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  • EVERYTHING IS POLITICAL ❘ 13. ENCORE LE DESIR

    Dans un essai devenu souvenir, Alain Fleig* démonte la mécanique en vogue du désir, son archipel d’îles fortifiées. Le risque, c’est l’émergence de l’unique, la parcelle et son drapeau. Lancé par les situationnistes, conceptualisé par Gilles Deleuze et Félix Guattari le mot serait contraire à son désir. Car il ne dit pas la volonté des volontés**, celle qui revendique l’énergie plurielle. Il se rabat au contraire sur le je qui demande une reconnaissance : chacun pour soi.

    L’émergence du désir, au milieu des années 1970, est une tendance. La tendance du moment, c’est l’intégration des déviances au Système. Chaque groupe de combat (écolos, homos, féministes…) réclame la signature de la société, son aval, sa prise en charge morale. Revendiquer sa différence à ce niveau, c’est à la fois vouloir être ce qu’on est (ce que la société a fait de vous) et aussi vouloir le demeurer. C’est refuser la communauté humaine multiple et disparate au profit d’une communauté restreinte, écrit avec beaucoup de clairvoyance Alain Fleig, fondateur de la revue Le Fléau Social et, à ce titre, boutefeu dans le domaine des luttes spécifiques. Tout juste il met en garde contre un corporatisme issu de la pensée désirante.Très vite on voit apparaître au sein des groupes une sorte de normatif. Il y a la vision féministe du monde, la vision écologiste, la vision homosexuelle, la vision freudienne etc. Autant de poujadismes. Cette critique de la valorisation du rôle considérée comme un retour plus qu’une libération*** fait tache. Elle dit cependant ce qui va advenir : la promotion du ghetto, la répartition des singularités en quartiers, la fonte des icebergs dans l’océan de la marchandise. Il va de soi que la contestation qui emblématise 68 et son après a été recyclée en produit de consommation par les phagocytes de l’Empire. Il ne fallait pas manifester avec des drapeaux. Il ne fallait pas se fondre dans le cirque en revêtant des costumes. Il s’agissait de rompre ou de s’unir à la pauvreté.


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    La fin de la contestation coïncide avec le triomphe de la publicité – celle-ci n’étant qu’un moyen d’influence arrangé par les conquérants du libéralisme avancé – qui est l’estomac des transformations efficaces. La publicité ne fait pas que promouvoir des produits de nettoyage. C’est une machine à laver les manies : foyers du bacchanalat et de l’aventureuse sédition. Sa capacité à changer une barricade incendiaire en paillettes de cérémonie est saisissante comme de rendre impeccable un torchon noué dans différentes matières fécales.

    Jean-Marie Touratier**** (déjà nommé) explique la domestication du désir par le stéréotype (mise à l’arrêt de tout ce qui erre, une sorte d’amidon sur tout ce qui excède, mais avec, en plus, cette ruse ultime de feindre la souplesse) et son entrée dans le vocabulaire de la consommation. Par exemple, il ne dit pas qu’on achète une moquette mais qu’on la désire. La récupération du désir était inscrite, comme l’a vigoureusement exposé Alain Fleig, dans le démarchage des minorités. Celles-ci ont agi pour être fondues dans le troupeau au lieu de demeurer agissantes et dangereuses.

    Tout est repris dans la marmite des équivalences. L’équation magique revient à valoriser les rejets, les dégoûts, les oppositions. Le Capital possède cette technique de mise en rang et au pas. Il suffit pour cela qu’on lui fournisse les armes. Et ces armes sont vignettes, drapeaux, signes distinctifs. Pour ne pas passer à l’estomac des transformations efficaces, il importe de demeurer sans identité fixe, nomade, fugitif. Pas rétif à la norme, anomique au sein du hors-norme. Guy Darol


    * Alain Fleig, Lutte de con et piège à classe, 1977.

    ** Ce mot est à prendre avec la fermeté de Nietzsche : « Le problème de la vie : en tant que volonté de puissance (…) Critère de la force : pouvoir vivre selon des appréciations de valeur inversées et les revouloir éternellement », Fragments posthumes, automne 1887 – mars 1888

    *** Les séparés qui demandent l’asile exigent de la société que celle-ci les enferme. Ils veulent leur admission au sein du château. Ils désirent l’harmonie avec les esclaves.

    **** Jean-Marie Touratier, Le stéréotype (et comment s’en servir), 1979.

     

  • EVERYTHING IS POLITICAL ❘ 12. LA DERIVE CONTINUE

     

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    On ne croyait guère à la décadence du règne de la marchandise sous la pression des coups. Les casseurs nous pétaient les couilles. Les anti-casseurs nous étaient odieux. Le déclin du monde marchand n’a pas commencé avec les actions furtives de l’Autonomie désirante. Ce déclin n’a pas eu lieu. Nous voyons triompher la marchandise et plus que jamais les organisateurs mondiaux de notre assujettissement au faux. Ayant refusé le service militaire, nous n’irions pas dans le combat armé. Cela ne voulait pas dire silence, résignation, passage à l’ennemi. On savait mettre le feu sans user d’allumettes. La stratégie globale (selon la terminologie léniniste dont on se moque comme des missels et des miss France) consistait pour nous en une mise à l’écart soignée. On jouerait solo le multiple, les possibles de l’écriture, de l’image et du son. « Les Dériveurs sont seuls. Normal, non ? Darol et Gattinoni sont seuls. Ils ont faits des boulettes par rapport au milieu au lieu de reproduire du rural par boules bien lisses chez Maeght ou Ailleurs, menue monnaie », disaient justement ceux* qui savaient nos trucs. Transgression des genres et port du masque obligatoire. Il faut se faire oublier si l’on veut durer.

    Le lexique situationniste nous enseigne que la dérive est une invitation à jouer dans le labyrinthe : Mode de comportement expérimental lié aux conditions de la société urbaine : technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Se dit aussi, plus particulièrement, pour désigner la durée d’un exercice continu de cette expérience. Cette définition réhabilitait la promenade au sens où nous la concevions : le voyeur sur les épaules du marcheur. Mais c’est encore différemment que la dérive nous parlait. Certains groupes de mots avaient notre dilection : comportement expérimental, technique du passage, à travers, ambiances variées. Mais nous les appliquions dans un domaine autre. Déplacement. Digression. Dérive. Il nous paraissait important de franchir des frontières sans les refermer derrière nous. Et c’est ainsi que l’on allait. Contre les murs, évidemment. A l’envers d’un système justement érigé par les lois neuves du désir. Guy Darol


    * Jean-Marie Touratier et Daniel Busto, Jean-Luc Godard, Télévision/Ecritures, 1979.

  • EVERYTHING IS POLITICAL ❘ 11. LE DESIR

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    Henri Lefebvre


    Le règne de la marchandise, la mécanique à faire du manque trouvent en 1957 un bon début d’explication avec un livre de Vance Packard* qui montre l’ensemble des ruses destinées à nourrir le besoin d’achat, l’irrépressible manie de consommer. Le consumérisme comme soumission aux codes de l’industrie et de la finance passe pour le mauvais objet auprès d’une jeunesse éprise de liberté sans bornes et qui veut jouir à l’infini.

    Formé à la critique radicale par Henri Lefebvre, un irrégulier de la pensée marxiste, Guy Debord (avec Mohamed Dahou, Giuseppe Pinot-Gallizio et Maurice Wyckaert) publie, en juin 1958, la première livraison du bulletin central des sections de l’internationale situationniste. La vie quotidienne** y est associée au décor inhibant qui essouffle les révoltes. Les acteurs de l’intégration aux normes de la vie courante sont tenus pour responsables de la mise au pas des colères. Françoise Sagan-Drouet, Robbe-Grillet, Vadim, l’affreux Buffet illustrent, à la manière des images d’Epinal, les forces de la résignation.

    L’énergie que déploient ceux-ci va dans le sens de l’adhésion aux normes de la VQ. Les situationnistes proposent de rompre la fixité dans ce principe en introduisant deux ruptures : le jeu et la dérive continue.

    Henri Lefebvre qui fut stricto sensu le maître de Guy Debord et de Raoul Vaneigem, époque Strasbourg, est un philosophe de l’agitation. Ses théories sont ameutantes et émeutières. Elles appellent à l’anéantissement de ce qu’elles décrivent. Henri Lefebvre annonce la société bureaucratique de consommation dirigée, devenue société de consommation et, en tant que tel, sujet d’étude notamment et de belle façon par Jean Baudrillard.

    L’opposition à la vie courante telle qu’elle impose ses restrictions est proclamée par l’internationale situationniste en même temps que le désir, notion qui ne fut encore jamais extraite de la carte du corps. Cette notion neuve désormais accouplée, comme le revers ou l’avers d’une même médaille, à l’idée de jeu supérieur rejoint un plan inattendu. Le plan ne consiste pas à régler le problème de l’ennui en injectant plus de divertissement et, par conséquent, plus de diversion. Il s’agit de soutenir les formes expérimentales d’un jeu révolutionnaire.

    Il est bien clair ici que le désir n’entre pas en concurrence avec les satisfactions de la chair. Nul message pro-hippie. Rien qui n’indique la voie d’un flower power assumé ou d’une quelconque mystique de l’étreinte. Les situationnistes placent le désir sur une pente qui envisage la construction d’ambiances multiples mêlées à la vie. L’objectif à atteindre n’est pas d’incendier au lance-flammes les structures du vieux monde. Le bulletin de juin 1958 fixe l’enjeu du désir au sein d’un domaine clairement défini : Le principal domaine que nous allons remplacer et accomplir est la poésie. La poésie apparaît comme le moyen d’accomplissement réel de l’individu. Elle est cette tendance au jeu dont le monde a besoin dans la perspective d’un changement radical.

    Articulé sur le mot poésie qui à lui seul désigne ou le ciel ou la terre, le désir pris comme jeu s’entend à la manière d’une invention constante : change de formes ininterrompu pour parler dans la bouche de Faye. Le désir, c’est du langage arraché à la convention : bonds au-dessus des genres et des spécialités. Fin des parcelles gardées, des champs de savoirs et de pratiques hautement surveillés. Guy Darol


    * Vance Packard, La Persuasion clandestine, 1957.

    ** La vie quotidienne (ou VQ) renvoie à la trilogie de Henri Lefebvre publiée à partir de 1946 sous le nom de Critique de la vie quotidienne

     

  • EVERYTHING IS POLITICAL ❘ 10. LE PASSAGE DU CRI

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    Car le cri passe. Les génies de la politique s’ingénient à le faire passer. Et ça marche. Comment pouvions-nous ne pas ? Les figures qui nous attiraient étaient celles de drogués ou de fous. Nos étoiles ne menaient nulle part, sauf à briller auprès des asticots. Nous suivions avec un même intérêt la tragédie du groupe Baader. Et la revue n’était pas muette sur ce point d’horreur. La société – je dis ce mot qu’abominait Artaud – ajustait ses contre-feux.  Savoir que les membres de la R.A.F étaient placés dans des cellules achromatiques : ni son ni lumière. La torture blanche est un programme sans traces visibles. Elle entraîne la perte de la sensibilité proprioceptive. Le détenu ainsi traité devient sourd à ses propres cris. Ce phénomène est appelé white noise.

    Les méthodes employées à la prison de Stammheim faisaient froid dans le dos. Elles s’apparentaient aux techniques du Troisième Empire. L’étouffement du cri auquel succèderait bientôt la mort réelle – Holger Meins décèdera après 57 jours de grève de la faim ; Ulrike Meinhof sera trouvée pendue – jette sur la révolte en actes un trouble qui se traduit bientôt par un ralentissement des fougues. Au milieu des années 1970, les excès revêtent des formes apparentées à la vianesque politesse du désespoir. L’humour grinçant reprend du service – différence et répétition –, dans un esprit voisin des railleries de Kurt Schwitters et Francis Picabia, d’Arthur Cravan en sa funeste pluralité.

    Poète devenu professeur de boxe à l’Ecole de culture physique de Mexico, Cravan signe une lapidation de Guillaume Apollinaire* de son nom adossé aux fonctions suivantes : chevalier d’industrie, marin sur le Pacifique, muletier, cueilleur d’oranges en Californie, charmeur de serpents, rat d’hôtel, neveu d’Oscar Wilde, bûcheron dans les forêts géantes, ex-champion de France de boxe, petit-fils du chancelier de la reine, chauffeur d’automobile à Berlin, cambrioleur, etc., etc., etc.

    « Chacun est le collectif », écrit Holger Meins dans un message ultime.

    Arthur Cravan agit au nom de l’art qui n’est pour lui qu’un moyen d’attaque. Il méprise l’ordre social et le prouve en dévalisant un bijoutier de Lausanne. Il revendique l’honnêteté en déclarant que l’art ne vit plus que de vols, de roublardises et de combinaisons**. Il abhorre le mensonge et les manières (André Gide dont il se paie la fiole) et revêt les habits de la dérision (notamment l’uniforme du roi George V) pour mieux porter atteinte aux abrutis qui ne voient le beau que dans les belles choses***. Comme Andreas Baader, Gudrun Ensslin, Jan-Carl Raspe et Ulrike Meinhof, l’homme des extrêmes disparaît en 1918 dans des conditions jamais élucidées.

    La rue que nous voulions transformer en atelier d’idées se referme. Elle laisse place désormais aux bonimenteurs et artistes urbains subventionnés par les Conseils généraux. Elle vibre mais sous le contrôle de l’État, surveillée par les agents gouvernementaux de la Culture et de la Police. Quelque temps nous nous emparons des estrades publiques en croyant prendre des bastilles. Nous faisons l’histrion à la Revue parlée du Centre Pompidou, au Musée d’art moderne de la ville de Paris, à la librairie Shakespeare and co de George Whitman. Tout cela est bien entendu vain pour qui cherche à rallier des entreprises de démolition. Pour tous ceux qui se sont placés dans la perspective née Dada menant à la destruction des murailles.

    Hormis les épisodes Action Directe, l’émeute éclate à temps perdu, sous l’impulsion généralement des erratiques d’Autonomie désirante et du groupe Marge. Fidèles à l’injonction situationniste, les autonomes brisent les vitrines du petit commerce et parviennent à fâcher boutiquiers et consommateurs. Assimilés aux voyous, les autonomes désormais surnommés casseurs, sont la hantise de la rue, la bête noire des services d’ordre de l’extrême-gauche. Guy Darol


    * Arthur Cravan, Maintenant n°4, mars-avril 1914.

    ** Lettre du 19 janvier 1916 à André Level

    *** Maintenant n°5, mars-avril 1915. Arthur Cravan ouvre un chapitre nommé PIF qu’il signe Marie Lowitska

     

  • EVERYTHING IS POLITICAL ❘ 9. LES NOUVEAUX ITINERAIRES

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    Nous abordions l’étroite rue Visconti qui n’était pas encore livrée aux boutiquiers d’art lorsque Jean-Pierre Faye nous demanda le sens du titre que l’on avait choisi. Tout enragés que nous étions, il n’était pas facile de rétorquer au proche ami de Gilles Deleuze, à l’ennemi de Philippe Sollers. Surtout, on ne pouvait embrouiller l’auteur de Langages totalitaires*, somme inégalée sur la sémantique politique du nazisme. Trait rapide entre les rues Bonaparte et de Seine, la voie que nous empruntions avait l’habitude des célébrités. Elle avait hébergé Racine, Balzac, Prosper Mérimée et l’auteur de La société du spectacle. Un poids semblait peser sur elle qui lui conférait un air de gravité, des manières anciennes. Comment le dire autrement : la rue retenait son souffle, aux aguets de cette suite de mots qui viendraient blasonner ses façades. Il régnait un silence impeccable que nous n’allions pas tarder à gâcher.

    Les circonstances, aussi l’époque, appelaient un propos qualifié, minutieusement référencé. La cartographie se devait d’être exacte et les itinéraires hautement probables. Notre revue s’appelait Dérive pour se démarquer des continents sévères qui surplombaient le monde des idées, à savoir Marx et Freud. Et cela sentait comme une allusion discrète à Jean-François Lyotard** tandis que, manifestement, nous voulions faire sentir le musc de notre sympathie à Guy Debord et Raoul Vaneigem.

    L’explication parut satisfaire Jean-Pierre Faye qui nous lança – mais sans doute était-ce pour rire – sur la piste de Jacques Lacan qui s’était emparé du concept pour désigner le parcours en boucle de la pulsion. Cela ne nous rendait pas malheureux que notre revue puisse suggérer, suivant le jeu de miroir des signes, Lacan et sa dérive de la jouissance.

    Chacun de nous savait que Dérive ne renvoyait à aucun des noms qui pointaient à l’université ou dans les cercles de la textuation. La plupart des figures qui trônaient au-dessus du temps – gens de pouvoir supposés subversifs – nous indifféraient comme les courses de chevaux, Jean-Edern Hallier, le roman y compris nouveau, la Rolls-Royce Corniche, le décès du cardinal Daniélou ou la fête des fraises à Bièvres. Ceux que nous préférions n’étaient et ne seront jamais admis au rata des puissants. André Laude, Jacques Prevel, Francis Giauque, Bernard Réquichot, Stanislas Rodanski, Michel Vachey, vous connaissez ? Ce sont amers utiles pour les navigateurs des mers secouées. Camaros des incendies d’Artaud, ceux-là n’ont pas été repris. En fuite toujours. Et parfumés comme le fennec. Ils ne risquent pas d’être domptés par les bonnes gens de la lettre morte. Dérive est un mot clochard (Georges Perros), on peut l’associer au pire. Ne parle-t-on pas de dérive libertaire, de dérive langagière ? À l’underground de l’underground officiel que représentait Change, la revue ne connut que les honneurs du Monde et de ses notules. Désordre et incontrôlable, elle est contemporaine d’un moment : le passage du cri au dit. Guy Darol



    * Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires, 1973.

    ** Jean-François Lyotard, Dérive à partir de Marx et Freud, 1973.

     

  • EVERYTHING IS POLITICAL ❘ 8. LA CREATIVITE DE LA RUE

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    Se retrouver le samedi dans un entre soi (entresol) de révolte, brûlant l’une après l’autre les cartouches de la déconstruction, fumant, buvant jusqu’au sommeil, cela n’avait aucun sens. On ne sortait pas pour se retirer dans une cave post-existentialiste. Nous sortions pour être dehors, frottés à la multitude oxydée, rouillée de mensonges. Il s’agissait d’électriser, de susciter des émois. Et ce n’était pas en déclamant du vers libre qu’adviendrait le remous. Non plus en suivant le sillage du cyclodidacte Mouna. Celui-ci savait former un cercle mais comme une roue de curiosité. Trop histrion. Trop calme. Ses harangues (« Bande de robots… j’en ai marre de cette société de merde. Pas vous ? ») prêtaient à rire plus qu’elles ne donnaient du fil à retordre aux agents du Système.

    Des voix inquiétantes, la grimace, le masque alerteraient la rue. Elle s’inquiéterait des syntagmes choqués,  tendrait l’oreille aux éclats de voix. On disait l’urgence d’une expression libérée de ses fards, corsets académiques, formules vides. Il s’agissait d’empoigner les cœurs, d’atteindre les cerveaux comme si chaque mot jaillissait d’un Magnum.

    Imaginons le média qui rendrait compte des combats gagnants. En listant les grèves heureuses, nous pensions déclencher des réflexes d’espoir et comme l’envie de s’y mettre, d’aller au carbi, de remonter des barricades. A peine si l’on ne fournissait les outils. La peur des nuits de la conversation avec les représentants de la maison Bourreman nous ôtait l’idée. On s’en tenait à l’exposé des chances. Le désir de révolution, on voulait le redonner en citant les 105 OS Algériens et Marocains en conflit avec la direction de la société minière et métallurgique Pennaroya. Leur force de travail vendue au rabais, ils vivaient par surcroît dans des baraques insalubres, exposés au danger du saturnisme. Après 33 jours de grève, les ouvriers avaient obtenu gain de cause. Charles Piaget, syndicaliste d’une CFDT qui n’avait pas rendu les épées, était une figure à suivre. Son combat au côté des Lip démontrait que l’on pouvait glisser de l’exploitation à l’autogestion. Au temps des musiques dite répétitives, on samplait joyeux la devise des affranchis de la manufacture horlogère : On fabrique, on vend, on se paie.

    Aux plus chaudes heures, quand le message passait, la rue enflait des mots d’assaut. Il y avait toujours un flâneur pour rejoindre notre mêlée. Ainsi naissaient des amitiés et de nouveaux itinéraires. Guy Darol

     

     

  • EVERYTHING IS POLITICAL ❘ 7. L'ACTION SONORE

     

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    Les bouleversements qui pouvaient résulter du bruit dépendaient alors de ce que nos clameurs attiraient les képis. On ne se donnait pas rendez-vous au Quartier Latin, chaque samedi, pour échanger des vues, des caresses, des vinyles mais pour aller au front, à l’incendie que nos voix faisaient. Nous ne vendions pas sous le manteau mais à fond les ballons, toutes dents dehors et la langue chargée d’invectives. Le Système, notion bien spécifique de ce temps, était le Grand Objet à abattre. L’urgence était plus que pressante. Nos "colères folles"(Rimbaud) s’animaient contre les passifs, passants passablement endormis qui semblaient ignorer les désastres commis en ce monde. Sans les éraflures du cri, que pouvait "le texte des imaginaires du langage" (Roland Barthes) ? C’était, pour nous, l’oriflamme livide, le fanion de la fête des mots. Défigurer la langue : à condition de secouer la réalité, de mettre en danger les structures du pouvoir.

    Vendre Crispur ou toute autre revue n’était qu’un prétexte à des exercices d’agitprop. Hurler en collages verbaux, syllaber de faux slogans, on fusionnait happening et politkult, performance et manif. La méthode découlait du Cabaret Voltaire, lorsque Huelsenbeck, Tzara et Janco déclarent le poème simultan prêt à soulever Zurich. Clusters vocaux, gestes de gladiateurs, mugissements de sirènes composent un hourvari qui dénonce le casse-pipe international, également le son creux de la littérature. Hugo Ball écrit à propos de Huelsenbeck : "Il plaide pour un renforcement du rythme (le rythme nègre). Il aimerait battre du tambour jusqu’à faire disparaître la littérature sous terre" *. Dada sanctionnait par le vacarme bouchers et gens de lettres.

    The Guerilla Art Action Group mettait en évidence les relations entre le marché de l’art et celui de la guerre.

    Le mardi 18 novembre 1969, Jon Hendricks, Poppy Johnson, Jean Toche et Silvianna pénètrent dans le Musée d’art moderne de New York, vêtus selon la norme fixe, inoffensifs comme des transparents. Ils marchent minutieusement le long des œuvres puis commencent à répandre sur le sol les copies d’un tract. Après avoir fait entendre à plusieurs reprises le mot viol, ils se jettent brusquement les uns sur les autres. Leurs habits déchirés, ils crèvent des sacs emplis de sang. Ils se couchent, gémissent, roulent dans les feuilles, s’encrent de rouge. Ils viennent de commettre un acte essentiel, sans gesticulation de tribune. Leur folie apparente met en accusation le lien secret qui unit David Rockefeller (alors président du conseil d’administration du Musée d’art moderne) à United Technology Center et Mc Donnell Aircraft Corporation. Ces deux entreprises fabriquent en effet du napalm et des avions de combat. Le Guerilla Art Action Group exposait in situ l’argent sale de l’art en imitant les règles du happening.

    Christo, dans sa grandiloquence, n’a jamais frappé aussi fort.

    Crispur, Dérive ensuite, ne pouvaient distinguer la politique de la littérature. Sans se soumettre. Sans jamais se faire rattraper par le flux marxiste qui emportait la quasi-totalité des porteurs de plumes du moment – agitateurs, évidemment.

    Nos attroupements débutaient rue de la Parcheminerie et se confondaient aux flâneurs devant la Pâtisserie du Sud Tunisien, non loin de la Joie de Lire, librairie symbolique des combats anti-guerre, fondée en 1957 pour amplifier la lutte des Algériens insurgés, disparue on ne sait trop ni comment ni pourquoi. Bris de verbes, collisions sonores. Nous savions que toute phrase frappe du talon.

    John Cage se souvenait que Norman Oliver Brown, l’un des artisans de la contre-culture, avait vu dans la syntaxe une disposition de l’armée. En vertu de quoi, il se mit à réfléchir sur les moyens de démilitariser la langue. Exquis sémanalyste, Roland Barthes qui dit si bien la jouissance du texte et le plaisir en pièces décide que « la phrase est hiérarchique : elle implique des sujétions, des subordinations, des rections internes ** ». L’homme qui tombe à pic.

    Nous sommes convaincus qu’il faut mettre du chaos dans la phrase afin de mobiliser l’écoute. Puisque tout se vaut, rien ne se pense. En cette fin d’ère expansionniste, il importe d’élever le style et le ton. L’écriture redevient l’arme à remuer les torpeurs. On le croyait.

    Nous songions vraiment que les collisions du verbe inspirées de Burroughs, Cummings, Pound, Guyotat allaient ébranler le monde. Que la rue écoute dès lors que l’on fait appel à sa créativité. Guy Darol


    * Hugo Ball, La fuite hors du temps. Journal 1913-1921, 1946.

    ** Roland Barthes, Le plaisir du texte, 1973.

     

  • EVERYTHING IS POLITICAL ❘ 6. JEAN-PIERRE FAYE

     

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    Au cinéma, c’est Dirk Bogarde. En première page de Commencement d’une figure en mouvement *, le livre de conversation avec Philippe Boyer, un cliché noir et blanc prétend représenter Jean-Pierre Faye mais nous croyons voir le Portier de nuit de Liliana Cavani. Cette ressemblance ne nous quitte jamais. C’est pourquoi il m’est si difficile de lui parler sans bredouiller. Je ne dis rien, au téléphone, qui n’ait été préalablement rédigé. Toutes les fois que nous nous voyons, j’assiste à une sortie d’écran, je confronte le héros des films de Visconti ou de Resnais. Difficile d’être toujours concentré.

    C’est le plus souvent au café La Palette (43 rue de Seine) que nos discussions s’élancent. C’est là que nous écoutons l’instigateur, avec Jacques Roubaud, du Mouvement du change des formes, regroupement de pratiques transversales ouvert à nos dérives. Le collectif Change ne s’occupe pas seulement de mettre la langue à la renverse, il occupe simultanément le terrain des luttes anti-impérialistes. Solidarité avec les immigrés livrés à l’arbitraire policier. Solidarité avec le peuple chilien frappé au sang. Solidarité avec le pouvoir noir contre la Pig Nation.

    Le collectif Change propage les récits de tortures, dénonce les guerres coloniales américaines en publiant Bains de sang ** de Noam Chomsky – ouvrage censuré aux Etats-Unis – ou encore Melencolia *** de Jean-Claude Montel. Le livre renvoie à la guerre du Vietnam, aux vingt-cinq millions de trous emplis d’acier issus des raids aériens afin de bien faire comprendre ce qu’est le monde libre.

    L’insoumission aux idéologies et aux codifications qu’incarne Jean-Pierre Faye est lisible dans le choix de Chomsky, fondateur de la linguistique transformationnelle et militant de cette autre Amérique qui sans cesse dénonce le recours à la force. "Briser le ronronnement de la métrique héréditaire" tout en réfléchissant les "effets de langue sur le monde", cette voie semble mener plus loin que l’écriture poussée au néant.

    Dans les années 1970, les marchandises narratives sont bousculées par la narration agissante. Change rend possible les coulées de langue qui bloquent le marché. La sédition est alors à son comble qui ne sépare pas l’acte de sa forme, qui ne tranche pas entre la puissance de feu du verbe et le maniement d’un pistolet automatique. On dirait qu’aujourd’hui l’orientation est au faux fixe. Les livres ne valent que ce qu’ils rapportent, au détriment du sens dessus dessous. Quant à l’action… Guy Darol

     


    * Jean-Pierre Faye et Philippe Boyer, Commencement d’une figure en mouvement, 1980.

    ** Noam Chomsky, Bains de sang, 1975.

    *** Jean-Claude Montel, Melancolia, 1973.

     

  • EVERYTHING IS POLITICAL ❘ 5. LA RUPTURE, L'ECART

     

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    La révolution, nous n’avions pas abandonné ce mot, on la plaçait, comme un espoir, dans ce que Jean-Pierre Faye et son collectif appelaient alors l’archipel du change. Nous progressions, par conséquent, vers un plus grand changement ayant pour objet la langue, objet automultiplicatif.

    C’en était fini du dépiècement, de la mise en lambeaux de la langue jusqu’à cette aporie du non-sens même pas drôle, nous voulions plus de significations, plus de possibles, plus de troubles. En rajouter.

    La revue Dérive* voit le jour en 1975. Pour mise en place, ceci : "Dérive est donc le montre (inévitable monstre), la démonstration que la machine s’épuise". Espérance folle dans la force du dit qui patiemment et à l’usure ferait sauter l’interdit, cette publication souterraine double le change. Il s’agit pour une part de rompre le corset des langues ; pour une autre, la parole multipliée qui empruntera toutes les formes  sera la voix des empêchés de dire,  des exclus du plaisir, des réformés de la vie. Dérive est  l’organe du corps sans organes, un espace sans barrières où le culte de l’auteur est out comme autrefois le temple des genres.

    Des écrits se suivent qui ne se ressemblent pas donnant forme étrange, allure d’épouvante. Le titre se lit mal. L’argument auquel la couverture prétend (le corps malade le corps mutilé) génère des éléments de réponse déplacés. On y attend la vindicte éclairée au fait divers – le croustillant, l’ébouriffant -, il n’arrive que des célébrations de corps en lutte. Par exemple, l’annonce de la candidature d’un travailleur immigré aux élections présidentielles de 1974.  Il représente 4 millions d’immigrés mais son statut l’empêche d’accéder à la représentation nationale. Qui se souvient de Djellali Kamel ? Djellali, du prénom d’un enfant de 16 ans tué d’une balle dans la nuque, rue de la Goutte d’Or. Kamel, du nom d’un ouvrier arabe expulsé de France pour activisme.

    La riposte tient à quoi ? Serions-nous enragés et heureux ? Notre condition est celle des enfants du peuple. La colère est une molécule d’ADN. Elle se souvient des tourments, des peines. Ma mère traitée comme une sous-femme parce qu’elle entretient à la javel les couloirs en marbre des caciques. Mon père, domestique chez les pontes, lave les carreaux d’innombrables fenêtres qui donnent sur la Seine. Également la vaisselle des raouts et les parquets pollués par des semelles luxueuses. Il ne dit rien contre cela. C’est moi qui endosse les cicatrices sans le pansement. J’objecte en langue basse et biaise, sale  et parfois abstruse, faussement distinguée. "Je n’ai qu’une seule langue et ce n’est pas la mienne", écrit Jacques Derrida.

    En somme, nous désirions traverser l’écriture – vêtements, colifichets, chair – mais à la condition d’alerter au passage les militants d’un côté, les doctrinaires du texte et de la littérature littérale de l’autre. Souvenons-nous qu’à l’époque, deux courants trendy secouent l’espace littéraire. Le premier emmené par Philippe Sollers et Tel Quel, le deuxième par Change et Jean-Pierre Faye. L’écriture textuelle innervée d’histoire réelle face à la créativité qui transforme les règles. Guy Darol


    * Collectif d’intervention : Guy Darol, Christian Gattinoni, Philippe Lahaye