AUX HABITANTS DE MENILMONTANT
Le pressoir
Le premier pressoir que je découvris, à l’âge de cinq ans, était installé dans une grange, à Albas, village du Lot, où j’ai passé quelques années de mon enfance. Une double porte en bois s’ouvrait sur la grande rue, offrant ainsi la vue du pressoir au regard des passants. Cette porte restait toujours ouverte la journée pendant le pressurisation. Je me souviens toujours de la senteur que me laissait les arômes de raisins, sans jamais y avoir goûté. J’étais bien trop petit pour boire cette précieuse boisson céleste, mais j’aimais respirer le raisin, en portant à mon nez, une poignée de grappes pressurées. A mon retour à la maison, mon père savait d’où je venais, en voyant mon "nez rouge de clown", comme il aimait dire à chaque fois. Je ne sais pas, si en parlant ainsi, mon père, voyant les années s’approcher de mon âge de raison, essayait déjà de me dissuader de trop prendre goût à la boisson.
Ce premier pressoir, me faisait penser à un manège pour adultes, où les enfants se sentaient exclus. Sorte de très grande barrique faite de lamelles de bois dans sa circonférence pour tenir le tout, deux lames d’acier plat serraient la cuve, formant une belle pièce artisanale. Dans le centre de la cuve, une vis verticale, énorme, fonctionnait sans cesse pendant la pressurisation, avec de petits grincements plaintifs et très sensuels ; elle tournait, tournait faisant s’égoutter par un bec le jus délicieux de raisin.
A mon âge, je ne connaissais pas son fonctionnement ! La cuve semblait tourner seule, comme par magie. Le pressoir, à vrai dire, était fixé sur un plateau de bois, épais et solide, le tout posé sur quatre grandes roues de fer, de diamètre de plus d’un mètre trente, avec des rayons larges et très épais. L’une de mes tantes, lorsqu’elle parlait du pressoir, disait, le corbillard, non pour sa forme, même si cela y ressemblait un peu, mais surtout, à cause des hommes qui y avaient rendu l’âme en foulant le raisin. Pour moi, qui n’en avait jamais vu d’autres, je trouvais cela extraordinaire, à la fois utile, boîte à musique, et en plus fonctionnel car il délivrait un jus délicieux.
Il existait divers types de pressoir, mais quel que soit le type, son principe est d’extraire le jus du raisin frais, moût, ou le vin du marc de raisin fermenté. La phase de pressurage est cependant un moment crucial de l’élaboration d’un vin, et le type de pressurage, conditionnera de façon significative les qualités de composés chimiques qui se trouveront dans le vin. Un bon pressurage doit éviter de trop triturer la vendange pour éviter toutes déviances comme les arômes herbacés à la dégustation, les phénomènes d’oxydation du moût, où les jus trop riches en bourbe. Si ce pressoir était assez rustique, il en a existé des formes plus primitives. Certains apparaissent encore sur des vases de Grèce antique et sur des fresques des tombes égyptiennes. Dans le département du Lot et sans doute aussi dans la région parisienne il en existait, car la vigne poussait à Montmartre et à Ménilmontant, pour ne citer que ces deux zones. Il existait plusieurs modèles différents de pressoirs. Le pressoir à vis verticale, dont la mise au point remonte à la deuxième moitié du XIXe siècle, que l’on nomme également de type "Coquard" ou "Marmonier", généralement manuel, occasionnellement électrique ou hydraulique.
Personnellement, avant cette première découverte d’un pressoir, je n’avais jusqu’alors vu que notre voisin, Emile, pressurer le raisin avec les pieds. Quand arrivait le moment, il montait une petite échelle appuyée sur le ventre de la cuve, puis, arrivé en haut, pieds joints, il sautait à l’intérieur, et alors il commençait le foulage. J’ai toujours vu un homme faire ce travail. Les femmes, elles, aimaient tournées autour du fouleur, toujours en slip, très ancré en triangle d’athlète. En plus, il était bel homme, beau comme un Apollon, brun, toujours souriant. Il plaisait beaucoup aux femmes. Quand aux jeunes filles, elles étaient nombreuses à se le disputer. C’était une tradition ici, dans le village. Un concours où l’heureuse gagnante bénéficiait d’une récompense ; c’était à elle, que revenait l’honneur de lui donner le bain des pieds et des jambes. Cérémonie assez rare en France. Je crois même, unique sur tout le territoire de l’hexagone. Les hommes célibataires avaient, par cette coutume, espoir de trouver ce jour-là, l’élue de leur coeur qui deviendrait peut-être leur épouse pour la vie.
Certaines jeunes filles savaient mieux s’y prendre que d’autres pour séduire le fouleur en plein exercice dans la cuve et gagner la récompense, que les vieux nommaient "la prime". J’aimais beaucoup assister à cette cérémonie, ce qui était assez rare pour un enfant de mon âge, tenu très souvent à l’écart de la fête ultime. Cependant, étant débrouillard, je savais toujours le moment de "l’acte" charnel ainsi que le lieu où il se passait.
Le fouleur et la baigneuse riaient comme des fous en se chatouillant mutuellement et en s’enivrant de caresses coquines, avant de d’aller finir l’après-midi dans les vignes et de se coucher sur les couvertures qu’ils avaient emporté, roulées sous le bras, en chantant… Ah!vive le vin!vive le vin, vive le vin qui nous rend si coquin ! Bienvenu Merino