Alexandre Arnoux (1884-1973) est l'auteur d'une oeuvre conséquente, excellemment flâneuse et qui constitue l'un des meilleurs guides pour marcher à rebours dans Paris.
Il est l'auteur d'Algorithme (Grasset, 1948), roman évoquant le parcours flash d'Evariste Galois.
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"Le garçon nous versait le vitriol. Evariste s'accrochait au comptoir. Une querelle éclata au fond de la salle, s'étendit ; les canons rayés volaient dans l'épaisse brume,où se croisaient les plus obscènes injures ; des femmes paiaillèrent. Evariste discourait, mêlait l'invective contre les princes et les prêtres à l'expression de son dégoût de la populace, à des considérations de superalgèbre et d'analyse, qui dépassaient mon entendement obscurci. Il proclamait que chaque époque possède ses problèmes et ses questions mortes, que la charogne attire les repus, les académies ; il insultait Poisson et Cauchy ; il exprimait baroquement, une fois de plus, son horreur de la démonstration, cet artifice pour arriver à justifier notre connaissance intuitive. Des arguties brillantes et inutiles. Il niait toute impossibilité. Il prendrait, lui, l'impossibilité pour point de départ. Au delà des biquadrates, dans le royaume des sursolides et des bicubes, il attaquerait les équations par le biais des groupes. Extension de l'analyse combinatoire ; permutations et substitutions (...) La classification des intégrales. Inversion du paramètre. Et plus loin encore.
- Oui, appuyait l'astronome totalement empoivré, labo, labago ...
Plus loin encore, l'application à l'analyse transcendante de l'ambiguïté. Ainsi, au fond de ce bouge, à mots entrecoupés, devant ce pochard, savant honteusement déchu sans doute, épave hoquetante, le soir de l'enterrement de M. Nicolas et de son enfance, ivre et désespéré, Evariste me jetait à la face l'arsenal incohérent de son calvaire et de sa gloire, des mots et des raccourcis dont je ne saisissais que le fracas incompréhensible, qui, un quart de siècle plus tard, me reviendraient, nettoyés, expliqués, commentés, dans les livres des doctes, dans les communications à ces académies exécrées. Quant à moi, je ne puis les lire tels qu'on les imprime aujourd'hui. Ils bondissent hors de la page, ils se replacent, ils me replacent au centre de ce boucan et de cette pestilence alcoolique de chez Niquet, rue aux Fèves, une nuit de juillet ; et des formules impassibles, de leurs incorruptibles enchaînements s'élèvent un brouillard fétide, une cohue de blasphèmes, les hurlements des chiffonniers, les chocs mous de la bagarre, le refrain des grinches, hurlé, au fond, par un larynx décapé :
Allons en rond, tout's les gotons
Les pailass's et les paillassons ...
Voilà ce qu'invoquent pour moi les dérivées et les congruences, les sous-groupes invariants et l'ambiguïté. Je ne suis pas un esprit abstrait. L'amitié, plus puissante que l'intelligence, me domine. Tout de même, si un Dieu géomètre m'êut créé, et non un rhétoricien, j'eusse deviné peut-être que j'assistais, honneur rare, à la naissance d'une mathématique nouvelle, à une envolée de la science, au moment de sa rupture avec le passé et de son appel de l'avenir, à un recommencement révolutionnaire, fondateur de tradition. Je me déclare parfois àmoi-même, et par imagination rétroactive, que ce pressentiment m'a au moins effleuré.Pas d'illusions, pas de mensonge. Un enfant ivre de schnick, de douleur, de fanatismepolitique, de rancoeur, se livre à moi. Je l'admire, je me soumets à lui ; sa grandeur souillée me subjugue. Voilà tout. Incapable de lamesurer, elle me frappe physiquement. Esclave déjà depuis longtemps, je continue à obéir. Dans vingt ans seulement, j'aurai prophétisé et j'en concevrai, sauf à mes heures lucides, un injustifiable orgueil. Inféodé à Algorithme, envoûté par lui, je le subis délicieusement, au sein de ce vil tohu-bohu, de cette déchéance de lui-même. Monstre éphémère au lieu de visage éternel, je ne lui eusse rien donné de moins. "