Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

roland barthes

  • LES MEMOIRES DE FREDERICK TRISTAN

    Tristan.jpg

    Frédérick Tristan

     

    Les entretiens avec Jean-Luc Moreau (Le Retournement du gant, éditions Fayard, 2000) étaient une entrée dans l'oeuvre de Frédérick Tristan munie de loupes. L'auteur du Dieu des mouches (Grasset, 1959 ; Fayard, 2001) détaillait le chemin d'une écriture qui compose un singulier dédale où interagissent les voyages, les jeux de la mémoire et le goût de l'invention. Frédérick Tristan fait rayonner l'imaginaire au degré le plus incandescent. Il considère l'Ailleurs comme son pays. C'est l'un des maîtres de La Nouvelle Fiction, ce mouvement littéraire théorisé par Jean-Luc Moreau dans l'ouvrage éponyme paru en 1992 aux éditions Criterion. 

    Sans doute le lit-on mieux en s'immergeant dans l'Orient onirique après un voyage sur les ailes d'Hermès. Frédérick Tristan est un écrivain d'une rare culture qui travaille depuis cinquante ans à maintenir le roman du côté de la Littérature. Il est donc l'un des plus grands sans que tout le monde le sache encore. Il reçut le Prix Goncourt, en 1983, avec Les Egarés. Ce ne fut pas le plus lu des Goncourt. C'était assurément l'un des plus remarquables.

    Frédérick Tristan est un inventeur sans pareil. Il créa le personnage de Danielle Sarréra, la vie de Danielle Sarréra, la poésie de Danielle Sarréra. Nous y crûmes. Au temps que je collaborais à la revue Crispur, des pages de Danielle Sarréra y furent publiées. Des Cahiers avaient été retrouvés après le suicide sous un train de celle qui avait, selon nous, des accointances avec Jean-Pierre Duprey et Unica Zürn. Gaston Criel était le go-between. Il avait connu la jeune fille. C'est lui qui désormais participait à la connaissance de son oeuvre.

    Gaston Criel est l'une des nombreuses figures que l'on croise tout au long de Réfugié de nulle part, les Mémoires de Frédérick Tristan. Un chapitre lui est consacré qui célèbre celui qui fut le secrétaire d'André Gide et qui habitait rue Bonaparte, dans l'immeuble appartenant à la mère de Jean-Paul Sartre. Pour Frédérick Tristan, Gaston Criel "représentait l'artiste, le poète vivant que je n'avais jusqu'alors jamais rencontré". Il allait de Jean Paulhan, à Paul Eluard, de Boris Vian à Juliette Gréco, de Duke Ellington à Charlie Parker, de Henry Miller à Jean Cocteau avec une aisance germanopratine sans aucun rapport avec l'esbroufe. Gaston Criel était de plein pied. Je l'ai souvent rencontré sans qu'il fasse ressentir qu'il était celui qu'André Breton avait encouragé à écrire. Il publia La Grande Foutaise et frôla la gloire.

    Dans un café du boulevard Montparnasse, Frédérick Tristan me parla toute une matinée de François Augiéras qu'il avait connu à la fin des années 1950. Réfugié de nulle part livre plusieurs pages conséquentes sur l'auteur de Domme ou l'essai d'occupation, récit qui rappelle s'il en était besoin qu'écrire n'est pas une activité détachée de la vie. "Son charme singulier me séduisait tout autant que son écriture. Le mythe du personnage fait oublier aujourd'hui sa façon à la fois naïve et rusée de s'exprimer. Il n'était pas seulement le "barbare" dont, peu à peu, il souhaita donner l'image". 

    Les Mémoires de Frédérick Tristan, auteur d'une cinquantaine d'ouvrages racontent l'histoire d'un homme né en 1931 à Sedan, devenu amnésique à la suite de la guerre et qui fut  délégué en Extrême-Orient pour des protocoles financiers, conseiller auprès de la présidence des assurances ITEA, professeur d'iconologie paléochrétienne et écrivain, croirait-on, à plein temps. C'est l'histoire d'un écrivain pour qui le mot Littérature équivaut à un outil de connaissance. Quelqu'un de bis, un multiple aux vies multiples, et qui nous renseigne dans un livre (au-delà du genre dans lequel il est contraint) sur ses connexions avec Henry Corbin, Mircea Eliade, Marie-Madeleine Davy, Emmanuel Lévinas. Un livre de connaissance, de contact avec une réalité plus vaste, de confidences aussi, de portraits incisifs, parfois caustiques. Où l'on retrouve sur le chemin Gaston Bachelard, Ezra Pound, Jean Carteret, Samuel Beckett, Dominique de Roux, Roland Barthes ... et bien des gens sans importance apparente. Un grand livre.

     

    TristanRefugie.jpg

    FREDERICK TRISTAN

    REFUGIE DE NULLE PART

    EDITIONS FAYARD

    470 pages, 23 €

     

    CONSULTER LE SITE DE FREDERICK TRISTAN

     

    VOIR ENCRES & ECRITURES DE FREDERICK TRISTAN

    EXPOSITION DU 5 AU 30 OCTOBRE 2010

    MEDIATHEQUE JACQUES-BAUMEL

    15-21 boulevard Foch

    92500 Rueil-Malmaison

    01 47 14 54 54

     

  • EVERYTHING IS POLITICAL ❘ 4. UN PAYSAGE TOUJOURS CHANGEANT

    db2839f40fd1bba8d90e1d71c2b39f37.jpg


    La chance, c’est de sortir les bonnes cartes. Pas d’intellos dans mon milieu. Des métallos, ça oui. Balayeurs de rue, éboueurs, poseurs d’antennes. Ma mère est concepige. Peintres pas du tout sortis des Beaux-Arts, maçons. Plongeurs d’arrière-salle. Serveurs, loufiats, valets de pied. Anciens chemineaux, cheministes. Ramoneurs, petits et grands. Laveurs de carreaux, de sols, de cheveux. Des livres mais pour le décor. Cache-flacons. Faux elzévirs. Folios de carton.

    Qu’est-ce qui tend la main ? La rue.

    Son flot, son flux, son brassage. Les échanges rapides à partir d’un simple mot, d’un signe.

    La chance, ce sont les connivences, le mystérieux désir. Ce qui pousse au-delà de la norme fixe, ouvre des portes que rien n’indique.

    Dans les années 1970, la communauté – car nous vivons ensemble, brassés – est une babel heureuse (Roland Barthes). C’est l’utopie effectuée des mélanges de classes, de langues, de signes. Pas ce que la doxa a vulgarisé sous la forme d’un pandémonium de corps entre eux, abouchés, frottés. De la jouissance il y avait, mais dans des exposés déviants, des ruptures de codes. Délires.

    Toutes ces nuits en cataractes, sans jamais se frotter au possible. Pour se lâcher, pour le plaisir de lâcher mots et paradoxes. Comme de l’abstract music, des champs de notes, océans de sons.

    Crispur est un projet mappemondial, subversif. Pas de mâle dominant. Pas de genre au-dessus de la mêlée.

    On s’est fait hors-school. D’abord avec les écrivains d’actions. Ceux qui appelaient au schproum, à la guerre prolongée grandiose, au grand combat. On est passé ensuite aux agitateurs de formes, issus de Sade & Céline, Gadda, Cummings, Pessoa. Qui dézinguent le monde via l’image pieuse : papamaman, couple moteur, lutte des classes. Qui désamorcent les proses encaustiquées, narrations lisses, très artisanalement patinées. Qui livrent à la déchetterie les chromos, tout mot sans détonateur.

    La mêlée du moment se nomme théorie matérialiste-dialectique de la connaissance et son porte-voix est Mao. Un temps, on se prend au jeu, filet dans lequel s’ébroue Philippe Sollers – dont nous apprécions Lois et H – qui chante la méthode : "Ce qui est révolutionnaire « dévore » ce qui est réactionnaire" *. Dériveurs en quête des brûlots qui assaisonnent l’huile sur le feu, nous fréquentons les édifices de la coopération intellectuelle. Au 72 boulevard de Sébastopol, la librairie Le Phénix menée par Régis Bergeron est un relais de la Chine. Nous y achetons (mais oui !) les brochures de Mao Tse-Toung publiées par les Editions en Langues Etrangères. Dans Décision du Comité central du Parti communiste chinois sur quelques questions touchant le travail actuel à la campagne, l’homme de barre déplore le manque d’intérêt du prolétariat vis-à-vis de la théorie marxiste de la connaissance. Il appelle à l’étude sacrée de la détermination marxiste pour éviter les erreurs. Les camarades ne doivent plus ignorer pour « faire bien leur travail, contribuer de toutes leurs forces à édifier un grand et puissant pays socialiste et enfin aider les masses opprimées et exploitées du monde en vue d’accomplir le noble devoir internationaliste qui nous incombe ». On y croit passionnément, un peu, pas du tout.

    Dominique de Roux au style jaspé-chiné accentue le lyrisme de Sollers. "Mao, maître des eaux remonte le fleuve des bleus mahométans un peu verdâtres, bleus de Chine venus de Perse". L’admirateur de Pound-Gombrowicz brusquement exagère. Ce grand style mis à l’ombre du tout venant, escamoté par les pseudonymies du verbe, auteur de L’Harmonika-Zug, de Maison Jaune, débloque à fond. Il met sur un même plan de travail Mao et Pound. Il dit (la formule n’est pas mal) que Lénine est "le crachat parfumé de Bakounine". Son tort : s’émouvoir en glissant des comparaisons comme l’archet sur le nerf de bœuf. Sollers-de Roux n’additionnent pas les vies soustraites. Ils voient en Mao le poète, une encre provenue du charbon de sapin, un libérateur de la forme et des formes.

    Dominique de Roux : "Les sages descendaient le Fleuve Jaune, fendaient le Bleu du martin-pêcheur, bleu fouetté de la mer, avec beaucoup de ciel. Les Hommes aux grands fronts, représentant le Livre" **.

    Nous trouvons l’alchimie déplacée. La poésie, si l’on accorde à ce mot des effets chaotiques, est bien, selon nous, indissociable de démolition. Il n’y a pas de poésie sans destruction. Si la poésie est inexpugnable, jamais le poète n’encercle. Ou sinon, c’est la messe, "la plus désolée des basse-cour que connaisse l’humanité, et où règnent uniquement bluff, mensonge, snobisme, bêtise et mystification" ***.

    Crispur, à la fin de sa fulgurante vie, appuyée en nouveau sous-titre d’un Gestes pour l’insurrection des langages défend la parole dangereuse. Pas de programme pour anéantir directement les forces de l’ennemi : artillerie à longue portée, gaz toxiques. "Abolir toute forme hiérarchique de l’expression suppose pour Crispur la destruction de tout genre littéraire et la fusion pratique/théorie. Cette convergence ne revendique nullement une belle harmonie. Elle tente de s’inscrire dans la rupture, l’écart" ****. Guy Darol


     

    * Philippe Sollers, Sur le matérialisme – De l’atomisme à la dialectique révolutionnaire m>, 1974.

    ** Dominique de Roux, Le Gravier des vies perdues, 1985.

    *** Witold Gombrowicz, Contre les poètes, 1988.

    **** in Guide de la France des luttes, 1974.