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contre-culture - Page 2

  • EVERYTHING IS POLITICAL ❘ 7. L'ACTION SONORE

     

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    Les bouleversements qui pouvaient résulter du bruit dépendaient alors de ce que nos clameurs attiraient les képis. On ne se donnait pas rendez-vous au Quartier Latin, chaque samedi, pour échanger des vues, des caresses, des vinyles mais pour aller au front, à l’incendie que nos voix faisaient. Nous ne vendions pas sous le manteau mais à fond les ballons, toutes dents dehors et la langue chargée d’invectives. Le Système, notion bien spécifique de ce temps, était le Grand Objet à abattre. L’urgence était plus que pressante. Nos "colères folles"(Rimbaud) s’animaient contre les passifs, passants passablement endormis qui semblaient ignorer les désastres commis en ce monde. Sans les éraflures du cri, que pouvait "le texte des imaginaires du langage" (Roland Barthes) ? C’était, pour nous, l’oriflamme livide, le fanion de la fête des mots. Défigurer la langue : à condition de secouer la réalité, de mettre en danger les structures du pouvoir.

    Vendre Crispur ou toute autre revue n’était qu’un prétexte à des exercices d’agitprop. Hurler en collages verbaux, syllaber de faux slogans, on fusionnait happening et politkult, performance et manif. La méthode découlait du Cabaret Voltaire, lorsque Huelsenbeck, Tzara et Janco déclarent le poème simultan prêt à soulever Zurich. Clusters vocaux, gestes de gladiateurs, mugissements de sirènes composent un hourvari qui dénonce le casse-pipe international, également le son creux de la littérature. Hugo Ball écrit à propos de Huelsenbeck : "Il plaide pour un renforcement du rythme (le rythme nègre). Il aimerait battre du tambour jusqu’à faire disparaître la littérature sous terre" *. Dada sanctionnait par le vacarme bouchers et gens de lettres.

    The Guerilla Art Action Group mettait en évidence les relations entre le marché de l’art et celui de la guerre.

    Le mardi 18 novembre 1969, Jon Hendricks, Poppy Johnson, Jean Toche et Silvianna pénètrent dans le Musée d’art moderne de New York, vêtus selon la norme fixe, inoffensifs comme des transparents. Ils marchent minutieusement le long des œuvres puis commencent à répandre sur le sol les copies d’un tract. Après avoir fait entendre à plusieurs reprises le mot viol, ils se jettent brusquement les uns sur les autres. Leurs habits déchirés, ils crèvent des sacs emplis de sang. Ils se couchent, gémissent, roulent dans les feuilles, s’encrent de rouge. Ils viennent de commettre un acte essentiel, sans gesticulation de tribune. Leur folie apparente met en accusation le lien secret qui unit David Rockefeller (alors président du conseil d’administration du Musée d’art moderne) à United Technology Center et Mc Donnell Aircraft Corporation. Ces deux entreprises fabriquent en effet du napalm et des avions de combat. Le Guerilla Art Action Group exposait in situ l’argent sale de l’art en imitant les règles du happening.

    Christo, dans sa grandiloquence, n’a jamais frappé aussi fort.

    Crispur, Dérive ensuite, ne pouvaient distinguer la politique de la littérature. Sans se soumettre. Sans jamais se faire rattraper par le flux marxiste qui emportait la quasi-totalité des porteurs de plumes du moment – agitateurs, évidemment.

    Nos attroupements débutaient rue de la Parcheminerie et se confondaient aux flâneurs devant la Pâtisserie du Sud Tunisien, non loin de la Joie de Lire, librairie symbolique des combats anti-guerre, fondée en 1957 pour amplifier la lutte des Algériens insurgés, disparue on ne sait trop ni comment ni pourquoi. Bris de verbes, collisions sonores. Nous savions que toute phrase frappe du talon.

    John Cage se souvenait que Norman Oliver Brown, l’un des artisans de la contre-culture, avait vu dans la syntaxe une disposition de l’armée. En vertu de quoi, il se mit à réfléchir sur les moyens de démilitariser la langue. Exquis sémanalyste, Roland Barthes qui dit si bien la jouissance du texte et le plaisir en pièces décide que « la phrase est hiérarchique : elle implique des sujétions, des subordinations, des rections internes ** ». L’homme qui tombe à pic.

    Nous sommes convaincus qu’il faut mettre du chaos dans la phrase afin de mobiliser l’écoute. Puisque tout se vaut, rien ne se pense. En cette fin d’ère expansionniste, il importe d’élever le style et le ton. L’écriture redevient l’arme à remuer les torpeurs. On le croyait.

    Nous songions vraiment que les collisions du verbe inspirées de Burroughs, Cummings, Pound, Guyotat allaient ébranler le monde. Que la rue écoute dès lors que l’on fait appel à sa créativité. Guy Darol


    * Hugo Ball, La fuite hors du temps. Journal 1913-1921, 1946.

    ** Roland Barthes, Le plaisir du texte, 1973.

     

  • EVERYTHING IS POLITICAL ❘ 6. JEAN-PIERRE FAYE

     

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    Au cinéma, c’est Dirk Bogarde. En première page de Commencement d’une figure en mouvement *, le livre de conversation avec Philippe Boyer, un cliché noir et blanc prétend représenter Jean-Pierre Faye mais nous croyons voir le Portier de nuit de Liliana Cavani. Cette ressemblance ne nous quitte jamais. C’est pourquoi il m’est si difficile de lui parler sans bredouiller. Je ne dis rien, au téléphone, qui n’ait été préalablement rédigé. Toutes les fois que nous nous voyons, j’assiste à une sortie d’écran, je confronte le héros des films de Visconti ou de Resnais. Difficile d’être toujours concentré.

    C’est le plus souvent au café La Palette (43 rue de Seine) que nos discussions s’élancent. C’est là que nous écoutons l’instigateur, avec Jacques Roubaud, du Mouvement du change des formes, regroupement de pratiques transversales ouvert à nos dérives. Le collectif Change ne s’occupe pas seulement de mettre la langue à la renverse, il occupe simultanément le terrain des luttes anti-impérialistes. Solidarité avec les immigrés livrés à l’arbitraire policier. Solidarité avec le peuple chilien frappé au sang. Solidarité avec le pouvoir noir contre la Pig Nation.

    Le collectif Change propage les récits de tortures, dénonce les guerres coloniales américaines en publiant Bains de sang ** de Noam Chomsky – ouvrage censuré aux Etats-Unis – ou encore Melencolia *** de Jean-Claude Montel. Le livre renvoie à la guerre du Vietnam, aux vingt-cinq millions de trous emplis d’acier issus des raids aériens afin de bien faire comprendre ce qu’est le monde libre.

    L’insoumission aux idéologies et aux codifications qu’incarne Jean-Pierre Faye est lisible dans le choix de Chomsky, fondateur de la linguistique transformationnelle et militant de cette autre Amérique qui sans cesse dénonce le recours à la force. "Briser le ronronnement de la métrique héréditaire" tout en réfléchissant les "effets de langue sur le monde", cette voie semble mener plus loin que l’écriture poussée au néant.

    Dans les années 1970, les marchandises narratives sont bousculées par la narration agissante. Change rend possible les coulées de langue qui bloquent le marché. La sédition est alors à son comble qui ne sépare pas l’acte de sa forme, qui ne tranche pas entre la puissance de feu du verbe et le maniement d’un pistolet automatique. On dirait qu’aujourd’hui l’orientation est au faux fixe. Les livres ne valent que ce qu’ils rapportent, au détriment du sens dessus dessous. Quant à l’action… Guy Darol

     


    * Jean-Pierre Faye et Philippe Boyer, Commencement d’une figure en mouvement, 1980.

    ** Noam Chomsky, Bains de sang, 1975.

    *** Jean-Claude Montel, Melancolia, 1973.

     

  • EVERYTHING IS POLITICAL ❘ 5. LA RUPTURE, L'ECART

     

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    La révolution, nous n’avions pas abandonné ce mot, on la plaçait, comme un espoir, dans ce que Jean-Pierre Faye et son collectif appelaient alors l’archipel du change. Nous progressions, par conséquent, vers un plus grand changement ayant pour objet la langue, objet automultiplicatif.

    C’en était fini du dépiècement, de la mise en lambeaux de la langue jusqu’à cette aporie du non-sens même pas drôle, nous voulions plus de significations, plus de possibles, plus de troubles. En rajouter.

    La revue Dérive* voit le jour en 1975. Pour mise en place, ceci : "Dérive est donc le montre (inévitable monstre), la démonstration que la machine s’épuise". Espérance folle dans la force du dit qui patiemment et à l’usure ferait sauter l’interdit, cette publication souterraine double le change. Il s’agit pour une part de rompre le corset des langues ; pour une autre, la parole multipliée qui empruntera toutes les formes  sera la voix des empêchés de dire,  des exclus du plaisir, des réformés de la vie. Dérive est  l’organe du corps sans organes, un espace sans barrières où le culte de l’auteur est out comme autrefois le temple des genres.

    Des écrits se suivent qui ne se ressemblent pas donnant forme étrange, allure d’épouvante. Le titre se lit mal. L’argument auquel la couverture prétend (le corps malade le corps mutilé) génère des éléments de réponse déplacés. On y attend la vindicte éclairée au fait divers – le croustillant, l’ébouriffant -, il n’arrive que des célébrations de corps en lutte. Par exemple, l’annonce de la candidature d’un travailleur immigré aux élections présidentielles de 1974.  Il représente 4 millions d’immigrés mais son statut l’empêche d’accéder à la représentation nationale. Qui se souvient de Djellali Kamel ? Djellali, du prénom d’un enfant de 16 ans tué d’une balle dans la nuque, rue de la Goutte d’Or. Kamel, du nom d’un ouvrier arabe expulsé de France pour activisme.

    La riposte tient à quoi ? Serions-nous enragés et heureux ? Notre condition est celle des enfants du peuple. La colère est une molécule d’ADN. Elle se souvient des tourments, des peines. Ma mère traitée comme une sous-femme parce qu’elle entretient à la javel les couloirs en marbre des caciques. Mon père, domestique chez les pontes, lave les carreaux d’innombrables fenêtres qui donnent sur la Seine. Également la vaisselle des raouts et les parquets pollués par des semelles luxueuses. Il ne dit rien contre cela. C’est moi qui endosse les cicatrices sans le pansement. J’objecte en langue basse et biaise, sale  et parfois abstruse, faussement distinguée. "Je n’ai qu’une seule langue et ce n’est pas la mienne", écrit Jacques Derrida.

    En somme, nous désirions traverser l’écriture – vêtements, colifichets, chair – mais à la condition d’alerter au passage les militants d’un côté, les doctrinaires du texte et de la littérature littérale de l’autre. Souvenons-nous qu’à l’époque, deux courants trendy secouent l’espace littéraire. Le premier emmené par Philippe Sollers et Tel Quel, le deuxième par Change et Jean-Pierre Faye. L’écriture textuelle innervée d’histoire réelle face à la créativité qui transforme les règles. Guy Darol


    * Collectif d’intervention : Guy Darol, Christian Gattinoni, Philippe Lahaye

  • EVERYTHING IS POLITICAL ❘ 4. UN PAYSAGE TOUJOURS CHANGEANT

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    La chance, c’est de sortir les bonnes cartes. Pas d’intellos dans mon milieu. Des métallos, ça oui. Balayeurs de rue, éboueurs, poseurs d’antennes. Ma mère est concepige. Peintres pas du tout sortis des Beaux-Arts, maçons. Plongeurs d’arrière-salle. Serveurs, loufiats, valets de pied. Anciens chemineaux, cheministes. Ramoneurs, petits et grands. Laveurs de carreaux, de sols, de cheveux. Des livres mais pour le décor. Cache-flacons. Faux elzévirs. Folios de carton.

    Qu’est-ce qui tend la main ? La rue.

    Son flot, son flux, son brassage. Les échanges rapides à partir d’un simple mot, d’un signe.

    La chance, ce sont les connivences, le mystérieux désir. Ce qui pousse au-delà de la norme fixe, ouvre des portes que rien n’indique.

    Dans les années 1970, la communauté – car nous vivons ensemble, brassés – est une babel heureuse (Roland Barthes). C’est l’utopie effectuée des mélanges de classes, de langues, de signes. Pas ce que la doxa a vulgarisé sous la forme d’un pandémonium de corps entre eux, abouchés, frottés. De la jouissance il y avait, mais dans des exposés déviants, des ruptures de codes. Délires.

    Toutes ces nuits en cataractes, sans jamais se frotter au possible. Pour se lâcher, pour le plaisir de lâcher mots et paradoxes. Comme de l’abstract music, des champs de notes, océans de sons.

    Crispur est un projet mappemondial, subversif. Pas de mâle dominant. Pas de genre au-dessus de la mêlée.

    On s’est fait hors-school. D’abord avec les écrivains d’actions. Ceux qui appelaient au schproum, à la guerre prolongée grandiose, au grand combat. On est passé ensuite aux agitateurs de formes, issus de Sade & Céline, Gadda, Cummings, Pessoa. Qui dézinguent le monde via l’image pieuse : papamaman, couple moteur, lutte des classes. Qui désamorcent les proses encaustiquées, narrations lisses, très artisanalement patinées. Qui livrent à la déchetterie les chromos, tout mot sans détonateur.

    La mêlée du moment se nomme théorie matérialiste-dialectique de la connaissance et son porte-voix est Mao. Un temps, on se prend au jeu, filet dans lequel s’ébroue Philippe Sollers – dont nous apprécions Lois et H – qui chante la méthode : "Ce qui est révolutionnaire « dévore » ce qui est réactionnaire" *. Dériveurs en quête des brûlots qui assaisonnent l’huile sur le feu, nous fréquentons les édifices de la coopération intellectuelle. Au 72 boulevard de Sébastopol, la librairie Le Phénix menée par Régis Bergeron est un relais de la Chine. Nous y achetons (mais oui !) les brochures de Mao Tse-Toung publiées par les Editions en Langues Etrangères. Dans Décision du Comité central du Parti communiste chinois sur quelques questions touchant le travail actuel à la campagne, l’homme de barre déplore le manque d’intérêt du prolétariat vis-à-vis de la théorie marxiste de la connaissance. Il appelle à l’étude sacrée de la détermination marxiste pour éviter les erreurs. Les camarades ne doivent plus ignorer pour « faire bien leur travail, contribuer de toutes leurs forces à édifier un grand et puissant pays socialiste et enfin aider les masses opprimées et exploitées du monde en vue d’accomplir le noble devoir internationaliste qui nous incombe ». On y croit passionnément, un peu, pas du tout.

    Dominique de Roux au style jaspé-chiné accentue le lyrisme de Sollers. "Mao, maître des eaux remonte le fleuve des bleus mahométans un peu verdâtres, bleus de Chine venus de Perse". L’admirateur de Pound-Gombrowicz brusquement exagère. Ce grand style mis à l’ombre du tout venant, escamoté par les pseudonymies du verbe, auteur de L’Harmonika-Zug, de Maison Jaune, débloque à fond. Il met sur un même plan de travail Mao et Pound. Il dit (la formule n’est pas mal) que Lénine est "le crachat parfumé de Bakounine". Son tort : s’émouvoir en glissant des comparaisons comme l’archet sur le nerf de bœuf. Sollers-de Roux n’additionnent pas les vies soustraites. Ils voient en Mao le poète, une encre provenue du charbon de sapin, un libérateur de la forme et des formes.

    Dominique de Roux : "Les sages descendaient le Fleuve Jaune, fendaient le Bleu du martin-pêcheur, bleu fouetté de la mer, avec beaucoup de ciel. Les Hommes aux grands fronts, représentant le Livre" **.

    Nous trouvons l’alchimie déplacée. La poésie, si l’on accorde à ce mot des effets chaotiques, est bien, selon nous, indissociable de démolition. Il n’y a pas de poésie sans destruction. Si la poésie est inexpugnable, jamais le poète n’encercle. Ou sinon, c’est la messe, "la plus désolée des basse-cour que connaisse l’humanité, et où règnent uniquement bluff, mensonge, snobisme, bêtise et mystification" ***.

    Crispur, à la fin de sa fulgurante vie, appuyée en nouveau sous-titre d’un Gestes pour l’insurrection des langages défend la parole dangereuse. Pas de programme pour anéantir directement les forces de l’ennemi : artillerie à longue portée, gaz toxiques. "Abolir toute forme hiérarchique de l’expression suppose pour Crispur la destruction de tout genre littéraire et la fusion pratique/théorie. Cette convergence ne revendique nullement une belle harmonie. Elle tente de s’inscrire dans la rupture, l’écart" ****. Guy Darol


     

    * Philippe Sollers, Sur le matérialisme – De l’atomisme à la dialectique révolutionnaire m>, 1974.

    ** Dominique de Roux, Le Gravier des vies perdues, 1985.

    *** Witold Gombrowicz, Contre les poètes, 1988.

    **** in Guide de la France des luttes, 1974.

     

  • EVERYTHING IS POLITICAL ❘ 2. LE PLAN

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    Nous suivions distraitement les objurgations des meneurs. Si l’on participait à des esclandres, à des émeutes, c’était presque toujours en arrière ou de côté. Ceux que j’entends aujourd’hui revendiquer des fracas de vitrines n’étaient pas mes alliés. La violence m’a toujours été antinomique. Et pourtant, il en est qui mériterait de succomber noyés sous des flots de crachats.

    Je préférais la lutte des mots. Pas ceux qui signifient, telle une déclaration de guerre, qu’il faut suivre une meute. La lutte des mots, c’était plutôt le désir d’embrouiller. L’envie d’énoncer des formules qui ne mènent à rien. Impossible donc à emboîter. Qui ne finiraient jamais dans la boîte à idées d’un filou publicitaire. Qu’on ne transformerait pas en marchandise de salon.

    Le plan consistait à faire tomber les règles de préséance. Par exemple, nous décidions que la poésie était un libelle, qu’une image photographique valait un concept. La pensée était libre du chemin qu’elle prenait, jouant ainsi un tour aux spécialistes, aux gardiens des catégories, aux représentants des genres établis. Le roman n’existait plus. La poésie moins encore. Denis Roche l’avait assez dit : "La poésie est inadmissible. D’ailleurs elle n’existe pas."

    La guérilla n’était plus armée de boulons mais de mots effervescents et qui roulaient de Guy Debord à Ezra Pound, niant la supériorité d’un domaine sur un autre. Les penseurs significatifs (Barthes, Baudrillard, Foucault) justifiaient nos méfiances. Tout pouvoir est savoir. Il fallait ainsi miner les rhétoriques dominantes, lacérer le smoking des langues, effrayer les mandarins en produisant l’élan qui franchit les barrières.

    Cela donnerait des revues, périodiques incertains, vendus à la criée comme les brûlots des Communeux. En 1974, nous apprenions la mort de Salvador Puig Antich, militant du Mouvement Ibérique de Libération, garrotté dans une prison de Barcelone. Toute une soirée, à la croisée des rues Saint-Séverin et de la Harpe, nous avons hurlé l’horreur jusqu’à briser nos voix. Quelques-uns se pressaient la gorge en gueulant. Nous portions des masques blancs pour signifier notre place aux côtés des victimes de la mort programmée. Viva la muerte était le haro crié par Milan Astray, général franquiste. Cette sentence, on l’aboyait à l’envers. A l’endroit, on jurait la joie insurgée de vivre avec le s mots de Jean-Pierre Duprey, d’Antonin Artaud. La publication que nous laissions contre 3 francs s’appelait Crispur et était sous-titrée Notices pour une insurrection de l’écriture.

    Il n’y avait selon nous* qu’une seule voie (de passage, traversière) pour nuire aux paroles établies. Grossièrement, elle se nommait poésie. À la condition toutefois qu’elle vienne de poètes prônant le désordre ainsi que le concevait André Laude**. Guy Darol


    * Nous, c’est-à-dire Christian Gattinoni, Henri Martraix, Bernard Raquin , Mouse et Anymaousse

    ** André Laude, Joyeuse Apocalypse, 1974 ; Liberté couleur d’homme, essai d’autobiographie fantasmée sur la terre et au ciel avec Figures et Masques, 1980. On lira avec profit, Les compagnons du Verre à soif, François Vignes, 2002.

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  • EVERYTHING IS POLITICAL ❘ 1. LA CONTRE-CULTURE, ENCORE

     

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    Les années 1970 furent, pour beaucoup d’entre nous, le temps de la rébellion et de l’écart. Nous envisagions des dérives pour briser les entraves, rompre les chaînes sémiotiques. Il s’agissait alors de vivre en marge, c’est-à-dire à côté de ce monde que l’on regardait comme perdu. Nous étions ailleurs. Et l’on était sauvés.

    Des bandes se constituaient, animées de désirs obliques. L’époque étant passée d’abattre le jeu adverse, ces bandes bricolaient des énoncés pour oiseaux rares. Il importait de confondre les langages et d’annuler les exclusions.

    Tout cela se produisait sans bruit, en dehors des curiosités habituelles qui allaient au prix du brut, au suicide d’Allende, à l’affaire du Watergate et, finalement, à la mort du vieux monde. Nous réalisions de petites choses – fanzines, plaquettes ... – dans ce climat d’indifférence si caractéristique des jours sans lendemain.

    Puisque nous avions gravement répondu à l’appel de Sartre visant à différencier l’homme du brin d’herbe ("L’homme est d’abord un projet qui se vit subjectivement, au lieu d’être une mousse, une pourriture ou un chou-fleur" *) et que cela n’avait rien donné, nous voulions engager nos vies autrement. L’action ne serait plus dans le déploiement du verbe assertif. L’homme de la rue cesserait de craindre nos colères qui cassent tout.

    Nous avions un nouveau programme : détruire les cloisons épaisses qui séparent savoirs et pratiques. C’est de ce dépiècement qu’allait jaillir le monde neuf. Un monde sans portes verrouillées, mirifique château d’air où se comprennent le physicien et le poète, l’artiste et le philosophe, le nomade et le sédentaire.

    Il faut bien admettre, tout à fait globalement, que ce programme a échoué. Certes, Berlin a vu tombé son mur. Philosophie et poésie n’ont point disparu. Et si les signes se mêlent entre eux c’est souvent à l’intention de tribus, filles des bandes d’autrefois.

    Alors fallait-il mener une guerre sans fin contre le Capitalisme ? Fallait-il que les mains restent armées afin d’annihiler jusqu’au dernier les tycoons de la finance ? L’histoire parlera. À moins que l’humanité toute entière ne s’évapore dans les nuages de feu du profit. Car c’est bien cela qui domine. Les machines à créer du manque l’ont emporté sur celles à produire du désir. La vie de beaucoup d’entre nous – et nous hésitons à écrire la survie – tient sur des balances d’irréel où l’êtreté n’a plus cours dès lors que le Capital a la cote. C’est lui, comme dans les souvenirs de ceux qui se rappellent le vieux monde, qui hiérarchise l’important et fait passer les hommes bien après la charrue. Ce qui retournerait Sartre dans son étui mortuaire, lui qui fonda l’existentialisme sur l’évidence que "l’homme a une plus grande dignité que la pierre".

    Doit-on, pour respirer un peu, demander le retour de Clément Duval et de la RAF (Rote Armee Fraktion qu’il ne faut pas confondre avec la Royal Air Force, comme aimait à le dire en riant Félix Guattari) ? On s’interroge en se palpant la région de l’occiput. Sommes-nous des assassins ? Il n’est jamais résulté de ma haine du Capitalisme une pétition pour l’incendie des palais et des banques. Je n’ai pas écrit un seul mot qui convoque des rassemblements destinés à une mise à mort. Mon cœur a trop battu aux pulsations pacifistes de Louis Lecoin et de Mouna pour que mes nerfs brusquement craquent. Qui a célébré Joseph Delteil ignore le maniement du nunchaku de combat et de la grenade à fragmentation.

    Somme toute, je maintiens que nous avions raison de choisir l’écart. Attaquer le World Trade Center ne coïncide pas avec le plan. Les dévastations moléculaires qui viendront à bout du système n’ont rien à envier aux stratégies de guerilleros. Il n’y aura pas une goutte de sang. Pas de luxation. Pas d’entorse. Guy Darol


    * Jean-Paul Sartre, L’Existentialisme est un humanisme, 1970.

     

  • IL ETAIT UNE FOIS LA PRESSE UNDERGROUND

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    Le Tréponème Bleu Pâle présente sa grande Saga d’Hiver :
    Il était une fois la Presse Underground.
    C’est parti pour un long voyage de 1968 à 1980.

  • BRUCE BENDERSON ❘ CONTRE-CULTURE

     

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    Bruce Benderson

    Que reste-t-il de nos amours ? L'écrivain new-yorkais Bruce Benderson se souvient de l'ironie subversive qui tournait "en dérision les éléments les plus banals et conventionnels de la vie de tous les jours " dans les années soixante et soixante-dix. C'était au temps séditieux de l'opposition à la guerre contre le Vietnam. S'étreindre était la solution. Insuffisante hélas pour mettre un terme au prurit militaire qui ne cesse de démanger le cerveau reptilien de l'humanité. Pour Bruce Benderson, l'époque était marquée par un "esprit joyeux, sensuel, collectif" qui ne reviendra pas. Il se souvient de quelques icônes de la contre-culture (Peter Berlin, William S. Burroughs, Joe Dallessandro, Robert Crumb, Divine, Patty Hearst, Marshall McLuhan, Viva ...) des temps anciens et célèbre de plus récentes figures (y compris José Bové). Ce concentré est un concentré d'histoire personnelle. Histoire vécue. Et c'est sans doute ce qui rend attachant cette traversée rétrospective. Jonchée de déceptions et de cadavres.

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    CONCENTRE DE CONTRE-CULTURE

    50 idées, personnes et événements de l'underground qui ont changé ma vie, pour le meilleur ou pour le pire

    Bruce Benderson

    Editions Scali, 2007

    www.scali.net