Gilles Deleuze
De nombreuses fois, le pop philosophe est interrogé sur l’influence de son concept. On lui attribue l’éveil à toutes les dimensions du plaisir. Son désir machiné passe pour un dispositif susceptible de réaliser les vœux les plus insensés. Le désir est un mot inséparable du couple Deleuze-Guattari. Au point que son utilisation par certains auteurs semble un poil suspecte. Dans Les forcenés du désir*, Christophe Bourseiller dresse un inventaire des pratiques sexuelles que l’on dit déviantes. Plus généralement, le désir s’articule sur sexe en liberté ou flower power mélangiste. Le marché du cybersexe aujourd’hui – comme on sait, juteux – pourrait se justifier du parrainage deleuzien. Bien des écarts, plus ou moins heureux, s’autorisent aujourd’hui de L’Anti-Œdipe**, ce monument voué à la dévastation des idées reçues.
Il a donc fallu que Deleuze s’explique et explique encore. À Claire Parnet***, il précise : On nous dit que nous revenons à un vieux culte du plaisir, à un principe de plaisir, ou à une conception de la fête (la révolution sera une fête…). Il désamorce les fausses bombes, court-circuite les incendiaires avant qu’ils ne mettent en actes des phrases non écrites. Car le désir, selon Deleuze, est constructiviste, jamais spontanéiste. C’est un agencement fait de vitesses et de lenteurs, de devenirs et de blocs, de lignes qui s’entrecroisent, se conjuguent ou s’empêchent.
La puissance du désir n’est donc pas celle du feu. Le manque susceptible d’enchaîner des violences, de se résoudre dans la vérité par le sang n’est pas à déduire du désir comme plaisir décharge. Le tout est permis est passé à côté. Détournement de concept par les ultras de l’hédonisme et de la propagande par le fait. Détournement de détournement, s’agissant de l’héritage situationniste, dilapidé idem par les agents de pub (appels à la consommation au moyen d’une paire de fesses ou de la face du Che) ou certains commissaires des Lettres recourant à Debord pour vendre leurs paquets de mots.
Lorsque c’est trop beau, trop brillant, un petit peu compliqué, l’hégémonie (ce qui veut dire, le maintien dans l’état) arrange. Rarement dans le bon sens. Elle décapite ce qui était nerveux. Les angles sont arrondis. On préfère la teinte unique à un éventail de nuances. Une seule chose plutôt que mille. Ainsi le désir fut rabattu sur le plaisir. L’un dans l’autre, c’est la meilleure façon d’exulter.
Sortis du contexte (Deleuze, l’internationale situationniste) les concepts reviennent à leur signification première, celle du dictionnaire traitant de l’apparition des mots dans la langue. Le Petit ROBERT**** voit d’abord que le désir est la « prise de conscience d’une tendance vers un objet connu ou imaginé ». Cette définition est suivie des analogues appétence, appétit, aspiration, attirance, attrait, besoin, convoitise, envie, faim, goût, inclination, intention, passion, penchant, souhait, tendance, tentation, visée, vœu. Une citation empruntée à Paul Ricœur dit que le plaisir imaginé s’appelle désir. Où il apparaît que les mauvais utilisateurs du concept avaient compris Deleuze en lisant Alain Rey.
Car la réalité est toujours plus complexe et la déchiffrer réclame de l’exercice. Dans le cas du duo, il est possible que nous commencions seulement à comprendre. Le plus étonnant est l’application constructiviste du désir dans un champ d’ondes. Là où les effets s’attendaient le moins. Et c’est là, dans l’espace de la lutte des sons pour changer la pensée, qu’opère le concept naguère surgit comme une banderole au milieu des orgies. Les nouveaux enjeux du concept sont à entendre plus qu’à lire. Philosophie, poésie, musique torsadent ensemble des fils connectés au monde de chaque jour. Une perspective de changement de vue et de transformation de la vie se combine aujourd’hui à une nouvelle situation issue de la culture bruitiste et de l’invention du phonographe. Guy Darol
* Christophe Bourseiller, Les forcenés du désir, 2000. ** Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe : Capitalisme et schizophrénie, 1972.
*** Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, 1977 ; L’Abécédaire de Gilles Deleuze, produit et réalisé par Pierre-André Boutang, 2004.
**** Dans son édition revue, corrigée et mise à jour pour 1982