vécus cinq ans.  Ne plane-t-il pas, là, au-dessus de cet îlot, le képi du général De Gaulle et la maltraitance d’un gouvernement (De Gaulle, Pompidou, Malraux) à l’égard d’une classe travailleuse et laborieuse, bien que les habitants, installés aujourd’hui dans une rue du Pressoir nouvelle, ne semblent pas du tout s'en plaindre. Veux-tu nous en parler ?

    GD : Ami, ces années-là sont celles du bonheur. Rue du Pressoir, dans un étroit deux pièces privé de ce que nous nommons aujourd'hui le confort, je vécus sans savoir, sans même deviner, que le meilleur avait une fin. Là tout se déroulait à l'infini, sans obstacles, sans heurts. Ça roulait. Et j'étais loin d'imaginer que mes pieds reposaient sur un sol menacé par les machines à pelles et à boules de fonte. Un jour, ma main serrée dans  celle de mon père, je compris. Nos yeux assistaient à l'éboulement de nos fiestas : cendres, fumée retombant sur un tas de gravats. Je venais de constater ce qu'était la fin des rêves et il s'en suivit, logiquement, un malaise tantôt fait d'anxiété, tantôt fait de révolte. Rue du Pressoir est un film qui se déroule chaque jour dans ma tête. Le film d'un immeuble gris, écaillé, au tournant d'une rue au pavé luisant.

    BM : Tu dis : « Je viens du peuple combattu, humilié, mais ne conçois aucune solution dans le sang. » Guy, parfois nous n’avons pas le choix, disons-le clairement, il faut faire ce choix, prendre les armes, malheureusement, si l’ennemi est là, à notre porte, si l’agresseur occupe notre territoire. Non, qu’en penses-tu ? Pendant la dernière grande guerre, hommes et femmes ont pris les armes et s’en sont servis. Il fallait mettre hors de France nos agresseurs ! Tu peux nous parler de tes réflexions à ce propos ?

    GD : J'admets qu'il faille aller au feu sous la menace – et sans doute devons-nous la vie à ceux qui ont donné la leur – mais je ne peux acquiescer au credo qui voudrait que l'émancipation résulterait d'un combat armé. Je ne crois pas en ces meilleurs jours que promettent les révolutions. Cette tentation au contraire m'inspire le dégoût. Elle est la faiblesse des idéalistes. J'appartiens quant à moi à l'espèce des rêveurs. J'ai foi, même si le temps semble long, dans le dialogue des contraires. Je crois en la dialectique qui annule les conflits. Pacifiste obstinément, tout en moi rejette l'idée d'une salvation par le sang. Toute guerre est un drame. Toute destruction est atteinte à mon amour de la vie.

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    BM : Guy, dans l'un de  tes livres bouleversants, Héros de papier, tu dis : « Je fus élevé dans une tanière de luxe, empêché de voir au dehors, obligé de contempler dedans. » La liberté te manquait-elle ? Des privations t’étaient-elles imposées et étaient-elles vécues comme un enfermement qui te mettaient en position de séquestré ou d’animal traqué, interdit.  Tu écris : « Mon esprit passait les murailles ». Te sentais-tu prisonnier ? Et prisonnier de qui ? de quoi ?

    GD. : Unique enfant né de parents venus à Paris pour échapper à la vie dure, je fus entouré de tant de soins que la liberté me manqua. Placé en pension chez les soeurs des écoles chrétiennes à l'âge de quatre ans, je connus la haute solitude des murs que l'on ne peut franchir. Lorsque Joseph et Agnès, mes parents, purent enfin me garder près d'eux, d'abord rue du Pressoir, ensuite rue des Minimes, je n'avais ni le droit de sortir ni celui d'accueillir mes camarades de jeu. Sauf à sentir ma main tenue par des adultes craintifs. On redoutait que la rue me soit un danger. Je fus ainsi enfermé dans de petits appartements qu'aéraient la lecture, la musique et la conversation de mes parents ou des membres de la famille. Il me fallut souvent ruser et même fuguer pour aller vers le dehors et découvrir que le danger ne s'y trouvait pas. La plupart de mes livres racontent cet influx de vie et les circonstances qui me permirent d'échapper à l'emprise de parents qui n'étaient pas calculateurs de tyrannie. Je ressens souvent cette mise à l'écart forcée comme un manque, une carence, puisque mes dix-neuf premières années, à quelques exceptions près, se résument à l'environnement familier. Je constate chez moi une variété d'émotions qui ne doit rien à la diversité des événements. L'école était pour moi le lieu où l'on respire. J'eus des maîtres talentueux et des compagnons de classe vertueux. Ils m'ouvraient la porte du monde.

    BM : Si tu avais pu quitter ce terroir breton et partir loin, dans des  contrées où tu aurais ignoré la langue, la géographie, le paysage, peut-être alors l’aventure t’aurait donné la clé, pour échapper aux griffes qui te retenaient, non ?  Probablement que la compagnie des livres t’a aidé à créer ton propre univers mais peut-être te sentirais-tu plus libre. Tu écris : « On m’a donné le livre pour m’occuper l’esprit. Combattre l’ennui, tuer le temps (...) échapper à la solitude désœuvrée que je peuple d’apparitions ».

    GD. : Des échappées s'ouvraient à moi lorsqu'aux vacances nous revenions en Bretagne. Car alors l'étreinte se relâchait et je pouvais m'imprégner d'images, de sensations. Ma solitude s'en peuplait à délices. Adolescent, mais au prétexte de meilleures performances scolaires, je fus autorisé à franchir les frontières. J'étais envoyé en Angleterre puis en Allemagne. Là, je connus d'autres émois et cette liberté dense qui forge une personnalité. Le goût de la lecture, plus tard l'amour de la littérature, ont toujours volé à mon secours lorsque le manque se faisait trop cruel. Un tel équipement vous permet, sinon de franchir les obstacles, du moins de tenir tête à la détresse. J'eus cette chance : que de bons livres viennent à ma rencontre, qu'ils épaulent ma solitude, qu'ils prennent en main l'enfant désemparé. Mes grands amis se trouvent sur les rayons des bibliothèques. Ils se nomment Charles Dickens, Jean-Jacques Rousseau, Léon-Paul Fargue, Jorge-Luis Borges. Une foule qu'il serait fastidieux d'énumérer. Un écrivain se tient toujours à mes côtés selon le lieu où vont mes pas. Il est certain que je serais autre, ou différemment complété, si j'avais envisagé de partir. Mais je n'y ai jamais songé. Le livre est plus vaste que le monde. Le livre est ma demeure, une demeure au milieu des arbres.

    BM : Guy, quel genre d’enfant, étais-tu ? Si je comprends bien, tu n’étais pas hors-la-loi, ni intrépide, tête brûlée, casse cou, mais, tu l'écris : « Voleur à l’escapade, peut-être, et très habile ». « Jamais une effraction, pas une branche brisée. J’allais à pas de loup, par sentes et buissons ». A te lire, tu étais un gosse bon, gentil, cependant, prudemment, ne faisais-tu pas les coups en douce ? Devenu adulte, et aidé de l’écriture, prends-tu une revanche avec les mots ? Devant la page blanche, tu t’exécutes, tu exécutes librement, avec des mots, carnavalesques ou francs, très francs, comme si tu foutais une patate en pleine gueule à un mec qui t’emmerde. En fait, t’étais un môme bien, et c’est par la lecture et l’écriture que tu t’en sors ! Tu peux donner des coups sans faire trop mal. Tout compte fait, le petit Guy Darol était un enfant sage. Tu étais moins enclin à la bricole explosive, comme l’était l'un de tes potes, toi, tu « mijotais lentement, imbibé de phrases onctueuses, doucement mariné de vocables...» Tu es passé par des envies de nuire, de révolutions, mais jamais d’armes à la main, sauf en plastique. Tu dis bien cela ? Un poète calme mais cependant en ébullition ?

    GD : Joyeux, cher Bienvenu. L'enfant était joyeux, une joie sans rides. En dépit du mauvais temps que le capitalisme en crise (ce qui est le propre du capitalisme) offre à notre décor. Calme par la force des choses, agité au fond, voire agitateur. Ce qui me valut, en 1968, pour avoir professé l'oisiveté, une certaine turbulence (jamais la mise à sac de mon quartier), de connaître l'âpreté d'un conseil de discipline qui décida de mon renvoi du lycée Charlemagne. J'évoquai tout à l'heure mes fugues. Elles étaient nocturnes. Et mon père découvrit alors que son fils savait passer à travers les murs. Une technique souvent employée pour aller humer l'air des rues parisiennes. Je fus une fois pincé, rue Soufflot, et je sus ce qu'était la maison Poulaga et ses volières grillagées. Joseph vint m'en sortir et je crus qu'il me ferait connaître le cuir de ses mains paysannes. Après avoir mené la charrue et les chevaux de la ferme, il fut forgeron puis marin dans la Marchande. L'homme était robuste et leste de ses bras musclés. Je connais le sens exact du mot torlogne. Cette fois, éberlué par l'audace qu'il ne soupçonnait pas, il fut incroyablement paisible. Ce qui m'invita à renouer avec l'aventure. Anguille, agile, il est peu facile de me maintenir longtemps en état d'apnée. Je m'échappe à la manière de ces Hercules de foire qui faisaient autrefois démonstration de leur don, place de la Bastille. J'admirais le spectacle de leurs évasions. Plusieurs fois enchaînés, harnachés de cadenas inviolables, ils parvenaient toujours à retrouver la liberté. Ainsi je vécus, innocent enfant mis aux fers, habile à esquiver toute tentative de me tenir en laisse, soumis et silencieux. Ami, nos chemins se sont croisés car nous possédons l'art de la fugue. Qui pourrait nous soustraire au désir de grand air ?

    BM : Guy, tu as connu, par le plus grand des hasards, dis-tu, les poètes du feu, ceux que la société méprise et que l’école de l’ignorance ne peut évidemment connaître. Quel est ce hasard ? Et que t'ont apporté ces poètes ? En fait, te sentais-tu proche d'eux, de leur rébellion ? Je pense cela à force de t'entendr e dire, enfant : « Si tu ne veux pas apprendre tu garderas les vaches » ou alors certains mômes et  professeurs, au lycée : «  D’où tu viens il te faudra faire tes preuves. » Tu as dû te battre contre cet acharnement, n’est-ce pas ?

    GD : La poésie est le seul guide mais j'ajouterais la philosophie, celle d'un certain Diogène ou du grand Nietzsche. Il me faut ici honorer les noms de Serge Koster et de Roland Brunet, deux Maîtres du service public, qui m'enseignèrent l'exercice de la pensée au temps que j'étais l'élève du lycée Voltaire. D'autres suivirent mais ces deux sémaphores chançardement placés sur mon chemin adolescent, ont été déterminants. Ils me firent découvrir Antonin Artaud, Georges Bataille, Karl Marx, Proudhon et Max Stirner. Inimaginable de nos jours ! Ces lueurs de la pensée en liberté éclairèrent ma jeunesse. Elles me furent données au début des années 1970. Si l'on observe la déliquescence programmée de l'enseignement des Lettres et de la Philosophie, il est utile de souligner que les potaches actuels, et ceux qui les suivront, sont dépourvus de tout espoir quant à la possibilité de penser par soi-même. Pour être complet, il me faut rendre hommage à mon père sévère, mon Joseph (décédé en 2004 et je ne m'en remets pas), attentif à mes professeurs, les vénérant sans l'ombre d'un cillement, et qui fit de moi, d'une façon discutable sur le fond, un lecteur et un lecteur intense. Il ne possédait pas le certificat d'études (se souvient-on de ce brevet indispensable au début des années 1940 ?) mais il avait deviné que les livres étaient un passeport. Je ne connus Noël, fêtes et anniversaires, qu'habillés de cadeaux qui étaient le Livre. Dès que j'eus 14 ans, je lui soumettais chaque semaine une liste d'ouvrages qu'il honorait sans rechigner. Je dois beaucoup à ces professeurs et à ce père qui m'initièrent à la lecture articulée sur le réel. Très tôt, je lus Antonin Artaud, Benjamin Péret et les auteurs publiés par Jean-Jacques Pauvert et Eric Losfeld. J'eus la chance d'avoir pour ami, au lycée Charlemagne, Romain Sarnel, l'un des meilleurs exégètes actuels de Nietzsche, qui m'incita à lire Baudelaire et Rimbaud. Le hasard a toujours posé sur mon épaule une main amie. Je ne l'avais pas cherché. Il se présenta, comme un luxe, à mes soifs qui restent encore à étancher.

    BM : A propos d’un de nos grands poètes, tu écris : « Je pense à Antonin Artaud, pour qui la réalité, souillée de mensonges, n’était qu’une abomination. Il déployait le Merveilleux contre les forces d’envoûtements et lançait des dés de magie. Etendre l’être à une dimension cosmique, s’élargir, exige une énergie constante. C’est une bataille continue. Faut-il se satisfaire des limites tracées du corps dans lequel on jette un voile en damier ? Car aujourd’hui l’homme s’insurge, ce n’est pas qu’il réclame plus d’être, mais l’amélioration de son confort dans une réalité d’images. Et non pour celles qu’il se fabrique, analogies, correspondances, enjambées dans l’imaginaire, mais le catalogue des clichés où il est invité sans cesse à se fournir, à se doper, pour s’élever au-dessus de la boue ». Artaud a souffert, lui qui a traversé les flammes et le feu, mais Guy, actuellement, nous sommes dans une situation critique, tout bouge, ça tangue, l’économie mondiale chute, les « petits », je parle des classes défavorisées souffrent. On veut fermer la gueule aux poètes, aux  écrivains. On vire des gens bien qui se trouvaient, il y a peu, à certains poste clés de la culture. Es-tu inquiet, toi, journaliste et écrivain ?  Je viens de lire, en première page d’un hebdomadaire, Siné Hebdo, ce titre signé Jules Lafargue. Je cite : « Qu’on les pende par les couilles en or ! » Il va plus loin : « Fusiller les riches de but en blanc serait de la folie : Il faut d’abord les mettre en prison et les affamer jusqu’à ce qu’ils aient fait revenir de l’étranger l’argent qu’ils ont caché(…) C’est seulement quand ils n’auront plus rien que nous les fusillerons ». Réponse de journaliste en colère ? Un éclat de mots dans la presse, à la gueule d’une certaine société ? Qu'en dis-tu ?

    GD : Fidèle à Antonin Artaud, j'expédie au néant ceux dont les mots ne sont pas un brise-lames. Fidèle à Antonin Artaud (comme je le suis à Stanislas Rodanski, Jean-Pierre Duprey, Jean-Daniel Fabre, André Laude), je biffe d'un grand trait houilleux toute écriture qui ne jaillit pas des abîmes. Je pourrais ainsi citer d'autres figures qui nous seraient des vigies essentielles, mais le temps agit contre les voyants. Le temps accélère une descente vers des gouffres sans fond ni nerfs. Antonin Artaud fut l'écho de mes vertiges nullement esthétiques. Je ne viens pas de la jeunesse dorée ni d'une histoire acquise à la victoire. J'appartiens au peuple des petits et des faibles. Je suis un petit et un faible et n'ai jamais cherché à rejoindre le courant ascendant. L'ascension, selon moi, est de croître à l'intérieur de notre propre histoire, d'assumer les pentes et d'en revendiquer les splendeurs. Je viens des serfs et des artisans de la Commune. Je suis voisin des anarchistes espagnols et me revendique libertaire. Libertaire et pacifiste. Furieusement libertaire et bravement pacifiste. Ceci dans une époque trouble qui porte en elle les germinations d'un retour au fascisme. Notre époque est fasciste et je ne manque jamais une occasion de le souligner. Peut-être est-il déjà trop tard ? L'école laïque, publique et obligatoire vacille sur ses assises républicaines. L'enseignement de la philosophie est réduit à une silhouette. Les maîtres des écoles primaires (j'insiste sur la formule) sont soumis à l'obligation d'indiquer certains auteurs, suivant une liste définie. L'exercice de la pensée, qui ne peut agir sans une connaissance exacte de notre histoire mondiale, est menacé. Le capitalisme s'effondre, entraînant dans sa déconfiture (prévisible de longue date) un système voué à l'échec, car inégalitaire. Toutes ces indications, désormais parfaitement lisibles, augurent d'une catastrophe qui nous reconduit aux temps féodaux. Nous marchons à l'envers et il y aura des morts. Je le dis en toute conscience. Le baromètre ambiant ne démentira pas. Le citoyen lambda que je suis est avisé et il avise au sein des structures qui lui sont fournies. Je passe le message là où il m'est (encore !) permis de le passer. Sur le front des luttes je me tiens, là où le combat est possible. Quant à l'écrivain : indignation totale. Que me viennent les noms de Benjamin Péret, d'André Laude ou de Guy Debord (d'autres me sont présents mais trop obscurs à nos lecteurs car ils appartiennent à mon rang) et la colère me montent aux joues. Qu'est-ce que la littérature aujourd'hui ? Serait-ce un bizness ? Rien ne me fait signe qu'il en soit autrement. Une réverbération des tares de notre temps : individualisme, égo, carrière perso. Rien qui ne colle aux étriers de mon enfance. La littérature était alors un combat, une mise en péril des puissants et des convenances. J'y suis venu avec le souci d'alerter. Ne possède pas la surface pour donner de l'ampleur à ma révolte. Jamais ne la posséderait. Je fais partie des zigues à plume et à clavier sans surface publique. Hormis la parole que tu me donnes, occasion de saisir le taureau par les cornes, nul ne se soucie de ce que j'en pense. Faible intérêt pour les insurgés du verbe. Tel est le temps, notre temps. Une époque sans souvenir. J'osais dire, avant hier, que le meilleur est à venir mais un bémol s'impose. Peu enclin à la prise d'armes, je souhaiterais lire et entendre plus de colères. Et c'est ainsi que je lis Siné Hebdo et Le Nouvel Attila avec une ferveur impossible à dissimuler.

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    A l'occasion de la publication de Frank Zappa/One Size Fits All/Cosmogonie du Sofa (Le Mot et le Reste, septembre 2008), Guy Darol rencontrera ses lecteurs à la Librairie Dialogues de Brest, le vendredi 31 octobre à 18h.

    LIBRAIRIE DIALOGUES

    Forum Roull

    Rue de Siam

    Brest 29

    GUY DAROL A LA LIBRAIRIE DIALOGUES

    www.librairiedialogues.fr

     

     

     

     

  • FIESTA POUR L'OISIVETE

     

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    Les candidats à la présidentielle font corps autour d’une même valeur, le travail. Jamais nous n’avions entendu clamorer avec autant de vacarme les bienfaits du travail. Comme s’ils se doutaient que la valeur n’enchantait pas, certains plus que d’autres insistent sur ses vertus. Travailler plus, c’est gagner plus. Différemment martelée, l’équation croustilleuse joue l’écholalie. On dit alors gagnant gagnant ou encore donnant donnant. Formules que l’on croyait en usage seulement dans les cours de récréation, lors d’une querelle de galapiats. Donc, le travail est à l’ordre du jour, comme un « point d’or » (Joseph Delteil), comme un pont céleste. Et l’on sent bien qu’il n’est pas que la réponse (tautologique) à la question du chômage. On devine autre chose.

    Par exemple, on devine la captation des énergies lascives sur la voie de l’effort. Non pas l’effort anti-productif des ahanements du plaisir, du frisson eudémoniste. Plutôt l’effort utile, celui qui sied aux acteurs marchands. L’huile de coude opposée à la sudation des joies. Et l’on voit bien que l’intention est de régler le pas, de mettre en rang, d’imposer au sifflet la marche courbée. Il s’agit en somme de réorganiser sur un ton martial une société hostile. Bien inspirée, il faut dire, par l’injonction qui fit florès en d’autres temps : « Ne travaillez jamais ! » Cette inscription de Guy Debord sur un mur du Quartier Latin ayant ouvert des voies, on s’applique aujourd’hui, avec des mots d’équerre, à effacer son souvenir.

    L’éloge de la paresse serait-il un hymne au sommeil ? Je ne le crois pas. La paresse est l’antidote aux effets du travail. Rappelons-nous que le travail, pour ce qu’il entre dans l’équilibre machinique, la belle harmonie du commerce, est synonyme d’oubli de soi. Et l’on sait que l’oubli de soi est l’étage supérieur de l’abandon à toutes les crapuleries. Que faire, lorsqu’on a tout donné, toutes ses forces, les étincelles de son corps et de son esprit ? Rien, il ne nous reste rien, sinon la soumission au spectacle cathodique, ultime réflexe avant l’endormissement.

    Or, la valeur travail est une ruse gigogne. Elle absorbe toutes les nuances du plaisir. Elle nie la créativité, la puissance d’être soi, dans la pleine possession de sa pensée, en contrôle de son êtreté. La société qui se dessine, vorace de notre temps, est une machine à tuer l’oisiveté. Impétueuse soufflerie, elle n’a qu’un but. Emporter dans une tornade noire, les principes de la paresse : gratuité et jeu. Car il n’est de vraie vie sans l’éden du jeu et la rencontre gratuite, sans l’innocence et le rêve, sans l’art que nous possédons, seul bien commun.

    « Fay ce que vouldras », devise de l’abbaye de Thélème, indiquait le chemin de la liberté, celui que l’on suit en flânant dans l’observance d’un temps qui ignore l’impérative cavale des heures.

    André Hardellet, un allié rabelaisien, nota mirifiquement que  l’oisiveté est mère de tous les talents. Il ne parlait pas trop vite. Cet antinomiste (qui tombe à pic ces jours-ci) employa les minutes de sa vie à ralentir tandis que la vitesse battait son plein. En lisant La promenade imaginaire, Donnez-moi le temps, la méthode vous est donnée. Elle convient à ceux qui résistent à l’entourloupe de la séduction-travail.

    Herman Hesse rédigea un ensemble de billets qui estoquaient les tayloristes de l’existence. Son Art de l’oisiveté est un régime succulent qui rejoint pointilleusement les conseils pour faire halte d’André Hardellet.

    Une fois de plus, ne nous laissons pas abuser par le discours malin des affidés de l’économisme. En aucune manière, nous ne chanterons les laudes du travail, le dogme de la servitude, l’écrasement du rêve moteur de la réalité. Il est d’autres penseurs, désobligeants, qui refusent de se coucher aux ordres. Prenez le temps, avant qu’on vous le vole, de puiser dans leurs livres d’éveil, le suc roboratif. Lisez plutôt ou relisez, dans les entractes du labeur, aux toilettes (selon Louis Calaferte, selon Henry Miller), ces joyaux de la littérature qui invitent au relâchement : Paul Lafargue bien sûr, également Clément Pansaers (L’Apologie de la paresse), Bertrand Russel (Éloge de l’oisiveté), Kazimir Malevitch (La Paresse comme vérité effective de l’homme), Robert Louis Stevenson (Une apologie des oisifs) et toute chose relançant l’espoir que la vie n’appartient pas aux puissances d’argent. Guy Darol

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    « Je suis un rêveur, un ennemi de toute règle et de toute mesure. Je cours d’une pensée à l’autre, d’un pays à un autre pays, comme l’hirondelle qui laisse aux beaux jours le soin de diriger son vol », Ernest Cœurderoy.

  • ERIC DUSSERT ❘ COMME DES ENFANTS

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    Nous savons avec Marx que le fétichisme de la marchandise conduit à l’échangeabilité des hommes et c’est un fait que l’on peut constater: les ruses de la raison marchande justifient désormais la précarisation de l’emploi. La marchandise qui règne en maître impérial  est devenue valeur de premier plan. C’est à cette mesure de référence que s’adosse désormais la vie humaine. Autant dire que l’homme est la dernière des priorités du capital à moins qu’il n’égale en vertu la marchandise en tant que dieu. Guy Debord, notamment marxiste, a parlé de l’ « abondance de la dépossession » comme résultat de la marchandise totale, effet que le co-auteur du Manifeste de 1848 a nommé « concentration du capital à l’échelle planétaire ». Si La société du spectacle (1967) pouvait annoncer « le devenir-marchandise du monde »,  la mondialisation en acte démontre à présent que la consommation aliénée a triomphé de tous les scepticismes y compris les résistances. Il n’y a plus d’échappatoire possible sauf à renverser l’ordre établi – cette révolution n’est pas au programme.  La marchandise n’ayant renoncé à rien pour établir sa domination, l’enfance est le dernier secteur dont elle s’est emparée pour huiler la machine.

    Dans un pamphlet intitulé Comme des enfants, l’âge pédophile du capitalisme, Éric Dussert expose la méthode en s’appuyant sur un texte de Giovanni Papini, l’un des membres fondateurs du futurisme italien. Gog, texte publié en 1931, met en évidence ce que nous nommons aujourd’hui le jeunisme en créant le concept de pédocratie : « Nous sommes entre les mains de mineurs. Il suffit de regarder autour de soi : les goûts de l’enfance sont devenus ceux de la plupart des gens. » En reprenant (tout en le discutant) l’infanthéisme, un concept de Philippe Muray (1945-2006), Éric Dussert pose un regard sur le capitalisme fétide qui fait de l’enfant un consommateur et un bien de consommation. Il montre l’équation qui s’opère entre les bas instincts (ceux du désir) et la pseudo envie d’accumuler (consumérisme), établissant ainsi un juste réquisitoire contre une époque où la starification de l’enfant est une banalité. Maturescence, adulescence, ces mots bifides et nauséabonds marquent un pas dans l’ascension du capitalisme pédophage qui travaille a faire disparaître les âges. L’éternelle jeunesse éternellement consommante est en effet l’objectif que s’est fixé l’ordre marchand afin de rendre toujours vivace le réflexe d’achat. Dans son livre précis, cultivé et terriblement à-propos, Éric Dussert lance une charge de soufre contre l’ignoble. C’est un appel au ressaisissement  de la pensée (la pédophagie marchande, dernière perversion du capitalisme) et une invitation à combattre toutes les instances de la culture trendy. Ajoutons que ce livre bien enlevé convoque les intelligences restées à l’affût pour « rendre à la vieillesse sa noblesse. » Suggérons à l’auteur de Comme des enfants qu’il nous mitonne en fine sapience un Éloge du grand âge. Guy Darol

    ÉRIC DUSSERT

    Comme des enfants

    L’âge pédophile du capitalisme

    Anabet Éditions

    67 pages, 9.80 €

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    ANABET ÉDITIONS

    L’ALAMBLOG – le blog d’Éric Dussert

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  • CYNTHIA 3000

     

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    Saluons chaleureusement Grégory Haleux et Céline Brun-Picard qui viennent de donner naissance à une petite (deviendra grande) maison d'édition en ligne.

    Un premier ouvrage vient de paraître.

    medium_fe874c037c7e4c16e25f0bb1df77fcbe.jpegEtant donnés qui résulte de la dérive, suggère immédiatement les noms de Guy Debord, Restif de la Bretonne, André Hardellet, Gérard de Nerval. Celui de tous les flâneurs nocturnes, connus et anonymes. Livre duel, conjugaison des flux de l'image et du verbe.

    Signalons que Grégory Haleux est l'autre nom du blogonaute Bartlebooth.

    Cynthia 3000 : un nouveau pressing dans votre quartier ? l’événement du salon de l’auto ? la colocataire d’Ulla ? 1 pseudo tro grave ?
    Cynthia 3000 est une maison d’édition fondée dans l’intention que nos productions littéraires, diffusées en partie par internet sur nos blogs, connaissent une existence matérielle (d’autant plus que certaines de ces séries furent conçues dans l’objectif du livre). Pour ce faire et dans le souci de conserver une grande indépendance, il nous a paru évident de créer notre propre structure — par conséquent de fabriquer, diffuser et mettre en vente nous-mêmes nos ouvrages.
    Avec la première parution,
    Etant donnés , nous commençons donc par une auto-publication. Dans cette voie, cinq de nos textes sont déjà prévus pour l’année à venir : des écrits où l’intérêt pour la langue et l’expérimentation dominent, où le sens se trame plus qu’il ne s’énonce, préférant même se faire non-sens, une poésie jouant de l’instabilité, des bifurcations et dérapages…
    Nous projetons également d’éditer d’autres auteurs contemporains, se situant hors des modes et des compromis, ne se préoccupant ni de se faire bien voir du gratin poétique ni de tortiller bigotement du cut-up.

    Un autre volet des éditions Cynthia 3000 est consacré à la réédition d’œuvres insolites, méconnues et pour la plupart devenues introuvables, qui nous semblent mériter de rencontrer des lecteurs d’aujourd’hui.
    Ce site, extension des éditions, présente nos parutions, les auteurs, toutes informations concernant nos activités, et permet la commande en ligne de nos livres. Il est accompagné d’un blog où il sera question de nos lectures, de nos centres d’intérêt littéraires et artistiques, et où l’on trouvera des extraits de textes en cours et tout le tralala.
    Céline Brun-Picard & Grégory Haleux.

    CYNTHIA 2000

    43, avenue du Général Sarrail

    51000 Châlons-en-Champagne

    cynthiatroismille@yahoo.fr

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