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GUY DAROL [rien ne te soit inconnu] - Page 5

  • LUCIEN SUEL PORTRAITISTE DE MAURICETTE BEAUSSART

     

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    Lucien Suel


    Avec Mort d’un jardinier (Éditions La Table Ronde, 2008), Lucien Suel haussait le roman d’un ton, il augmentait le genre des déversements poétiques hérités d’Arthur Rimbaud et de Gary Snyder, il ébouillantait les canons de la syntaxe et formait une coulée verbale sur laquelle le lecteur se laissait glisser, sans heurts, sans éprouver le moindre malaise. Il suffisait d’acquiescer au flot, de consentir à la vision d’un homme qui, au seuil de mourir, englobe toute sa vie dans une vision d’Éden, mais d’Éden ici-bas. Lucien Suel sait happer. Il parle depuis son propre corps. Sa vie d’écrivain animiste, qui adhère au brin d’herbe et à l’humain élevé au rang d’une cathédrale, coïncide avec la mauvaise humeur du temps, le temps des marchandises standardisées, le temps imbécile qui préfère au culte de la vie, l’amour des objets. Lucien Suel appartient à la lignée des célébrateurs qui de Henry David Thoreau à Joseph Delteil, de Charles Ferdinand Ramuz à Henry Miller, honorent l’amor fati. D’où résulte La patience de Mauricette, portrait kaléidoscopique d’une femme cassée. Entretressés d’écrits rédigés par Mauricette Beaussart, ce portrait dessine un parcours hanté par une série de drames qui mène de la psychose à l’hospitalisation en secteur psychiatrique. Le récit de cette bascule est à lui seul poignant mais la figure de Mauricette, institutrice issue d’un monde voué à la survie, est enrichie d’aspects qui ont à voir avec le goût de la poésie et de la musique. Et c’est par ce chemin que l’on est transporté. C’est en faisant coïncider la dérive d’une femme avec les noms de la littérature inscrits au domaine des abîmes que Lucien Suel fait œuvre. Il sait montrer méthodiquement toutes les minutes d’un être doublement enfermé et dans sa maladie, et dans les murs d’un Établissement psychiatrique. Il sait aussi (voici l’art d’aimer, voici l’art d’écrire) rallier son personnage à l’espace tourmenté des mots libérateurs. Ami du poète Claude Pélieu (1944-2002), artisan de The Starscrewer, revue qui fit tant pour révéler les volées passionnelles de la Beat Generation, Lucien Suel perfectionne son portrait en le tramant de littérature. Sans le farcir néanmoins, en l’exhaussant toutefois, il nous emmène du côté de l’asile en nous rappelant les noms d’Antonin Artaud, de Germain Nouveau, de Carl Solomon, en indiquant les passerelles qui vont de la poésie à la folie.

    L’auteur de Mort d’un jardinier et de La patience de Mauricette poursuit avec Blanche étincelle (La Table Ronde, 2012) le récit des aventures de Mauricette Beaussart, ce double prismatique dans lequel se révèle, roman après roman, tous les visages d’un écrivain durablement attaché aux Lumières de la contre-culture. Une fresque littéraire dont les couleurs éclatent sur une palette rock. Guy Darol

     

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    LUCIEN SUEL'S DESK

    SILO

    LUCIEN SUEL AUX EDITIONS DE LA TABLE RONDE

    A PROPOS DE MAURICETTE BEAUSSART


  • BERNARD NOEL ❘ ALAIN MARC

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    Bernard Noël



    Selon mes critères (lesquels valent la superficie de mon être), Bernard Noël est l’écrivain. Selon ces mêmes critères, il y a Charles Juliet, il y eut Louis Calaferte, Maurice Blanchot, André Hardellet. Julien Gracq serait en quelque sorte la figure drapée, une icône à contresens. Bernard Noël, il y a si longtemps, je le vois à la librairie-galerie Obliques, rue de l’Hôtel de Ville, en ces temps où la littérature était un rendez-vous de la vie quotidienne. L’écrivain ne se surmontre pas, aucune exhibition, seul vous parle l’homme et encore timidement.

    La littérature comme la vie, cette équation valut quelque malheur à Bernard Noël, qui connut en 1969 un procès pour outrage aux bonnes mœurs à la parution du Château de Cène. Bernard Noël n’est pas un provocateur, il est plutôt un hypnotique si l’on en croit Alain Marc, auteur d’un brillant essai sur cet écrivain à la bibliographie profuse. Poète principalement mais empruntant plusieurs aspects pour être successivement et simultanément essayiste (en art et en politique), prosateur (diversement), épistolier, auteur d’un dictionnaire de la Commune de référence. Et c’est réduire que de le considérer parmi ces branches. Bernard Noël est vaste, d’où l’intérêt de l’essai d’Alain Marc qui est plutôt une suite de regards, d’entrées dans l’œuvre, tout cela composé sur une longue période et complété de précieux entretiens.

    Alain Marc indique la voie qui mène de Bernard Noël à Georges Bataille et à Raymond Abellio – ou inversement. Il observe l’œuvre à travers bien des fenêtres qui donnent souvent sur le flou. C’est dire l’incomparable de l’œuvre, sa chair unique, son intérêt immensurable. Cette œuvre « qui constamment questionne » appartient encore aujourd’hui, mais pour combien de temps, au domaine des marges, ce pays que l’Université n’a pas encore découvert. Bernard Noël est vivant. On ne dissèque pas un poète vivant. Dans son approche intime, Alain Marc nous préserve de toute opération chirurgicale, il éclaire seulement. Il prévient d’une œuvre qu’il est urgent de prendre en compte si toutefois on s’est égaré autour. Guy Darol

     

    BERNARD NOËL, LE MONDE À VIF, Alain Marc, Éditions Le Temps des Cerises, 133 p., 12 €


     

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    LE SITE DES EDITIONS LE TEMPS DES CERISES


  • HOMMAGE A STANISLAS RODANSKI ❘ LYON 24 AVRIL-30 AOUT 2012

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    L'Association Stanislas-Rodanski organise de multiples manifestations autour du poète à partir du 24 avril : exposition (tableaux, manuscrits, livres, photographies, films, installations vidéo), colloque, publication d'une anthologie.

    Du 24 avril au 20 août 2012

    Bibliothèque Municipale de Lyon Part-Dieu

    Exposition :

    Les horizons perdus de Stanislas Rodanski

    Direction artistique : Jean-Paul Lebesson

    Avec le concours de Bernard Cadoux et François-René Simon


    Jeudi 26 avril

    Auditorium du Musée des Beaux Arts de Lyon

    Colloque :

    Stanislas Rodanski : Rupture(s) de style/Style(s) de la rupture

    Avec : Anne Brouan, Benoît Delaune, Patrick Laupin, Thomas Guillemin, Jacques Monory, Dominique Rabourdin, François-René Simon, Vincent Teixeira…

    Textes de Rodanski lus par André Marcon

    Coordination Bernard Cadoux et Jean-Paul Lebesson

    ENTREE LIBRE

    (dans la mesure des places disponibles)

    Du 27 avril au 11 mai 2012

    Chapelle de l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu – 290 route de Vienne

    Cinéma :

    HP(S) :film et installation sonore

    En librairie dès avril 2012

    Publication :

    Stanislas Rodanski, éclats d’une vie

    Fragments biographiques par Bernard Cadoux

    Textes inédits de Stanislas Rodanski

    Iconographie recueillie par Jean-Paul Lebesson

    Fage Editions 


    Autres publications annoncées :

    Les Ratés de l’aventure, texte inédit au Renard Pâle Editions

    Substance 13, texte inédit aux Éditions des Cendres (en octobre).

     

    Un événement conçu et produit par l’Association Stanislas Rodanski

    58 rue du pdt Edouard-Herriot - 69002 Lyon

    stanislas.rodanski@gmail.com

    Pour plus d’infirmations consulter :

    http://stanislas-rodanski.blogspot.com/


     

     


     

     

     

  • CATULLE MENDES

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    Catulle Mendès


    Médiocre poète selon les uns, polygraphe plagiaire selon les autres, Catulle Mendès (1841-1909) a disparu dans les fourrés de l’oubli. Exerçant tous les genres, y compris le polisson, l’époux de Judith Gautier (splendeur notoire et fille de Théophile) fit connaître le Parnasse et ses nourrissons qu’il publia dans La Revue fantaisiste dont il était le rédacteur en chef. Technicien du vers, vulgarisateur wagnérien, dramaturge, conférencier, conteur et « romancier subtil, opprimant » d’après Jules Huret qui l’interrogeait en 1891 dans le cadre de son Enquête sur l’évolution littéraire, voici l’homme. Conteur opprimant aurait été bien pour décrire la suite de textes présentés avec érudition par Éric Vauthier. Ces contes placés sous le signe des « ténèbres fantastiques » (Jean-Baptiste Baronian) ont particulièrement à voir avec les lois de l’étrange et de l’occulte que mirent en vogue Élémir Bourges, Adrien Remacle, Jean-Louis Talon, Camille Mauclair, Maurice Rollinat. Remarquez que si la vogue n’a pas complètement passé, ces écrivains qui en furent les soutiers n’ont guère tenu dans les mémoires. On songera plutôt à Octave Mirbeau ou Villiers de l’Isle-Adam, ce dernier avait de près connu les Compagnons de la Hiérophanie et le martinisme issu de Paracelse et de Jakob Böhme. Villiers illuminé illumine Mendès qui nous fait passer de bons moments (l’occulte a depuis modulé des effrois plus grands) au contact de neuf contes cruels. Exigence de l’ombre, par exemple, nous rappelle (et cela aide à nous laisser embarquer) Adalbert Von Chamisso et son Histoire merveilleuse de Pierre Schlemihl ou l’homme qui a perdu son ombre (1814). Sont-ce ces réminiscences qui accusent Mendès d’avoir beaucoup copié, y compris « l’art d’Apollon » (Pierre Cheymol l’affirme dans Les aventures de la poésie, José Corti, 1988) ? Tout accablé qu’il fut (mais Stéphane Mallarmé l’adorait), Camille Mendès demeure plaisant à lire et l’on se régale de son style net et de ses intrigues miragineuses. Guy Darol

     

    EXIGENCE DE L’OMBRE, Catulle Mendès, Éditions L’Arbre Vengeur, 135 p., 11 €


     

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    SITE DE L'ARBRE VENGEUR


    UNE BIBLIOGRAPHIE DE CATULLE MENDES


  • BRAM STOKER ❘ JOHN ZORN

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    Bram Stoker


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    Pour célébrer dignement le centenaire de la disparition de Bram Stoker (Clontarf, 8 novembre 1847 - Londres, 21 avril 1912), il faut un hymne bleu, autrement dit saignant. Exact au rendez-vous de ce (faux-) départ, John Zorn a composé une BO. Le plus bel hommage rendu à l'auteur de Dracula (dix ans de cuisine !) dont Murnau fit l'expressionnant Nosferatu. Voici le son de John Zorn sur le sang des morsures du vampire. Après son grand hymne à René Daumal, John Zorn nous fend le coeur avec Nosferatu.

    Rob Burger (piano, orgue), Bill Laswell (basse), Kevin Norton (batterie, percussions, vibraphone), John Zorn (compositions, saxophone alto).

    Enregistré en juin 2011 à New York (EastSideSound)

    Tzadik/Orkhêstra International


     

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    Nosferatu de Grzegorz Jarzyna. Musique : John Zorn



    Trailer du Nosferatu de Grzegorz Jarzyna




  • STANISLAS RODANSKI OU LE DEFI DE PERDRE

    41814_138044782888664_7666_n.jpgFaiblement remarqué depuis la publication, en 1975, de La Victoire à l’ombre des ailes avec préface de Julien Gracq et couverture illustrée par Jacques Monory, le nom de Stanislas Rodanski (1927-1981) persiste néanmoins comme un fanal inextinguible, comme le signe qu’une certaine idée de la littérature ne veut abdiquer, celle qui voit dans le geste d’écrire une recherche doublée d’un risque.

    Stanislas Rodanski connut la déportation en Allemagne puis l’isolement dans les  services spéciaux de la psychiatrie. Il passa de l’horreur à l’erreur et fut sans cesse épouvanté jusqu’à s’échapper dans le silence qui est l’ultime secours des rêveurs d’Absolu. Écrivain indifférent, il se moque de « la singerie littéraire » autant que de la parution de ses propres écrits. Et cependant, ceux-ci continuent d’affluer vers nous. Après les justement nommés Écrits (Christian Bourgois éditeur, 1999), voici Requiem for me, ensemble de textes annoncés et véritablement attendus par ceux qui se tiennent de préférence à la frontière des deux mondes.

    Lire Rodanski n’est pas une évasion simplifiée, l’échappée belle qui fait l’allégement de la vie quotidienne, une parenthèse radieuse, un divertissement. C’est suivre le fil d’une pensée qui se régénère dans les mythes, qui consent au « régime des coïncidences » et à l’exactitude des songes. C’est pousser la porte qui s’ouvre sur l’Ailleurs, univers du temps suspendu, pays de l’éternelle jeunesse. Et c’est, plus vertigineusement, prendre le pari que Shangri-la existe, Cité de l’immortalité ainsi que nous la montre Frank Capra dans Lost Horizon, son film de 1937 d’après un roman de James Hilton.

    Ainsi que l’a indiqué Sarane Alexandrian, Rodanski est dans la lignée de ceux qui ont pratiqué « l’écriture des abîmes ». Il faut, pour le mieux saisir, avoir lu Antonin Artaud et Lautréamont, Gérard de Nerval et Roger Gilbert-Lecomte, Luc Dietrich et Jacques Vaché. Il est utile de connaître la Vita Merlini et le cycle arthurien. Il vaut mieux s’être frotté un peu avec la vie de Lancelot ou celle de Morgane et tâter de la noire Mélusine, de l’inquiétante Lilith, de la dévoratrice Circé. Souvent Rodanski, autoproclamé « romancero d’espionnage », quête en ces contrées où l’on va sans revenir puisque en revenir c’est mourir. Il a donné aux mythes la valeur du vrai.

    Il s’est dépouillé du seul nom que l’on accroche au nouveau-né et s’est déguisé en un Arlequin polysémique. Il est successivement et simultanément Arnold, Nemo, Astu, Tristan, Lancelo, autrement dit une multitude pour un même corps aussi immobile que possible. Et c’est ce qui adviendra dans les faits. En décembre 1953, âgé de 27 ans, Rodanski est interné à l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu de Lyon d’où il ne sortira que 27 ans plus tard, libéré en quelque manière, mort si tant est que la mort existe dans le camp des rêveurs.

    Rodanski n’a probablement jamais rien écrit qui ne soit autobiographique – l’autobiographie qui admet désirs et réalités, faits et fées. Ainsi Requiem for me, rédigé en 1952, nous renseigne sur certains épisodes de sa vie libre, celui où il roule au volant d’une voiture volée, celui où il s’engage dans un commando de parachutistes, cet autre où il prend le train pour Megève. Chaque épisode est un élan vers l’Ailleurs. En se rendant à Megève, il postule pour le Val sans Retour, domaine de Morgane, celui qui vous fait infidèle mais surtout chevalier. Dans le val périlleux de la forêt de Brocéliande, la maîtresse des enchantements retient les compagnons d’Artus. Seul Lancelot échappe à l’emprise de la Reine des Illusions.

    Rodanski, Glucksman pour l’état civil, se dit Lancelot, guerrier indestructible, champion de l’intangible. Megève alias Bidonville nous est décrit comme un décor plus qu’une réalité. Megève est le lieu où les apparences sont jouées.

    Être « un raté de l’aventure » fut la vraie vocation de Rodanski – avec Claude Tarnaud, il avait envisagé de fonder « le très select club des Ratés de l’Aventure ». Il n’avait d’autre but au fond que l’échec : « Je me pose un défi : perdre. – C’est ce qui me rend séduisant. » Cette opiniâtreté nous le rend aussi attachant qu’un Emmanuel Bove étranger au surréalisme. Car Rodanski fut surréaliste et comme tel excommunié pour « travail fractionnel ». Avec Victor Brauner, Claude Tarnaud, Sarane Alexandrian, Alain Jouffroy, Jacques Herold il avait créé la revue NEON ( N’Être Rien, Être tout, Ouvrir l’Être, Néant) devenant ainsi Chevalier du On, Lancelot d’une littérature où les mirages et les reflets valent un Royaume. Guy Darol

    REQUIEM FOR ME, Stanislas Rodanski, Éditions des Cendres, 141 p., 18 €


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    LE SITE DES EDITIONS DES CENDRES



    NOTEZ-BIEN : L'Association Stanislas Rodanski organise de multiples manifestations autour de Stanislas Rodanski à partir du 24 avril prochain. C'est à Lyon, à la Bibliothèque municipale.

    Parallèlement, Fage éditions propose, sous le titre Stanislas Rodanski, éclats d’une vie, une anthologie biographique réalisée par les organisateurs de l’exposition et assortie de documents iconographiques exhumés pour la toute première fois.


  • ARMAND ROBIN ❘ HOMME UNIVERSEL

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    Armand Robin devant son arbre de lecture


    Huitième enfant d’une famille de cultivateurs bas-bretons, Armand Robin se cache dans un trou d’arbre. Quelquefois, au matin naissant, il se coule dans un buisson pour contacter le monde à travers les livres. C’est une ivresse menacée par la crainte du père, par la terreur d’être surpris les doigts dans l’encre et la rosée. Il y a mieux à faire à Rostrenen que de s’égarer dans les mots. La vie rude et la poésie païenne qui résulte de la fréquentation des chevaux devint Le Temps qu’il fait (Éditions Gallimard, collection L’Imaginaire, 1986), une autobiographie pleine de bourrasques et de faits vrais, une prose en langue française et à l’accent breton.

    Il y eut Armand Robin, La quête de l’universel (Skol Vreizh n°12), une célébration collective publiée en 1989 dans laquelle les éléments chronologiques abondants nous renseignaient sur l’auteur de La Fausse parole (Éditions Le Temps qu’il fait, 1985), et si l’on restait suspendu aux découvertes de Françoise Morvan, on apprenait sans cesse ; soit à la lecture des Fragments (Éditions Gallimard, 1992) et des Écrits oubliés (Éditions Ubacs, 1986) que cette passionnée tendait vers nous comme des lanternes nous menant à celui que Maurice Blanchot tenait pour l’égal de Camus et de Sartre. Puis vint Anne-Marie Lilti, agrégée de lettres modernes et maître de conférences à l’université de Cergy-Pontoise. Il fallait oser après le refus d’Armand Robin de se voir retracer. Elle osa. Le résultat n’est pas indigne. Hommage à celui que Georges Brassens (son ami) qualifiait d’ « anarchiste conséquent », ce portrait suit chaque contour d’une vie dédiée à la poésie, celle qui parlait à travers lui en empruntant les voix d’Essénine, de Maïakovski, de Rilke, de Pasternak ou d’Ady. Polyglotte aux vingt-deux langues connues, Robin entendait aussi bien l’anglais que le kalmouk, le tchérémisse comme l’allemand. Il avouait se traduire en des poèmes déjà écrits et se déclarait « homme universel et général du monde entier ». À ce titre, Ma Vie sans moi (Éditions Gallimard, collection Poésie, 2005), est bien l’aveu selon lequel Robin n’a d’existence que dans celle des autres. Il n’est qu’un intermédiaire, un révélateur de souffles auquel il ajoute son timbre, son accent, le parfum d’un être élevé à l’air libre, libertaire résolument. Giuseppe Ungaretti nous dit à peu près tout lorsqu’il écrit : « Mes poèmes traduits par Robin, c’est moi plus Robin. »

    Plusieurs fois recalé à l’agrégation, Robin se fait instituteur puis écouteur des radios internationales sur ondes courtes. « J’ai besoin chaque nuit de devenir tous les hommes et tous les pays ». Anne-Marie Lilti recompose avec empathie le parcours de cet « indésirable » et nous fait croiser les chemins de ceux qui furent ses amis : Jean Guéhenno, Jules Supervielle, Antonin Artaud, Jean Paulhan. Elle nous fait s’attacher à la quête d’un homme souvent en colère et qui sans doute cria trop fort et que l’on asphyxia peut-être. Il meurt à Paris, le 30 mars 1961, à l’âge de 49 ans, à l’infirmerie spéciale du Dépôt, dans des circonstances qui restent à élucider.

    Les éditions Jean-Paul Rocher publient, sous le titre Le Combat Libertaire, la totalité des écrits d’Armand Robin parus dans Le Libertaire entre 1945 et 1959. Guy  Darol

    ARMAND ROBIN, LE POÈTE INDÉSIRABLE, Anne-Marie Lilti, Éditions Aden, 349 p., 28 €


    BIBLIOGRAPHIE D'ARMAND ROBIN 

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    LE SITE DES EDITIONS ADEN


     

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    JEAN-PAUL ROCHER EDITEUR





  • ANDRE LAUDE COULEUR D'HOMME

     

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    André Laude

    Il est d’une autre espèce que les voltigeurs du verbe qui portent l’habit de poésie afin qu’on ne les confonde pas. S’il se distinguait, ce n’était pas dans l’art de parader. André Laude était couleur d’homme. On l’aurait croisé sans se douter qu’il était un poète exceptionnel, doublé d’un journaliste comme on n’en fait plus. Il parlait d’une voix de rogomme, toujours un peu pour rire des gens sérieux qui ne le sont pas tellement. Il haussait le ton contre la platitude des jours, le peu de nerfs dans le paysage à la française, l’absence de plus en plus visible de rébellion nécessaire si l’on veut vivre et point survivre. Lui, André Laude, survivait de piges dans de menus logements où j’étais bien heureux de partager son vin ami. Nous avions des conversations étrangères à la surface des choses, au friselis mondain. On discutait de littérature à pointe de flèche avec Betty Duhamel, Philippe Venault et je ne sais plus qui à cause du pichtogorne ou de la pénombre en sa tanière. Les deux probablement. André Laude, attention, n’était pas l’anarchiste de comptoir débitant des brèves. C’était (1936-1995) un compagnon de Makhno, un urgentiste de la révolution qui compte, parmi d’autres oriflammes, Gérald Neveu, Jean Malrieu et Armand Robin. Il avait en commun avec ce dernier l’engagement libertaire de la pointe des cheveux aux ongles d’orteil. C’était un désespéré danseur jamais désespérant, une rafraîchissante unité de mesure à l’aune de la poésie égale de l’Être, pas trop des Lettres.

     

    Les Lettres étaient son quotidien cependant. Sa ration de pain. Pigiste qualitatif au service du Monde des Livres, du Magazine Littéraire, des Nouvelles Littéraires, André Laude ne chroniqua jamais les têtes de gondole. Son journalisme consistait plutôt à regarder du côté où personne ne regarde. La littérature possédait une lampe frontale, un œil capable de glisser entre les fissures jusque dans ces veines où personne ne risquait l’aventure. Sa culture souterraine étant illimitée, on pouvait le solliciter sans marge d’erreurs. C’est ainsi qu’en 1975 les Nouvelles Littéraires en quête de nouveaux lecteurs pensent à ce photophore pour conter cinquante ans d’art et de littérature dont l’objet serait un numéro spécial, une sorte de Culture pour les nuls ainsi que François Vignes résume l’affaire dans sa préface. Un projet dément composé en trois jours sous perfusion de bière. Trente ans que La Légende du demi-siècle circule dans le bas monde des curieux de prose rare, d’intelligence pointue au temps où Google si l’on y pensait avait la gueule d’HAL dans le film de Stanley Kubrick. Tout dans la tête et sur les rayons de sa bibliothèque, André Laude écrivit un concentré explosif de ce que fut la vie culturelle à partir de Guillaume Apollinaire. Le premier volume vient de paraître qui stoppe la remontée du temps au Coup de grâce de Marguerite Yourcenar, soit 1939.

     

    C’est un réel bonheur de cheminer avec Laude aux côtés d’Arthur Cravan ou de Nadja, surtout de découvrir les préférences de ce formidable conteur qui aime tant insister sur Maurice Henry, Pierre Jean Jouve, Henri Michaux, Maïakovski, Wölfli, Jean Cassou et je cite ces noms au fil de sa plume impérativement chronologique. Car cette Légende est une frise imparable mais aussi un point de vue, l’œil de Laude, ses goûts, ses dégoûts, une position en somme. Celle d’un homme dont on ne saura jamais de source sûre (fors la sienne) s’il fut l’amant de Rosa Luxemburg et l’intime de Che Guevara. Poète à toute heure, conteur narrant sa vie qui semblait suivre le cours des révolutions, André Laude a livré des récits essentiels, tumultuaires, intempestifs (on voudrait d’ailleurs pouvoir retrouver en librairie Joyeuse Apocalypse et Liberté couleur d’homme) qui semblent témoigner d’un temps où la littérature était une raison de vivre. Pour ceux qui ont cette raison au cœur et sans doute aucun autre choix, La Légende du demi-siècle sera plus qu’un geste de bravoure mais le guide que l’on garde dans sa poche pour s’orienter dans le monde où l’art est une mystérieuse barricade. Guy Darol

     

    LA LÉGENDE DU DEMI-SIÈCLE, DES ANNÉES FOLLES AUX ANNÉES NOIRES, Volume 1, André Laude, préface de François Vignes, Éditions Levée d’encre, 110 p., 12 €

    Article paru dans La Presse Littéraire n°1, juin 2011

    Article paru dans la Presse Littéraire n°1 juin 2011A


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  • JULIEN BLANC ❘ LA TRILOGIE

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    C’est avec l’énergie du passeur que Louis Nucera me fit connaître Julien Blanc (1908-1951) au milieu des années 1980. André Hardellet que nous venions d’évoquer longuement et ce rapport ténu que l’auteur du Seuil du jardin entretenait avec l’enfance ne pouvait que me rendre sensible à la découverte de Confusion des peines, premier volet de la trilogie Seule la vie… En 1979, Louis Nucera avait réédité l’ouvrage chez Jean-Claude Lattès sans obtenir l’effet de secousse qu’il attendait. Pour lui, ce livre était un chef-d’œuvre méconnu et Julien Blanc l’exemple même d’une vie en partie sauvée par le miracle de l’écriture.

    La première édition de Confusion des peines date de 1943. Ce récit d’une enfance meurtrie venait après la publication de trois livres dont le dernier portait un titre suggestif : Mort-né.

    Je lus immédiatement l’ouvrage que m’avait offert Louis Nucera et compris le sens du potlatch. Tout lecteur de Julien Blanc devenait instantanément un porte-voix. Il fallait que le livre circule. Il était capital d’amplifier le nom de son auteur comme cela était en train de se faire autour d’Emmanuel Bove, de Raymond Guérin et de Georges Hyvernaud. La tâche semblait plus rude. De bouche insistante à oreille réfractaire, Confusion des peines reparut en 1997 aux éditions Autrement. Puis un long silence s’ensuivit, rompu par le courage de Finitude qui vient d’entreprendre, sans état d’âme commercial, de rendre disponible la trilogie de Julien Blanc.

    La vie de Julien Blanc ne se superpose pas à celle d’André Hardellet dont l’enfance fut un rubis dans lequel se miroitait le bonheur sans failles. Confusion des peines faisait écho à mon histoire personnelle, celle d’un petit garçon placé en pension, chez les Sœurs des écoles chrétiennes, dès l’âge de quatre ans. Cette genèse d’une existence brûlée me renvoyait à la lecture, étrangement rassurante, de Stig Dagerman et de Charles Dickens. L’éprouvant récit rejoignait ma révolte que peu de baumes peuvent surmonter. L’enfance de Julien Blanc détermine une rébellion constante, un état de l’être qui refuse l’encagement. Elle trace une voie libertaire, cette direction qui fait s’épanouir l’homme dans l’insoumission permanente.

    Seule la vie… est une œuvre inachevée. Il manque deux volumes à l’autobiographie, deux livres que Julien Blanc n’a pu composer. Il meurt en 1951, à l’âge de 43 ans, épuisé par tant de souffrances que l’écriture, encouragée par Jean Paulhan, n’était pas de taille à soulager. Bien au contraire, assurément, si l’on en juge par la travail mené comme un charroi de douleurs. Il fallait que les blessures fussent toujours ouvertes. Révéler le trajet des plaies ne suffisant pas, Julien Blanc s’attacha durant une décennie à construire un style, celui de l’épreuve sans plaintes.

    Pas un gémissement, aucune tentative d’attraper le lecteur par le coin de la compassion, rien qui ne cède au calcul d’épanchement. Confusion des peines est un récit de survie offert au lecteur avec une rare élégance. Voici l’histoire d’un homme qui n’a jamais connu son père. Sa mère d’une santé fragile décède. Il a six ans. Voici un enfant recueilli par une marraine bondieusarde qui tout de même l’abandonne dans un orphelinat. Voici un orphelin confronté à de nouvelles règles : l’humiliation, les coups, l’injustice. Voici un enfant jeté de tuteurs en familles d’accueil plus ou moins bienveillantes. Voici la prison. Voici l’errance et le désir de vie chevillé au corps malgré de faibles lueurs d’amour. Voici un livre de grand secours venu de l’enfer et un écrivain à la langue majestueuse. Une œuvre-vie dirait-on de nos jours. L’écriture face aux bourreaux. Le don dans toutes ses acceptions. Guy Darol

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    BIBLIOGRAPHIE

    Toxique. Pierre Tisné, 1939.
    L'Admission. Albin Michel, 1941.
    Mort-né. Albin Michel, 1941.

    Seule la vie... :
    I. Confusion des peines. Gallimard, 1943 ; Finitude, 2011.
    II. Joyeux, fais ton fourbi... Le Pré-aux-Clercs, 1947 ; Finitude, 2012.
    III. Le Temps des hommes. Le Pré-aux-Clercs, 1948 ; à paraître aux éditions Finitude.

    La Berceuse irlandaise. Mithra, 1951.



  • UN ART RÉTINIEN ❘ LE PSYCHÉDÉLISME

    L’ère psychédélique est toujours regardée dans le rétroviseur avec fascination. C’est le temps de l’amour sans frein et de la créativité infinie. L’esprit n’a jamais été aussi ouvert qu’en ces années où l’on traversait les portes de la perception en écoutant Grateful Dead, un livre d’Allen Ginsberg ou de William Burroughs à portée de mains. Le psychédélisme est une contre-culture de vaste dimension qui possède ses connaisseurs, parmi lesquels Philippe Thieyre, Steven Jezo-Vannier et Bill Graham. Leurs éclairages rendent intelligibles le Psychedelic Sound et l’art rétinien des affiches de la Bay Area aussi hermétique que trippant.

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    Sans le LSD (Lyserge Saüre Diäthylamid), ce psychotrope hallucinogène synthétisé dans les laboratoires Sandoz en 1938 par Albert Hofmann, l’art psychédélique n’avait aucune chance d’exister. Il fallait qu’un chimiste né à Baden, en Argovie, dans les premières années du dernier siècle, s’intéressât à un champignon, parasite du seigle, qu’il en fît dériver un amide pour que la culture, dans sa contre-pente, fasse éclore un champignon d’art et des milliers de fleurs sur les cheveux de la belle jeunesse californienne avide de puissance d’amour au milieu des sixties. Un tour de pipette et la magie opère, ouvrant l’espace et le temps à des réalités versicolores.

    L’expérimentation du LSD-25 à la suite de cette découverte emprunta des chemins qui bifurquent. Toujours à l’affût de la nouveauté, la CIA se pencha avec bienveillance sur l’étrange molécule. Elle pouvait anéantir l’ennemi par ébriété, si elle parvenait à forcer sa consommation. Ébriété est un mot bref. Les effets du phantasticum sont si fantastiques qu’ils parviennent à transformer un impulsif en un génial oisif susceptible de vivre en poésie. L’acide lysergique était un fléau contre la guerre, une sorte de virus qui allait ruiner l’entreprise belliqueuse menée au Vietnam par Lyndon Johnson.

    Sur la route de Jack Kerouac, publié avec grand succès en 1957, inoculait le doux venin de la dérive. Il s’agissait de vivre sa vie sans consentir aux dogmes. La liberté devenait à la mode. Mieux, elle était une ontologie. On allait vivre en se moquant des illusions, en aimant sans répit, en se brûlant. Tout être devenait créateur. Cette fois l’horizon n’était plus l’otage du plaisir. Il avait disparu, escamoté par les joueurs.

    Il y eut un temps où le LSD était en vente libre, parcelle de songe multipliante. Les barricades du monde étaient fluides. Timothy Leary, neuropsychologue de son état, se fit le chantre de cette aisance. Il indiqua la voie mais aussi les vertus, en  prononçant cette phrase devenue mot d’ordre : « Turn on, tune in and drop out (Branche-toi, accorde-toi et lâche prise) ». Dès lors, les frontières étaient transparentes. Rien ne s’opposait au rêve, sauf bien sûr la censure. Mais le LSD était plus fort que tout et l’amour résolument indestructible. C’était le temps du nouvel âge. La jeunesse serait festive et l’humanité devrait danser dans son sillage. L’éternité s’annonçait comme une promesse avec son paradis intégré, l’Éden ici-bas. Il n’y avait qu’à se diffracter.

    Une extase cognitive

    On usa de LSD comme d’une hostie qui communie avec l’infini. Nous étions la religion revenue des mystères, cette science gnostique qui devait se battre à contre-vie pour que règne de nouveau l’agapé, autrement dit l’union d’amour, l’harmonie enfin, cette utopie dessinée par Rabelais et théorisée par Thomas More. Avec ses branchements vers Baltasar Gracián et Fourier en passant par le marquis de Sade. Tout était possible, sans toutefois abattre le temple d’Adam Smith et de David Ricardo (entendez le Capitalisme) devenu comme on sait l’ennemi de Proudhon et de Marx. La Californie ne lance pas de flèches mortelles vers le Capital, elle dévie, elle s’arrange avec le climat, elle esquisse des points de fuite vers l’azur, chemins vers le Ciel en couleurs. On y verrait quelque chose entre panthéisme et bouddhisme, entre la fête et l’assurance que rien ne s’arrête. La mort, c’est décidé, n’existe plus.

    Le LSD n’était plus en vente libre mais on le dégustait en apnée comme un plat hédoniste, une variante des joies relevant de l’opium, de l’alcool ou des rêves esquissés par le surréalisme. Une transmutation était possible qui courbait nos visions épouvantablement rectilignes. Il suffisait de se laisser aller.

    Les premiers à oser le drop out étaient Lawrence Ferlinghetti, Kenneth Rexroth, Allen Ginsberg, William S. Burroughs. Ils avaient rompu les amarres avec la tradition du métier d’écrire. Ils cherchaient une autre prosodie dans le mouvement de la vie hors des sentiers battus, en consentant à la dérive et à l’extase, en accueillant la drogue, la spiritualité, toutes les expériences de l’amour comme outils de libération. La connaissance était leur but du moment que les portes s’ouvrent et d’abord celles de la perception. Ils accompagnaient certains de leurs aînés qui comme Henry Murger plaidait pour la bohème, qui comme William Blake déverrouillait les sens. La culture psychédélique était un art de voir au-delà des apparences. Aldous Huxley, son pilier de sagesse, avait publié en 1932 Le Meilleur des mondes. C’était un proche de Krishnamurti. Il avait usé de la mescaline et admirait Lewis Carroll.

    Professeur auxiliaire à Berkeley puis conférencier en psychologie à l’université d’Harvard, Timothy Leary développe sa doctrine en faveur des hallucinogènes qu’il tente de distribuer sur le campus avant de se faire exclure. Avec son collègue Richard Alpert, il fonde International Foundation for Internal Freedom (IF IF), prélude à la League for Spiritual Discovery, un acronyme évident. Ken Kesey, l’auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou rassemble sa tribu, les Merry Pranksters, dans sa propriété de La Honda qu’il a acquise grâce aux droits d’auteur de son roman. The Psychedelic Experience, l’ouvrage que Richard Alpert, Timothy Leary et Ralph Metzner ont publié en 1964 est un manuel célébrant Carl Gustav-Jung et le Bardo Thödol dans le but d’expliquer les étapes du voyage à l’acide. À ce moment, la révolution psychédélique est en marche. 

    Cette double promotion par The Psychedelic Experience et les Merry Pranksters qui ont acheté, au printemps 1964, un bus scolaire International Harvester aboutit à l’éclosion des acid tests, « une épreuve individuelle et collective » (Steven Jezo-Vannier) pour connaître l’aventure intérieure, celle que promet le LSD et qui réalise, à travers des visions, la disparition des contours entre l’usager et le reste du monde. Perception accrue, sensorialité diffuse favorisent l’union du mental et du cosmos. Réussir le test de l’acide, c’est accéder à la connaissance supérieure, à l’extase cognitive. En 1968, Tom Wolfe transcrira cette singulière odyssée dans son livre Acid Test.

    Un style graphique

    Parmi les Merry Pranksters deux grandes figures font le lien entre la Beat Generation et le mouvement psychédélique. Le chauffeur du bus qui sillonne les Etats-Unis n’est autre que Neal Cassady, héros, sous le nom de Dean Moriarty, de Sur la route de Jack Kerouac et c’est Jerry Garcia, futur band leader du Grateful Dead qui assure la sonorisation de la tribu. Ken Kesey l’a baptisé Captain Trip.

    Les Pranksters ont de bonnes fréquentations. Pour le développement de leurs tests, ils comptent sur un ami de choix. Bill Graham, organisateur du Trips Festival de San Francisco qui réunit, en janvier 1966, Grateful Dead, Allen Ginsberg, le Living Theatre de Julian Beck et Judith Malina, Big Brother & The Holding Company, Steward Brand, éditeur du Whole Earth Catalogue, bible de la contre-culture, est le gérant du Fillmore Auditorium, l’une des grandes scènes de la musique psychédélique, qui verra se produire Pink Floyd, Quicksilver Messenger Service, Jefferson Airplane et Janis Joplin.

    « C’est à San Francisco que se réalise l’association explosive entre la musique et le LSD » (Philippe Thieyre). C’est là que The Charlatans, le groupe proto-psyché de Dan Hicks, effectue sa première performance mémorable en ayant préalablement annoncé l’événement au moyen d’une affiche intitulée The Seed et qui constitue la première pièce de l’art visuel psychédélique.

    Le mot inventé en 1956 par le psychiatre Humphry Osmond dans un échange de lettres avec Aldous Huxley n’étincelait plus qu’au seul rayon de la littérature, il était un agencement de signes que les posters rendaient visibles et une sonorité tumultuaire mise en exergue par Roky Erickson, lequel en novembre 1966 publiait The Psychedelic Sounds of the 13th Floor Elevators, un album dont la pochette ocellée de couleurs jaunes et bleues autour d’un œil incrusté de symboles ouvrait la voie à un courant que suivraient Electric Prunes, Holy Modal Rounders, Fugs, Mothers Of Invention, Donovan et autres Beatles.

    Un mouvement était né et avec lui un style graphique auquel affiches et pochettes de disques donneraient leurs lettres de noblesses. Objet publicitaire à moindre frais, le poster emprunte sa technique à la sérigraphie d’abord en un sobre noir et blanc puis en faisant éclater la couleur. Le procédé mélange photographie, dessin, collage et peinture dans la poursuite du Jugendstil de George Hirth, du Pop art initié par Richard Hamilton, de l’Op art et de l’éclectisme égyptien. Le lettrage en est la marque, arrondi, tordu, à la limite du lisible. Les jeux optiques renvoient aux images que produit un trip sous acide. Les arabesques fondues dans les couleurs flashy traduisent les visions hallucinées du voyage. Les affiches encollées sur les portes et les murs s’adressent aux initiés qui savent les interactions entre les drogues psychoactives et la musique. Elles sont composées de signes suffisamment explicites pour qu’une connexion s’établisse entre le public et le son de l’événement annoncé.

    Dans son remarquable ouvrage, augmenté d’affiches, de cartes postales, de tickets de concerts mais également de badges, Philippe Thieyre insiste sur l’éclosion d’un art mis en orbite par Wes Wilson avec The Sound, réalisé en septembre 1966. L’auteur qui « n’a pas étudié les beaux-arts dans sa jeunesse mais l’horticulture (…) réussit là une des œuvres les plus marquantes de la période : figure sensuelle d’une femme entourée d’écritures à peine déchiffrables dans un mélange improbable de violet, de vert et de rouge. »

    Il est avec Rick Griffin, Alton Kelley, Stanley "Mouse" Miller et Victor Moscoso l’un de ceux qui se détachent de cet art novateur formant un groupe surnommé The Big Five. 

     

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    Objets de culte

    Entre 1966 et 1971, près de six cents affiches sont réalisées par une poignée de graphistes maniant le code psychédélique avec un sens aigu de l’hermétisme qui est le vocabulaire secret des initiés. Leurs messages destinés à rameuter aux portes du Fillmore, de l’Avalon Ballroom et du Matrix les hipsters en mal de sensations fortes deviennent bientôt des objets de culte.

    Bill Graham se souvient : « Je partais sur le coup de quatre heures du matin, je roulais jusqu’à Berkeley et je recouvrais d’affiches tous les murs de la ville, avec une préférence pour les chantiers, avec leurs grandes palissades. Quand les gens se réveillaient le matin, il y en avait partout. Au début, les affiches coûtaient cinq ou six cents chacune à imprimer. J’en faisais fabriquer cinq mille. Ensuite le prix a beaucoup augmenté. Bichromie, quadrichromie… Certaines étaient quasiment illisibles ! Au point que je disais aux dessinateurs "si on garde ce dessin, il faudra rajouter un astérisque, et une légende en bas pour tout expliquer". Mais ça a fini par devenir le jeu à la mode, chaque semaine : essayer de déchiffrer ce qui était écrit sur l’affiche ! »

    Wes Wilson qui avait fait ses débuts sur la scène de la Bay Area en assurant le design des prospectus pour la San Francisco Mime Troup (une troupe de théâtre à vocation satirique) et les Merry Pranksters Acid Tests était un graphiste fécond. Il avait conçu l’affiche du premier Trips Festival et le logo de Family Dog Production, un collectif au sein duquel Chester Helms, découvreur de Janis Joplin, jouait un rôle des plus actifs dans l’organisation de concerts. Son style typographique fortement inspiré d’Alfons Mucha,  de Gustav Klimt  et d’Alfred Roller annonçait un artiste des profondeurs véritablement incontournable. Ce maître de l’art rétinien psychédélique espérait bien vivre de son talent. « Entre l’imprimerie et le reste, confie Wes Wilson, je gagnais dans les soixante-quinze dollars par affiche. On en imprimait environ cinq cents, sur du papier de 35 par 50 cm, un genre de papier vélin très bon marché. Le plus gros problème, c’était l’argent, car on n’avait pas vraiment les moyens de faire quelque chose de très recherché. On imprimait en noir et blanc, parfois avec une couleur. Évidemment, le temps de lavage était assez long. C’était un facteur supplémentaire à prendre en compte. Sur les soixante-quinze, il me restait dans les quarante-cinq dollars. Pour environ huit heures de travail ». 

    L’admiration que suscitent ces affiches inspire assez vite l’idée de les récupérer. Les voici transformées en posters ornant des chambres adolescentes. Ainsi sont recréées les conditions planantes de l’écoute domestique qui devient un modus operandi pour ceux qui vivent la musique comme une alternative à la réalité normée.

    La singularité de cet art est qu’il est voué à la dissipation. L’American way of life, et sa propagande en faveur de la consommation, assiste à la multiplication de gestes éphémères promis à la consumation. Tandis que les graphistes du Big Five répandent la nouvelle d’un contrordre, les Diggers d’Emmett Grogan (auteur de Ringolevio, Une vie jouée sans temps morts), rejoints par le comédien Peter Coyote et le poète et romancier Richard Brautigan, inventent les free store et le tout, tout de suite libertaire. Les émeutes de Watts, en août 1965, signalent ce temps de la consumation opposé au régime des marchandises.

    Un art inaugural

    Autant dire que le movement engagé sur la voie psychédélique n’est pas réductible qu’au seul flower power, même si la stratégie des fleurs occupe la plus grande partie des esprits de l’époque. L’hédonisme est le principal moteur du psychédélisme, prétexte à des rencontres rapides et à des fêtes sans fin. Force est de constater que les fleurs ne se sont guère répandues dans un monde toujours menacé par le champignon atomique.

    Cet art a quelque chose d’inaugural dans le mélange des formes qu’il met en place. Il est assurément, après Dada, celui qui a jeté le plus de ponts entre les pratiques. Multimedia, mixed media, sont des mots contemporains de ce temps où se développent simultanément des événements incluant light show, concerts longue durée, lectures, happenings, théâtre expérimental. La culture semble irréversiblement attrapée par la queue du désir avec cette particularité que celui-ci entretient les meilleurs rapports avec la spiritualité et l’extase modifiée par les drogues douces et dures.

    Le psychédélisme a finalement pénétré tous les interstices du désir alternatif. On le retrouve présent dans la musique (et c’est le psychedelic sound) mais aussi la littérature, le cinéma, le théâtre, la mode et un certain tourisme. S’il possède son pays natal, la baie de San Francisco, il est évident qu’il s’écarta de son centre et parcourut le monde. Rhizomatique, il fait halte en Angleterre (souvenons-nous de The Fool, quatuor de designers néerlandais qui repeignit la Rolls Royce de John Lennon et décora la pochette de The 5000 Spirits or the Layers of the Onion, le deuxième album d’Incredible String Band) et gagne la France avec une fortune pour le moins diverse.

    Deux nuits psychédéliques organisées au Palais des Sports, en novembre 1967, électrisent quinze mille personnes autour de Soft Machine, Tomorrow, Spencer Davis Group et Dantalian’s Chariot. La Saga de Xam, une bande dessinée de Nicolas Devil scénarisée par Jean Rollin, fait défiler les figures de Julian Beck, Frank Zappa, Allen Ginsberg, Valérie Lagrange et Jean-Pierre Kalfon. À Gassin, près de Saint-Tropez, Jean-Jacques Lebel adapte, version happening, Le désir attrapé par la queue, une pièce de Pablo Picasso. Mais dans le même temps que se réveille le Summer of Love à San Francisco, les radios périphériques françaises proposent aux oreilles incrédules des covers mielleuses chantées par Johnny Hallyday et Herbert Léonard. Les 5 Gentlemen entonnent "LSD 25 Ou Les Métamorphoses De Margaret Steinway" et il ne nous reste, pour vibrer, que le "Psyché Rock" de Pierre Henry et Michel Colombier.

    L’art psychédélique rétinien expire en 1971 avec la fermeture des deux Fillmore de Bill Graham, laissant derrière lui une cohorte de morts (Jimi Hendrix, Alan Wilson, Janis Joplin, Neal Cassady, Lenny Bruce …) alors que se profilent Goa et Katmandou, ces routes en cul-de-sac où s’étiolent les derniers hippies aux cerveaux incolores, accrochés machinalement à une seringue psycholeptique. Il convient cependant de nuancer cette fin d’un monde dans les nuées. L’influence du psychédélisme est visible dans la propagande des  flyers et elle demeure audible à en juger par la production discographique de groupes comme Animal Collective, Brian Jonestown Massacre, Death In Vegas, MGMT, of Montreal, Sigur Rós ou The Flaming Lips. Même si l’expansion de la conscience n’est plus à l’ordre du jour, le psychédélisme est un point de lumière vers lequel il est utile de regarder. Philippe Thieyre en est persuadé qui constate, dans les derniers mots de son livre, que de nombreux jeunes « y retrouvent non seulement des racines musicales mais aussi, parfois, des raisons d’espérer ». Guy Darol

    Publié dans Le Magazine des Arts n°1


     

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    LES ANNÉES PSYCHÉDÉLIQUES, Philippe Thieyre, Éditions Desinge & Hugo & Cie, 131 p., 35 €

    SAN FRANCISCO, L’UTOPIE LIBERTAIRE DES SIXTIES, Steven Jezo-Vannier, Éditions Le Mot et le Reste, 288 p., 23 €

    BILL GRAHAM PRÉSENTE UNE VIE ROCK’N’ROLL, Bill Graham et Robert Greenfield, Éditions Le Mot et le Reste, 814 p., 29 €


    EN SAVOIR PLUS

    Psychedelic Vinyls 1965-1973, Philippe Thieyre, Éditions Stéphane Bachès, 2010

    Psychédélisme des USA à l’Europe, Philippe Thieyre, Éditions des Accords, 2007

    San Francisco : 1965-1970, les années psychédéliques, Barney Hoskyns, Éditions Le Castor Astral, 2006

    Oh, hippie days ! Carnets américains, 1966-1969, Alain Dister, Éditions Fayard, 2000

    L’Aventure hippie, Jean-Pierre Bouyxou et Pierre Delannoy, Éditions du Lézard, 2000

     

    BIBLIOGRAPHIE DE L’EXTASE

    Le Festin nu, William S. Burroughs, Éditions Gallimard, 1964

    L’Herbe du diable et la petite fumée, Carlos Castaneda, Éditions Le Soleil Noir, 1972

    L’Antivoyage, Muriel Cerf, Éditions Mercure de France, 1974

    Shit Man !, Alain Chedanne, Éditions Gallimard, 1971

    Le Pays de l’éclairement, Charles Duits, Éditions Denoël, 1967

    Howl And Other Poems, Allen Ginsberg, Éditions Christian Bourgois, 1977

    Siddartha, Hermann Hesse, Éditions Grasset, 1925

    Les Portes de la perception, Aldous Huxley, Éditions du Rocher, 1954

    La Politique de l’extase, Timothy Leary, Éditions Fayard, 1973

    Marayat, Théo Lésoualc’h, Éditions Denoël, 1973

    Connaissance par les gouffres, Henri Michaux, Éditions Gallimard, 1961

    L’Ivre Livre, Marcel Moreau, Éditions Christian Bourgois, 1973

    Tatouages mentholés et cartouches d’Aube, Claude Pélieu, Éditions UGE 10/18, 1973

    Rose poussière, Jean-Jacques Schuhl, Éditions Gallimard, 1972

    Rêve de fer, Norman Spinrad, Éditions Opta, 1973

     

    FILMOGRAPHIE HALLUCINANTE

    Anémone de Philippe Garrel, 1966

    The Trip de Roger Corman, 1967

    Monterey Pop de Don Alan Pennebaker, 1967

    Magical Mystery Tour de Bernard Knowles et des Beatles, 1967

    Flesh de Paul Morrissey, 1968

    Les Idoles de Marc’O, 1968

    Easy Rider de Dennis Hopper, 1969

    Alice’s Restaurant de Arthur Penn, 1969

    More de Barbet Schroeder, 1969

    Woodstock de Michael Wadleigh, 1970

    Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni, 1970

    200 Motels de Frank Zappa et Tony Palmer, 1971

    Taking Off de Milos Forman, 1971

    Panic In Needle Park de Jerry Schatzberg, 1971

    Fritz The Cat de Ralph Bakshi, 1972

    La Route de Jean-François Bizot, 1972

     

    DIX HYMNES PSYCHÉDÉLIQUES

    Silly Sally, Sweet Smoke

    Dark Star, Grateful Dead

    White Rabbit, Jefferson Airplane

    Arnold Layne, Pink Floyd

    Purple Haze, The Jimi Hendrix Experience

    My White Bicycle, Tomorrow

    Heroin, TheVelvet Underground

    In-A-Gadda-Da-Vida, Iron Butterfly

    I Had Too Much To Dream (Last Night), The Electric Prunes

    Hole In My Shoe, Traffic


     

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    Le Magazine des Arts n°1 (janvier 2012)