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  • ENTRETIEN AVEC JEAN BAUDRILLARD ❘ MAI 1977

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    Auteur feu de salve de La société de consommation (1970) puis de La consommation des signes (1976), Jean Baudrillard fut le créateur de la revue foutripétante Utopie. Satrape du Collège de Pataphysique depuis 2001, Jean Baudrillard continua par ses ouvrages et ses articles à penser boutefeu, par-delà la mêlée.
    Ne dit-on pas que ses théories, à partir de
    Simulacres et simulation (1981) ont influencé les réalisateurs de la trilogie Matrix ?
    Cet entretien, emmené par Lionel Ehrhard, Bernard Neau, François et Thérèse Richard, est paru dans le n°
    5/6 de la revue Dérive portant pour titre La question du pouvoir. Il s’est déroulé en octobre 1976, peu avant la publication de La volonté de savoir de Michel Foucault.

    BN : Une question pour commencer, manière de donner le la.Tu dis quelque part : « Il n’y a plus de pouvoir, lui aussi est déliquescent. » Dans l’idée classique d’une prise de pouvoir, c’est-à-dire de mainmise sur des appareils institutionnels et rouages publics/spectaculaires (parlementarisme, ministères, média…), que penser des diverses « stratégies » de pouvoir des communistes ? Est-ce qu’ils y croient vraiment aux représentations du « pouvoir » ? Ou est-ce que d’après toi, ils ne fonctionnent pas un peu là-dessus ?
    JB : Tu sais, je crois qu’ils n’en veulent pas du pouvoir. Ils en ont la hantise, du moins au niveau des partis qui ont une réelle possibilité de la prendre, comme l’italien ou le français par exemple. Au temps de Staline, ils étaient sûrement avides de pouvoir, en tout cas du bureaucratique, plus que du politique au sens classique du terme. Or, depuis leur déstalinisation spectaculaire et tardive, le ressort politique chez eux s’est brisé en ce que, lorsqu’ils s’essayèrent à devenir autonomes (stratégie d’eurocommunisme, etc…), comme par hasard, ils ont soigneusement éludé la question, et ça ne peut pas être accidentel. Pas accidentel, assurément la position du PCF lors des événements de 68, ou celle plus récente du PCI en Italie. Il faudrait se demander pourquoi ils ont perdu ce ressort politique. En fait, tout le monde l’a un peu perdu. Le pouvoir, après tout, on ne sait plus très bien où il est. En tout cas, c’est une question à creuser, d’une extrême importance. Il faudrait se demander pourquoi communistes et marxistes en général n’en veulent plus du pouvoir,pourquoi ce fameux ressort s’est cassé ; probablement par une espèce de déperdition totale de la volonté de puissance politique. Je crois maintenant qu’ils se disent qu’il doit bien y avoir du politique quelque part, une espèce de pouvoir… à prendre ou à laisser. Mais cette analyse est prise aussitôt à revers par l’idée qu’il n’y en a peut-être plus du pouvoir ! J’ai l’impression que leur réflexion stratégique s’inscrit toute entière dans ce paradoxe qu’ils en aient clairement conscience ou non.  Par exemple, je pense à Berlinguer qui déclarait lors des élections italiennes : « Il ne faut pas avoir peur de voir les communistes prendre le pouvoir. » Phrase étonnante. Ca peut tout vouloir dire ! Il ne faut pas avoir peur parce que si nous prenons le pouvoir cela ne changera rien au régime capitaliste, et de toute façon, nous ne nous risquerons pas à le prendre. Ou, moi Berlinguer je n’ai pas peur de le prendre. Ou bien encore tout à fait le contraire : « J’ai peur de voir les communistes prendre le pouvoir en Italie ! » On le voit, il y a toutes les raisons éventuelles pour un communiste d’avoir peur.
    BN : Est-ce qu’ils ne restent pas aussi prisonniers du mythe d’une rationalité interne au système, à savoir, d’une conception téléologique du pouvoir, du type le capitalisme aujourd’hui par son auto-développement et le jeu de ses contradictions en arrive au stade du fruit mûr à cueillir ?
    JB : Ca aussi, c’est contradictoire ! Tu ne prends pas le pouvoir parce que le Capital est en crise et que tu ne veux pas gêner sa crise. S’il faut attendre que le Capital ne soit plus en crise pour le prendre en héritage, quand prendront-ils alors le pouvoir ? Bon, il est certain qu’ils guettent la passation du pouvoir par le Capital et qu’ils ont enterré l’idée d’une prise de pouvoir par la violence révolutionnaire. En fait, ils n’en finissent pas d’attendre, d’attendre que le pouvoir leur soit conféré par une instance souveraine, en l’occurrence le Capital. Mais si tu attends que le Capital ait terminé sa crise, il n’y aura plus jamais de pouvoir à prendre car dans ce cas le Capital le garde ! D’un côté, le Capital est en crise permanente, de l’autre, qu’attendent les communistes : la fin de la crise ? Et, ils sont les premiers à dire que le développement du Capitalisme ne peut qu’amener crises sur crises. C’est d’une logique délirante !
    Regardez le livre de Gianfranco Sanguinetti (en tout cas de Censor), Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie. La thèse n’est pas fausse, en toute logique, même si finalement elle ne correspond pas à grand-chose. Le Capital refile le pouvoir gestionnaire ou politique au PC quand il sent bien qu’il ne peut plus s’en sortir. Donc, de deux choses l’une. Ou le Capital s’en sort et il ne donne pas le pouvoir aux communistes, ou, s’il ne s’en sort pas, le PC se garde bien de le prendre car il n’a aucune raison de le prendre dans ces conditions. C’est un cercle vicieux incroyable, mais qui constitue pour le PC un système de défense qui lui évite l’épreuve du pouvoir. Alors, y a-t-il vraiment pouvoir à prendre ? La question reste en suspens.
    TR : Est-ce qu’au bout de cette logique viciée il n’y aurait pas l’idée que le gestionnaire n’est pas celui qui a le pouvoir réel. Que, dans un jeu d’alternance du pouvoir, celui qui perd, et reste dans l’opposition, gagne à sa façon ?
    JB : Peut-être mais qu’a-t-il à gagner ? D’ailleurs, si tu vas par là, les communistes gèrent en Italie presque la totalité du pays. A mon avis, la gestion c’est un piège pour les ratés du politique.
    FR : Je voudrais te poser une question sur le rapport entre ce que tu appelles le code qui se placerait au-dessus des appareils de pouvoir existants, et principalement l’appareil d’Etat, et le code du Capital qui engloberait dans son fonctionnement tous les appareils de pouvoir. Comment fais-tu le lien entre la force des appareils de répression, d’exploitation, et ta théorie : le Capital comme code qui toujours dépasse ces appareils ?
    JB : Hum… Je n’ai jamais réussi à envisager ce machin. J’y vois vraiment rien du tout. J’y suis tout à fait allergique.
    BN : Il semble qu’il n’y ait à ce niveau que deux façons d’analyser la ou les questions du pouvoir, qui consistent, l’une, à dégager ce fin réseau capillaire fait de microstratégies subtiles qui travaillent davantage dans les trous et la fragmentation sociale, bref dans l’espace pas clair du « quotidien », que sur la forme concentrée, spectaculaire et phallique de ce machin omnipotent et quand même bel et bien existant : l’Etat dans la société civile. L’autre, et Henri Lefebvre par exemple y demeure encore attaché, c’est, je crois, le défaut marxiste par excellence de ne voir forme suprême de pouvoir politique que l’Etat.  Or il apparaît que Michel Foucault, travaillant dans la première hypothèse, est dix fois plus opérant, en tout cas va beaucoup plus loin, que toutes les tentatives d’analyse marxisantes de l’Etat. Car, chez ces derniers, incontestablement, il y a blocage…
    JB : Oui… Lefebvre s’est ramassé là-dessus de superbe manière. Pardi, il se braque sur une Instance extraordinaire qui aurait une centralité, une possibilité de distribution rationnelle et organisée des pouvoirs…
    FR : … Mais toi, est-ce que tu ne fais pas de la notion de code un objectif central qui serait un peu l’équivalent de l’Etat dans la théorie marxiste ?
    JB : Non. Ce code-là emporte le reste. Il ne permet justement pas de repérer UNE instance et il est, dans son évolution, destructeur de toutes les instances. Le Capital, appelons-le comme ça, n’est pas lié à des instances repérables. Il n’est pas donné de toute éternité, tel qu’en lui-même, n’est-ce pas, il ne pourrait changer. Ila pu avoir sa phase, disons axiomatique, centralisée, concurrentielle…, avec une régulation étatique, mais ça, ce n’est pas sa véritable définition. C’est beaucoup plus une machinerie qui n’a pas de principes, d’axiomes et de finalités, et qui est aujourd’hui en train véritablement de se déployer comme telle. Cette machinerie passe par-dessus toutes les institutions, les prend en écharpe ou les déborde largement, y compris et en particulier celle de l’Etat. Elle peut se permettre de démembrer s’il le faut, de décentraliser s’il le faut, et il y a un bon moment que ça opère comme ça. On est encore en retard d’une révolution là-dessus…
    FR : En fait, ça voudrait dire que cette notion flottante et envahissante de pouvoir est plus pernicieuse en ses effets que celle plus restrictive et repérable d’Etat ?
    JB : Là, on en arrive à Foucault. Chez Foucault, il n’y a plus de pouvoir, dans le sens d’une analyse classique du problème. Il ne cherche plus ni causalité ni finalité. Sur ce point, il a dépassé l’analyse marxiste et toutes celles qui l’ont précédées. Incontestablement, il rompt avec une continuité d’analyse essentiellement liée à un déterminisme historique qui était peut-être vraie avant mais qui n’a plus guère de prise aujourd’hui. Par contre, il trouve le pouvoir interstitiel, moléculaire, diffracté mais il appelle encore ça du pouvoir, et le terme de pouvoir est encore là, toujours central.
    BN : Est-ce que ce n’est pas chez lui un terme trop générique, une entité fourre-tout et pleine, explicative de toutes les formes répressives ? Est-ce que ce n’est pas le « chapeau » ultime qui recouvrirait toutes les logiques de domination,  pas un concept mais une métaphore ouverte, un point de cristallisation tangible de toutes les forces « mauvaises », éclatées et éparpillées dans les diverses institutions ?
    JB : En effet, peut-on encore appeler pouvoir quelque chose qui est diffracté à ce point ? On peut dire que la notion de pouvoir est la dernière fable qui se raconte chez Foucault. C’est un terme qui reste transcendant à son champ d’analyse, il reste malgré tout une structure fondamentale. Et cette structure, elle a beau être micro, ça veut toujours dire qu’il y a des manipulés et des manipulants, des dominés et des dominants, etc. La structure du pouvoir comme définition demeure belle et bien. Simplement elle est passée dans un pointillé extraordinaire au lieu d’être centralisée quelque part. Il y a certainement là un progrès de l’analyse marxiste, mais l’analyse au sens radical du terme, c’est-à-dire analyser, dissoudre le concept de pouvoir, n’est pas faite chez Foucault. Le concept de pouvoir n’est pas soumis à la même généalogie que tout le reste. C’est la dernière parade, mais qui reproduit quand même la structure, ou la mythologie du pouvoir, même sous sa forme subtile, moléculaire. Et ici, on pourrait faire à Deleuze ou Lyotard le même procès sur le plan du Désir. L’idéologie-désir qui prend ses attaches dans la psychanalyse sous une forme cadrée, massive, même si elle en est dérivée, mûrit dans l’antipsychanalyse deleuzienne sous forme de désir diffracté, schizé, nomade, en ballade… Le désir reste toujours une acception pleine. Et le pouvoir, chez Foucault, c’est la même opération. Ce qui était analysé, massif, axial chez les autres, devient complètement disséminé, éclaté,mais reste tout de même cette conception structurelle du pouvoir ! Bon, c’est vrai qu’il est pulvérisé le pouvoir mais, à mon avis, Foucault ne mesure pas ce qu’il peut y avoir, pas seulement de pulvérisé,mais encore de pulvérulent, de foutu. Ou il n’y a plus, ou il se passe quelque chose entre la mort et le pouvoir qu’il ne peut plus alors analyser en ces termes.
    FR : Ce dépassement du pouvoir dans la mort, ne peut-on dire que c’est l’utopie du pouvoir qui se représente son au-delà ? Actuellement, la notion de crise représenterait peut-être l’au-delà du pouvoir, sa dissolution complète, voire la disparition de la notion de pouvoir qui, pourtant, subsisterait réellement dans des appareils concrets ?
    JB : Tu en reviens alors à un complot du pouvoir, une stratégie de pouvoir. Même si c’est une stratégie conscience, c’est encore une tactique généralisée.
    BN : Restons sur Foucault. Je me demande s’il n’y a pas chez lui, à travers son travail généalogique, une sorte de code magique du pouvoir qui serait repérable dans l’inscription des corps. Est-ce que ce pouvoir ne serait pas, en dernier ressort, quelque chose comme une chose-en-soi, un non-catégorisable qui se laisserait repérer dans la trame des discours (travail de l’archiviste) mais qui se situerait en fait tout à fait ailleurs. Peut-être effectivement sur le front des luttes… Ou alors, est-ce que le pouvoir n’aurait pas sa petite herméneutique singulière. Je veux dire qu’il ne se laisserait lire, ne se donnerait à déchiffrer qu’au scrutateur philosophe/professeur, et cela, davantage dans les documents que dans les corps eux-mêmes. Bref, pour décrypter ce qui peut se passer réellement sur ou à travers les corps, il faut aller y voir, dans les couches sédimentaires du discours accumulé par l’Histoire, dans les bibliothèques plus peut-être que dans les prisons ou dans les alcôves. Là, pour moi, il y a quelque chose qui cloche…
    JB : Peut-être… En tout cas, chez Foucault, on n’est jamais très loin d’une instance déterminante, il n’y a pas de pièges puisqu’on vient de voir qu’il ne pose pas la question de l’origine ni de la finalité du pouvoir. Mais le Pouvoir est là, toujours en tant que structure donnée. On se demande : qu’est-ce qu’il fait encore là, ce truc ? Bon, cette structure, on ne peut pas la prendre à revers puisqu’elle a été centralisée, puis diffractée. Et puis, demeure toujours l’idée que ce Pouvoir devrait quand même disparaître. Je dirais que ça fait partie de la connotation même de Pouvoir. Toutefois, il n’y a rien chez Foucault qui te permette de penser à une quelconque réversion du Pouvoir. Cette structure reste et elle ne peut que rester structurelle. De même, si tu veux, chez Deleuze il reste le Désir comme idée-force. Ca se pose en termes d’intensité et d’énergétique. Foucault , lui, fait au moins l’économie du Désir. Il n’en a pas besoin mais, encore une fois, le Pouvoir persiste comme secteur structurel.
    BN : Chez des gens comme Deleuze et Lyotard, dont les stratégies de discours (on n’en sort pas du discours et des stratégies !) me semblent pourtant assez différer, le pouvoir ne serait-il pas le grand fantôme qui leur court après ? Ceci étant repérable, peut-être, au niveau de mythes spectaculaires lancés à grands coups de cymbales sur le marché des idées du genre nomadisme, dérive, schyze généralisée, etc, etc. Pourquoi ces théories points de fuite ? N’auraient-ils pas en commun, finalement, une certaine hantise de la récupération ?
    JB : Oui… Enfin, je ne sais pas. On peut admettre qu’ils sont récupérés à partir du moment où ils font l’hypothèse du Pouvoir ou du Désir. Ce dont je suis sûr, en tout cas, c’est que Foucault échappe à la récupération ; il se taille une tranche là où il n’y a ni en-deça ni au-delà. Il dit simplement : moi, je décris un fonctionnement. Et, en un sens, même si on peut discuter, les exemples qu’il se donne et qui semble assurer la validité de ses analyses, ce qu’il dit est incontestable. Enfin, maintenant, la généalogie, c’est malgré tout une analyse… de plain-pied. Oui, il y a quand même un petit relent de résolution qui traîne, mais enfin, s’il décrit les micro-mécanismes du pouvoir, c’est pour signaler que c’est à ce niveau qu’il faudra intervenir politiquement. Maintenant, savoir s’il y a rapport effectif du travail aux luttes concrètes, ça, je n’en sais rien. Il pense qu’il y a cohérence. Peut-être.
    FR : Quand tu décris certains mouvements, sur les signes, les sujets, le refus du travail qui seraient la réversion du pouvoir dans Le miroir de la production…
    JB : … Je n’y crois plus. pour moi, j’avoue que ça se ballade un peu…
    LE : … Mais est-ce que poser en non-pouvoir, ce n’est pas une attitude de pouvoir ? J’aurais tendance à le croire. Il serait intéressant dans cette optique de diffraction du pouvoir d’analyser tous les impouvoirs ou prétendus tels qui, de fait, pourraient bien être des « accidents » de pouvoir dans tous les sens du terme.
    JB : Si tu fais là encore référence à Foucault, je te dirais qu’il pose la lutte contre le pouvoir au niveau du corps, de la surveillance, de la discipline, etc… Chez lui, on résiste de front à un quadrillage. La question du « non-pouvoir », ça c’est autre chose. Il ne se la pose pas. Dans son projet, il n’y a pas de non-pouvoir, on est dedans, c’est micro, oui, mais il y a une perspective de lutte contre, en termes de rapport de forces. De sorte qu’il n’y a pas de Politique de Foucault ou, en tout cas, elle n’est pas à la mesure de son analyse. Mais qu’est-ce que « l’impouvoir » maintenant. Ce truc-là, on en entend parler, l’impouvoir ?...
    LE : … ( ! )
    FR : Mais quand tu parles de la critique radicale ou de l’échange symbolique, on a l’impression que c’est un lieu en-deça ou au-delà de la problématique du pouvoir ?
    JB : Si j’avais une opinion là-dessus, elle serait en opposition à Foucault – tout en se référant à son gigantesque projet. Selon moi, du pouvoir, il n’y en a pas. Que serait de l’impouvoir qui s’opposerait à du pouvoir ? Là où il y a structure de pouvoir, réversiblement et dans lemême instant, elle se détruit elle-même. Toute accumulation est reprise aussitôt par une désaccumulation, toute structure de pouvoir est minée d’emblée. Au fond, toute structure cherche sa propre mort, y compris celle du pouvoir. Partout, et pas seulement dans des groupes particuliers, des minorités. Autrement dit, le pouvoir n’est jamais une structure unilatérale, comme ce qui peut se dégager encore de chez Foucault. Le pouvoir, ça s’échange. Il parcourt un cycle où il peut se réversibiliser, c’est-à-dire passer par tout un dispositif incroyable et un processus complexe de séduction qui fait qu’il n’y a pas, en fait, de dominés d’un côté, de dominants de l’autre. Un peu comme la victime et son bourreau. Il y a toujours une circularitéde pouvoir qui s’échange. Et ça n’existe que comme ça. Aussi, quand il n’y a plus de circularité minimum, on ne suppose même pas le pouvoir. Et aujourd’hui, dans cette absence de circularité symbolique minimum, le pouvoir disparaît. Y’en a plus ! Le pouvoir, c’est aussi – mais dans une représentation parfaitement rationnelle en tant que structure polaire – quelque chose qui s’échange symboliquement, c’est-à-dire qui parcourt un cycle où tout le monde est pris et où la séduction est beaucoup plus puissante que les rapports de force.
    BN : C’est certainement en cela que tu dis que « le symbolique va toujours au-delà du politique. »
    JB : Au fond, le pouvoir n’est jamais là comme structure, telle qu’on puisse le décrire, il n’est pas repérable dans des personnes ou des groupes ni même dans des institutions.
    BN : D’après toi, la « lutte des classes » ne serait donc pas descriptible ou plus exactement, elle ne serait pas descriptible en termes de rapport de forces ?
    JB : C’est une hypothèse simplifiante qui te permet de choisir un versant du rapport de forces. Ca ne change rien d’être d’un côte ou de l’autre. « Rapport de forces », je veux bien, bon, si tu veux, bien sûr il y en a mais s’il faut se substituer à l’Autre, vouloir l’Autre versant, s’il y a conquête d’un camp par l’autre, non, ça ne fonctionne pas comme ça. C’est oublier qu’il y a toujours réversion quelque part. A partir de là, il ne peut y avoir que des effets de pouvoir.
    FR : n ne peut alors parler de refoulement du symbolique. Les rapports de forces et les appareils d’Etat seraient refoulement de la circulation du pouvoir au niveau symbolique ?
    JB : Il peut y avoir effet de pouvoir à partir du moment où l’on envisage une interruption de cette circularité. Tout ne peut n’être que réversible, recherche du cycle de sa propre mort, abolition de soi dans le cycle. Le symbolique, pour moi, c’est ça en définitive. Si tu choisis une position simplifiante qui te permet de te camper d’une part, en renvoyant tout le reste de l’autre, ça n’exclut en rien le processus de réversibilité. De fait, toute rationalité unilatérale est condamnée d’avance.
    BN : Il y aurait donc, à t’en croire, opacité totale de notre univers symbolique ?
    JB : Oui. Tout concourt à l’occulter.
    FR : Est-ce qu’on ne pourrait pas dire que la production serait une « stase » et que la circulation du pouvoir, se rompant, produirait cette « stase », bien compacte ?
    JB : On fait toujours du pouvoir quelque chose d’irréversible ! En principe, il est immortel (comme la production) ; il est structurel, monolithique, il se reproduit, il s’accumule… On ne manque jamais de relier l’irréversible au pouvoir : la production, la croissance, etc. Mais injecte la moindre dose de réversibilité dans toutes nos institutions et tout devient intenable.
    FR : C’est le travail mort qui s’érige sur le travail vivant. De fait, la critique se situerait du côté du travail vivant qui sans arrêt est dévoré par le travail mort. Chez Marx, il y a une coupure radicale entre les deux.
    JB : Mais n’y a-t-il pas de techniques efficaces de stase, comme tu dis ? L’interruption du truc, est-ce qu’à un moment donné, la production, la valeur, ou le pouvoir, n’arrive pas à bloquer la machine à produire de l’irréversible ? Ils n’y réussissent jamais qu’apparemment. Si tu prends l’accumulation économique, il y a du spectaculaire, du quantifiable, par conséquent, depuis quelques années, c’est indéniable, on assiste à un processus d’accumulation et donc, en apparence, à un processus irréversible. Mais y a-t-il eu vraiment succès d’un processus d’interruption de la réversibilité et un démarrage irréversible dans une direction quelconque ? Auquel cas, nous sommes dans un système délirant. Ou bien peut-on décrire des phénomènes d’accumulation économique, un leurre efficace, certes, et sur lequel ça travaille, ça fonctionne… On peut hésiter entre ces deux hypothèses. En tout cas, je vois ça comme insoluble. Bien sûr, tout dépend du parti pris d’analyse mais si l’on opte pour l’analyse radicale de toute symbolique, il n’y a pas d’accumulation mais bien un simulacre. Aussi, si tu crois à une déperdition irréversible du symbolique, tu admets alors un système qui a réussi à fonder son pouvoir là-dessus et, de toute manière, on constate aujourd’hui qu’ayant cru fonder du pouvoir, en fait, cette accumulation se retourne contre elle-même. Alors on en revient au même point, c’est seulement l’hypothèse qui a changé.
    FR : Est-ce qu’on ne peut pas dire que toute accumulation de valeur et de pouvoir ne se fait finalement que pour l’activité d’inscription, de comptabilité ? Il y aurait un axiome, un code qui appellerait la production, l’accumulation, toute exhibition de pouvoir par rapport à un code déjà déterminé, qui porterait une sorte de regard sur toute l’activité ; ou bien, cette activité comptable, obsessionnelle de la société ne serait-elle pas, en partie, une rationalisation a posteriori d’un mouvement d’accumulation du pouvoir en tant que tel, comme chez Foucault ? De la force qui s’accumule, qui fait pouvoir, se sépare et qui, après coup, tiendrait un discours identifiable à celui de l’activité comptable, de la valeur, de la croissance ?
    JB : Comment te répondre ? Ca reviendrait à chercher une origine du pouvoir, à supposer un moment où il n’y en avait pas, ou moins, ou plus ? Chez Deleuze également on sent bien la recherche d’une origine du pouvoir : l’idée du Désir par une espèce de torsion du pouvoir.
    BN : Surtout quand on soupçonne, chez lui et quelques autres, en gros, qu’il faut éviter tout repérage dans l’ordre des valeurs. D’où, la dérivite, le nomadisme… Puisqu’ils partent tous d’une volonté de non-repérage, c’est qu’ils présupposent d’une façon obligée une origination de ces valeurs, un point d’ancrage au commencement. On peut se demnader s’il n’y aura pas, toujours, repérage fatal des valeurs…
    FR : A la limite, c’est le concept de société qui est en cause, comme si la société avait besoin, pour se représenter, d’un mythe fondateur de la prise du pouvoir (par une ethnie pseudo-originelle ou tout ce qu’on voudra) sans lequel on ne pourrait plus donner légitimité à un type de société, à une culture, à une civilisation…
    JB : Parlons-en de la notion de société ! Le social, c’est du résiduel. Mais tout peut l’être et aboutir à une socialisation totale. En fait, y compris les sociétés dites primitives qui ne sont, à la fois, ni des sociétés ni bien sûr primitives. Le social, c’est vraiment une instance qui se développe comme un chancre mou, ça indique déjà une pétrification. Alors si tu es dans un échangé réversible, continu, il n’y a plus cette « prise » du social.
    FR : Ce résidu fantasme la notion de pouvoir et, à partir de là, essaie de s’instituer comme pouvoir réel…
    JB : C’est là où prend le pouvoir… Dans certaines sociétés, quand un nombre d’individus d’un même groupe échappaient à l’échange symbolique, ils devenaient résiduels et disponibles pour une manipulation du social. Ainsi étaient-ils liquidés par le fait que surgissaient des espèces de prophètes qui les emmenaient se suicider ailleurs. Le résidu est exterminé au fur et à mesure puis à un moment donné, il ne l’est plus. Advient alors une possibilité de cristallisation d’un pouvoir, d’un chef. Aujourd’hui, le social est là, un peu comme le langage chez Lacan : c’est une structure avec laquelle tu as d’avance partie liée, comme s’il n’y avait plus aucune alternative possible.
    BN : Est-ce que le résiduel ne s’expliquerait pas d’abord au plan symbolique et, pour ce qui concerne nos sociétés modernes, par le fait que, comme disait Nietzsche, on est empêtré dans les rêts du langage et des valeurs, et que s’est développé un tel hypercriticisme qu’on est arrivé à une attitude de doute systématique sur chaque notion, sur chaque point de valorisation ? La valorisation n’est plus possible à partir de là. Il arrive donc un moment où tout le champ est complètement ratissé, alors il faut produire un nouveau à tout prix, un impossible nouveau, auquel on ne croit guère et que l’on sait éphémère, dérisoire. On fait comme s’il n’y avait plus de sorties possibles, hors du langage, d’un langage saturé et d’une symbolisation qui semble finalement ne jamais s’arrêter de mourir. De cette entropie vient peut-être la prolifération de ces théories et de ces philosophies « nouvelles » qui sont toutes, qu’elles le veuillent ou non, référentielles à ce fatalisme psycholinguistique qui nous gouverne… qui nous pourrit. Mais de là à dire que les valeurs sont mortes, se sont envolées ! Elles traînent et flottent et puent derrière votre dos – comme le cadavre de Dieu. Bref, on n’en sort pas de la CROYANCE mais, bien sûr, on ne la connaît que trop… Peut-être que c’est justement ICI que vient se briser toute possibilité de discours de/sur le pouvoir…
    JB : Ca, c’est encore plus grave… D’après toi, tout ce qu’on a pu raconter là, est-ce que ça renvoie à autre chose que du langage ? C’est le hic… symbolique, pour moi, une terminologie différente pour quelqu’un d’autre. Est-ce que ça n’est pas aussi un effet de langage ? Franchement, je n’en sais rien. tant mieux si c’est un modèle de simulation et si tu en joues comme tel ! Comment sortir des effets de langue même et surtout par une théorie strictement marquée ? Il ne me semble pas possible de trouver autre chose qu’un modèle de simulation, une substance plus réelle que les autres… D’où ma méfiance à l’égard de la théorie. Je ne dirais pas que je n’y crois plus, du moins je pense qu’elle doit être une hypersimulation, et il s’agit de la rendre encore plus destructive. On ne peut pas sortir de là. La théorie n’est qu’un moyen. on est branché sur quelques termes génériques : symbolique, réversibilité… En définitive, il faut essayer de passer par le moins de modèles terroristes de simulation …
    BN : Si je comprends bien, et afin de prévenir toute illusion scientifique pour ceux qui en aurait encore, l’interprétation déborderait toujours une quelconque possibilité de « vérité » de la critique ; elle serait toujours interprétation d’une simulation et la simulation elle-même, l’interprétation…
    FR : J’ajouterais ceci : est-ce qu’au-delà d’un discours « nihiliste » qui analyserait tout en termes de simulation, on ne rencontrerait pas un projet qui, à travers toute cette déconstruction de type nietzschéen serait le mouvement même du dépassement affirmatif ?
    JB : Oui, je le sens bien. C’est peut-être parce que l’on ne peut pas échapper à une référence minimale. Bien sûr qu’il y a un mouvement de ce type-là mais sans tomber dans l’illusion que le modèle que vous construisez subisse sa propre loi, qu’il soit réversible à la simulation énoncée. Ce qui est certain dans ces théories actuelles auxquelles on faisait allusion et qui sont radicales, qui vont loin, c’est qu’il y a toujours un terme qui reste terme, qui n’est jamais exterminé, qui reste là comme du plein. On l’a vu tout à l’heure à propos de Foucault et Deleuze par exemple…
    FR : Tout de même, dans L’Echange Symbolique et la Mort, quand tu parles au début de la production, tu décris la crise et le refus du travail et tu laisses apercevoir comme possible ce qu’on peut appeler la critique du salariat, voire son dépassement…
    JB : C’est une question d’amplitude aussi bien dans les mouvements dont on parle (femmes, etc…) que dans les concepts que l’on met en place dans un texte théorique. A court ou moyen terme, il y a un effet de réversion possible sur tel ou tel secteur. On le voit dans les mouvements d’anti-pouvoir, mais le système aussi a sa réversion et il t’implique dans son cycle. Ce jeu-là, il faut le reconnaître. C’est un truc tactique. Et à partir de là, on peut faire mouche sur un secteur déterminé…
    LE : Même chose pour ton analyse des rapports de forces : il y a toujours un rapport de forces dans la séduction…
    JB : … Je ne crois pas. Partout, la séduction s’oppose à la production et aux rapports de forces, c’est-à-dire que laséduction est réversible alors que la production, elle, suit une ligne irréversible où apparaissent en des termes clairs la force, les rapports de forces, etc…
    LE : La séduction est une arme comme une autre et même parfois plus efficace qu’une autre, donc doublement caractérisée…
    JB : Il y a tellement de définitions possibles de la séduction ! Disons que, dans le sens commun, la séduction passe dans l’idéologie et qu’elle est envisagée, au fond, comme un principe idéologique de camouflage des rapports de force. C’est-à-dire que le pouvoir se reproduirait à travers de la séduction. On ne peut pas, en tout cas, en donner une explication psychanalytique car elle ne fait rien de la séduction, elle l’explique en termes d’économie, d’investissement, de libido, de rapports énergétiques. A mon sens, elle est ce lieu où il serait impossible de repérer un objet et un sujet, un pôle actif et un pôle passif. C’est donc une force oui, mais qui exclut toute manipulation unilatérale.
    LE : Ton lieu imaginaire alors …
    (rires)
    JB : OK ! Prenons-là au niveau des rapports de pouvoir et ne parlons pas de la séduction de type individuelle, amoureuse (encore qu’elle se joue comme ça aussi). La séduction n’est pas seulement production de plaisir ou de désir. Là où elle passe, il y a abolition d’un pouvoir unilatéral. En ce sens, si tu veux, toute la séduction sexuelle abolit la séduction. Il s’agit alors d’accumulation, de production d’un potentiel de plaisir… ce qui n’est justement plus séduction et il faudrait reprendre les analyses conventionnelles des sociétés de type hiérarchique ou symbolique. Car chez elles, entre ceux qui apparemment tiennent le rôle de dominants ou de dominés je crois que s’inscrivent des rapports de séduction et, dans cette mesure-là, il n’est plus question de dominants et de dominés. Dans notre logique à nous, on y voit du supérieur et de l’inférieur mais en fait, ce qui se passe est différent. Dans le régime féodal, on voit le suzerain qui profiterait de l’Autre sous d’apparents rapports de protection mais je crois que c’est tout autre chose qui se joue.
    FR : Je pense à Salo ou les 120 journées de Sodome. Pasolini attribue le pouvoir à l’Etat comme étant, sous sa forme odieuse, la vérité qu’on ne peut (ou qu’on ne veut ?) pas voir en face, celle du Capital.
    JB : C’est-à-dire que, dans ce film, tu as une contre-épreuve du pouvoir entendu au sens commun. C’est peut-être pour cette raison qu’il est insupportable… Pour ma part, je l’ai vu et mal vécu, sinon comme un mauvais objet. Cela dit, c’est un film fort. Le film a plu à certains parce qu’ils pouvaient y retrouver leurs fantasmes. Dans ce film, et du fait que la situation est tout entière du même côté, il n’y a plus le minimum de réversibilité possible, à savoir que la mort des uns et des autres ne peut plus être mise en jeu puisqu’on dit aux uns vous êtes morts quoi que vous fassiez, quoi que vous disiez, quant aux autres (les quatre mecs), ils sont déjà morts. C’est cette absence totale de réversion qui est intolérable. Pour moi, on ne peut pas fantasmer sur ce film. Dans Salo, séduction et réversion sont exterminées. Et, à propos de ce film, je me suis interrogé sur l’histoire du masculin et du féminin qui est tellement liée aux questions de pouvoir. On dit, le pouvoir est exclusivement masculin et, sans se laisser piéger dans la définition du masculin et du féminin en termes de sexe réel, dans ce film, l’affirmation du pouvoir mâle est relancée. Peut-être parce qu’il est sodomite/sadien, donc non-féminin au sens organique, pourtant il va plus loin car il montre  que dans ce type de pouvoir, le féminin (qui n’a évidemment jamais trait à la femme réelle) est le seul principe de réversion du système.
    BN : Pourtant, dans Salo, l’idée maîtresse est que le plaisir ne peut s’échanger qu’entre hommes. La femme ne tient qu’un rôle annexe dans la circulation du plaisir, qui passe aussi par le logos… Simple objet de plaisir peut-être (et encore, pas dans la parole !), en tout cas, objet de mépris.
    JB : Ceci dit, il se trouve qu’il n’y a pas que les hommes qui puissent prendre du plaisir : il peut y avoir des femmes qui se substituent au masculin.
    BN : Quand même, je crois qu’il est vraiment dificile de sortir de la mâle-langue…
    LE : D’une façon générale, les femmes font l’écarté sitôt qu’on s’explique cartes en main : à la fois dé-dialectisées et « dé-dialectalisées ».
    JB : Je ne sais pas. On connaît pas mal de femmes qui peuvent prendre ce plaisir-là, à condition, tu me diras, de devenir des mecs ! Mais c’est aussi une façon de dire : il y aurait une alternative possible de le faire en restant des femmes – ce qui n’est pas vrai. Si tu prends la définition comme telle, tu ne peux avoir qu’un exercice masculin dominant et, du côté du féminin, tu ne peux avoir que la destruction de cet exercice… Le mélange de ces deux utopies n’est sans doute pas possible. Il ne peut pas y avoir de « libération de la femme » de type rationnel, organisé en clan partant en guerre contre les abus du pouvoir de l’Autre.
    LE : Si on ne voit pas, c’est vrai, les prémices d’un tel « mélange », si on ignore encore comment il se fera, qu’est-ce qui nous autorise à le dire impossible ?
    JB : La preuve, d’une certaine façon, c’est l’intolérable dans Salo pour tout mec qui va voir ce film. Et c’est justement, à mon avis, cette part de féminin que nous avons en nous qui refuse le film. A la vision de ce film, pas de différence femme/homme, dans la mesure où c’est pas quelque chose qui colle au sexe unique, unilatéral de chacun… C’est important car ça déplace les histoires de pouvoir, à savoir ce qui se dit de lui comme construit comme un sexe : phallus, signifiant, etc… Bref, tout ça encore qui se situe du même côté.
    LE : Et il semble bien que la civilisation occidentale crève de ça, en fait : de ce que son discours est étouffé par son phallus !
    JB : Oui, il est possible que ce soit là où ça s’engorge. Rires. Mais il est encore vrai que dans d’autres types de cultures (indienne, par exemple, ou dans les dispositifs japonais de relations entre les sexes durant la période dite féodale), tu n’as pas cette polarisation phallique. Vous avez vu L’Empire des sens ? Il s’oppose totalement à Salo par le fait qu’à un moment donné du film se produit un renversement complet de situation qui nous mène jusqu’à une mort non-déficitaire. Je ne sais pas si on peut en tirer une conclusion mais il se passe quelque chose qu’on ne verra jamais dans Salo et qui se produit par la femme.
    FR : dans ce film, la domination est tellement masculine qu’elle devient domination de l’idée de pouvoir ;le pouvoir devient une « idée de » purement volontariste, le rictus de la domination destructrice à l’égard de toute chose et notamment des deux sexes.
    JB : Ils n’en viendront jamais à bout, on le sait bien, c’est vieux comme Hegel, au moins… Ils ne pourront que les faire crever ces vieux schémas de domination. Mais tu as raison, c’est toujours dans l’idée que le pouvoir peut s’absolutiser. Or il ne le peut pas, c’est simplement un fantasme, cette possibilité que le pouvoir absolu soit d’un seul côté. Mais c’est évidemment une idée qui fait rêver la Raison. C’est un fantasme de la Raison, ce qu’elle nous propose comme idée de Pouvoir, unilatéral, immortel, accumulatif…
    LE : Dans une certaine mesure, nous et le pouvoir absolu, ça fonctionne un peu comme une religion.
    JB : C’est-à-dire Dieu ?
    LE : Je me le demande… Quoi qu’il en soit, c’est la même transcendance condamnée à l’a priorisme. Il y a un mouvement ascensionnel de toute façon, au sommet duquel se trouverait quelque chose de mythique. Pour moi, c’est un processus analogue, même si je force un peu. Ceci dit, qui touche à la Raison de trop près y décèle de la religiosité, je crois.
    JB : Seulement Dieu comme être absolu, c’est finalement assez récent dans nos civilisations.
    LE : Très souvent la Raison s’arrogeant la scientificité devient l’alibi à certaines formes de religiosité. La Raison aussi est un mobile. Il suffit de se retourner pour y trouver de la croyance.
    JB : Est-ce que le pouvoir, c’est vraiment la forme rationalisante, matérialisante, absolutiste de quelque chose ? Je pencherai plutôt à dire qu’un pouvoir politique a circulé avec un minimum d’échange symbolique, mais aujourd’hui ça tendrait à disparaître.
    TR : La notion même de pouvoir ne serait-elle pas intervenue au moment où on a commencé à croire au progrès ?
    JB : On peut dire qu’il y a « progrès » là où il y a en effet possibilité d’une accumulation primitive. Mais où ça commence ? Maintenant rentre en jeu la croyance en un progrès fondamental, la possibilité d’un dépassement au bout d’une chaîne historique. On peut faire l’hypothèse qu’il y a eu du progrès, du pouvoir, mais quelles en seraient les conditions précises d’apparition ? En faisant une « préhistoire » du pouvoir, on voit qu’il n’y en eut pas vraiment, mais bien un système de parenté, des règles d’obligations… Mais il est difficile maintenant de parler de pouvoir politique au sens où nous l’entendons… On peut admettre que la société dite occidentale a mis en place tout un code dont l’acceptation actuelle du terme pouvoir pourrait rendre compte mais cela pour une période qui aura duré relativement peu de temps puisqu’on est déjà dans une phase où cet âge d’or du politique est révolu. Donc on ne peut faire une généalogie progressive du pouvoir et dire que ça a existé mais que ça n’existe plus, et ne pas faire au contraire de ce qu’on tente généralement, à savoir une ontologie du politique.
    BN : On m’y voit revenir. Je ressasserai encore ceci : que les gens sont piégés du fait que la langue crée des invariantes, des valeurs molles. C’est assez marrant de voir cette inflation théorique de l’Occident, cet hyperthéorisme qui fait qu’à partir d’un modèle préétabli ayant force de Loi, on va se déterminer contre ou en dérive, en faisant le commentaire du commentaire du commentaire du commentaire… Il y a une vérité fondamentale du Verbe que l’on affirme ou que l’on déconstruit par une posture critique ou encore à laquelle on se refuse radicalement (nihilisme fonctionnant toujours comme théologie négative)… Et cette civilisation, d’un Logos initial dans lequel viendrait s’inscrire le code de tous les pouvoirs possibles, c’est probablement la seule définition possible de l’Occident. Car elle est bien la seule dont les discours de pouvoir fonctionnent essentiellement sur cette volonté motrice de vérité plus que de savoir à proprement parler. Volonté de vérité du discours du sexe, de ceux de l’économie politique, du droit, de l’art… Et sur ce point, la gnoséologie marxiste qui s’arroge le droit à « l’universalité » est encore étroitement marquée par cette machinerie métaphysique d’un Logos souverainement vrai et absolu. L’attitude superstitieuse de cette civilisation (qui présuppose à la base une ontologie fondamentale du politique) est ce qui fait qu’elle (re)connaît que tout est dans le langage et que le langage est Tout, mais en affirmant toutefois en une ultime redondance que, non décidément, les enjeux sont ailleurs, que toute se joue et se résoud dans du « hors-langue »…
    FR :… Il y a un texte dans Utopie qui dit que si l’on va jusqu’au bout de l’analyse, ce qu’il faut prendre au pied de la lettre, ce sont les miroitements de surface, la totalité du spectacle. Le simulacre est à prendre absolument au sérieux. Je pense aux mises en scènes que nous montent Giscard, Chirac et consorts, et à toutes ces histoires de crises au sein de l’appareil d’Etat. Est-ce que cette mise en scène ne serait pas pour masquer un pouvoir-force ou, au contraire, ne faut-il pas voir qu’il n’y a, en fait, que des mises en scènes ?
    JB : La définition du simulacre, c’est pareil, il ne faut pas l’absolutiser. C’est une notion qui peut prendre un sens à un moment donné. Par exemple, le cinéma est envahi par l’Histoire sous le mode d’une résurrection nostalgique. Même s’il y a une néo-figuration historique, elle demeure encore simulacre dans le sens où l’Histoire est ce qui est perdu en tant que référentiel et il faut combler ce trou par une évocation tous azimuts de tous les référentiels possibles, qu’ils soient fascistes ou révolutionnaires. Tout est bon pour cacher cette fin de l’Histoire. Ce qui existe aujourd’hui dans le Politique est dépassé. Le Politique réel, s’il a eu lieu, serait un jeu contradictoire de la représentation. La tendance va vers une simulation généralisée. Alors, ou on fait une Pataphysique du simulacre, ou bien on suppose que le système va se réversibiliser sous forme de catastrophe. On en arrivera donc à la vision d’un système qui, à force d’avoir voulu accumuler, maximiser le Pouvoir, la valeur, etc… s’écroule sous son poids. Est-ce un fantasme ? Ou serait-ce le dernier fantasme d’une utopie révolutionnaire ?
    FR : Est-ce que ça ne renvoie pas à un pouvoir laïque ? La mort du politique, du symbolique… de l’Histoire, en définitive, nous met face à face avec des appareils de pouvoir tout à fait banals. Et les gens savent pertinemment qu’il n’y a que ça.
    JB : A ce propos, avez-vous Les Hommes du Président ? C’est un exemple extraordinaire de la pensée de gauche qui aboutit à la dénonciation du scandale… Non, Watergate ce n’est pas un scandale ! Jamais n’apparaît dans l’affaire que la vérité du Capital c’est Watergate et que ce sont les autres,les opposants, la Gauche, qui sont en train de régénérer moralement tout le truc en criant au scandale. Le capitalisme a toujours été ça. Il est bien plus intelligent que ses dénonciateurs. Les statistiques disent qu’au fond, les 2/3 des Américains ne savent pas ce qu’était le Watergate.Et pour ceux qui sont les moins politisés, ça veut dire que eux savent bien ce qu’est le régime dominant. Il ne s’agit pas de mettre Ford à la place de Nixon ou Carter à la place de Ford : la grosse masse des Américains sait bien, en réalité, qu’il n’y a pas d’alternative, du moins sur ce plan-là, et surtout pas en moralisant le Capital…
    BN : On a l’impression que la bourgeoisie, le Capital n’ont plus de conscience morale, mais que la Gauche, elle, se charge d’en avoir pour eux.
    JB : C’est clair que depuis toujours le Capital est immoral. Et, pour l’attaquer ou le comprendre, il faut être au moins aussi immoral que lui !
    TR : Ce qui a frappé les gens, ce n’est pas le scandale du Watergate, mais la puissance avec laquelle il a été dénoncé.
    JB : Oui, dans la mesure où ça faisait partie du même mythe.
    BN : Ca s’explique aussi, peut-être, par un dernier chatouillement de la conscience puritaine. Pardi, un homme qui a juré sur la Bible, qui va à l’Eglise chaque dimanche, et qui trahit en plus le fidéïsme en la loi US !
    TR : C’est peut-être là lemodèle d’une « révolution culturelle » aplliquée aux pays occidentaux par et pour une espèce de régénérescence du pouvoir…
    JB : Ou alors l’idée qu’il serait toujours possible, dans un sytème de pouvoir, de mettre à mort le pouvoir, ce qui revient à la réversibilité, même si ça passe à travers le mythe américain de l’individu. Dans ce cas, on revient dans le système où lepouvoir est ce qui doit, un jour ou l’autre, être mis à mort. Ici, nous sommes dans un système où le pouvoir ne peut plus être mis à mort.
    FR : On peut dire que c’est l’Etat qui met en scène ces mythes.
    JB : Je pense au personnage de Deep Throat. On ne sait pas qui il est… On dit qu’il s’agissait d’un personnage du Parti Républicain… Le Parti Républicain aurait décidé de se débarrasser de Nixon devenu trop encombrant et ce serait eux qui auraient manipulé les journalistes du Washington Post. Les Présidents américains sont pratiquement obligés d’avoir été victimes de deux ou trois attentats, sinon d’en mettre en scène. Ford, deux fois. Nixon aussi. De faux attentats, manifestement, pour conserver cette légitimité profonde du pouvoir.
    LE : On réclame l’être-dupe de leur spectaculaire virginité, en vue, contradictoirement et comme par magie, de restaurer ladite virginité ! Toute mise à mort, dès lors, ne sera que parodique, quasiment rituelle ou accidentelle, et ne libérera que ce qui excède, c’est-à-dire le minimum de perte nécessaire à la reproduction, quelque part où il y a faille, entre l’apaisement du besoin et l’accomplissement du désir.
    JB : L’exigence est là, satisfaite et court-circuitée par des simulations. Watergate ne représente, en dernier lieu, qu’une simulation fascinante venue détourner un espoir fou de réversibilité. Mais il existe différentes sortes de simulacres ! 1968 est une simulation qui parvient tout de même à mettre en place un processus de désintégration réel du pouvoir… C’est vrai que le pouvoir est défié à un niveau plus profond que dans Watergate où il met en scène sa propre mort pour ensuite se reproduire, mais on ne sait ce qui a pu se reproduire après Mai 68.
    LE : Peut-être ne reste-t-il que l’Effet face à une illusion de pouvoir que n’ont jamais paru contrôler que des guides conscients de n’être que les accompagnateurs ou, à la rigueur, les anticipateurs d’un mouvement.
    JB : Voilà peut-être, en effet, le secret : savoir que le pouvoir n’existe pas ! Ca confère une immoralité et une efficacité extraordinaires. On l’avait dit pour les Papes qui savaient que Dieu n’existe pas au contraire de toute la poulaille chrétienne. On l’a dit aussi pour les banquiers qui savent eux que l’argent n’existe pas, que l’argent ça ne se possède pas. Le piège serait de s’identifier à un élément, d’en avoir le monopole et de croire que le pouvoir est fondé là-dessus. Pas du tout ! Les vrais politiques doivent savoir que c’est l’inverse. C’est sur le vide, le creux central, que s’organise le pouvoir ! Le Politique, quand il a une vraie valeur, c’est sur le mode symbolique : l’existence du vide. Alors que tous les autres naviguent sur du plein, du rapport de forces… Ca, c’est naïf ! Je me demande aujourd’hui s’il y a encore une possibilité de concept stratégique du vide et si les Nixon, Carter, Giscard sont capables d’une stratégie de foyer d’absence autour de quoi tout le reste gravite…
    LE : Il n’y aura plus de personnages historiques ?
    JB : Il ne peut plus y en avoir et ça veut dire que cette définition-limite, radicale du pouvoir, est de moins en moins possible dans notre système. C’est donc la fin du politique dans le bon sens du terme.
    © Dérive n°5/6, mai 1977

  • JEAN-LUC MOREAU ❘ JEAN-PAUL SARTRE/SIMONE DE BEAUVOIR

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    Simone de Beauvoir/Jean-Paul Sartre

    L’un des meilleurs aspects du film de Claude Goretta, Sartre : L’âge des passions (diffusé sur France 2 en décembre 2006, désormais disponible en DVD), c’est l'éclairage sur  les difficultés du couple Sartre/Beauvoir, c’est la pointe du canif dans le mythe de l’amour libre. Mythe et paradigme dès la fin des années 1960. Car pour ceux qui se nourrissaient aux œuvres de ces illustres, pour tous ceux qui croyaient pouvoir vivre en singeant leur éthique, il y eut quelques déceptions. Du tracas, du fracas.

    Il existe désormais toute une littérature qui prétend saisir sur le vif les heurs et malheurs du couple notoire. En particulier, l’étude de l’universitaire anglo-saxonne Hazel Rowley. Dans Tête-à-tête, Beauvoir et Sartre, une singulière histoire d’amour, l’essayiste regarde aux agendas, prend le pouls des amours contingentes. Et le film de Goretta n’est-il pas touchant lorsqu’il nous montre la solitude de Simone de Beauvoir, également ce désir d’étreinte que Jean-Paul Sartre ne peut assouvir. Qu’est-ce que cet amour ? Qu’est-ce que ces solitudes ? A cela, les ouvrages de Jean-Luc Moreau livrent leurs réponses mais à travers des prismes, des lignes obliques. Il ne thésaurise pas l’anecdote, il ne collige pas la rumeur.

    Jean-Luc Moreau est un fin lecteur. Il en a fait la démonstration plusieurs fois : avec Frédérick Tristan, dans l’aventure de La Nouvelle Fiction dont il est le théoricien. Il est toujours utile de suivre ses chroniques sur Radio Libertaire (émission Bibliomanie). C’est un lecteur en liberté, c’est-à-dire qu’il ne craint pas la vérité, toute. Ses enthousiasmes ne sont pas truqués.

    Ainsi des deux livres qu’il a consacré à Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Le premier (Le Paris de Sartre et Beauvoir), nous en avons dit tout le bien que nous en pensons. C’est un magnifique album publié  aux éditions du Chêne et qui dresse plus qu’une carte du tendre mais un destin géographique. Le deuxième (car un troisième volume est en préparation) sort de Paris, « centre de la terre ». Dans Sartre, voyageur sans billet, il est question d’expéditions initiées par Paul Nizan ou par ces Professeurs Voyage que sont Valery Larbaud, Gide, Morand, Drieu La Rochelle, Duhamel. Jean-Luc Moreau suit avec attention les itinéraires de Roquentin, une ondulation musicale (Some Of These Days), surtout Le Cheval de Troie de Paul Nizan, un chef-d’œuvre selon l’auteur de cet essai et assurément une monture idéale pour explorer l’univers de Sartre.

    Il est important pour Jean-Luc Moreau de détailler  toutes les nuances de cette formule : « Dehors, tout est dehors ». En suivant cette flèche, nous glissons mieux dans la pensée de Sartre mais cette pensée, pour être bien claire, demande qu’on en débroussaille l'accès. Ce que fait Jean-Luc Moreau en passant devant nous, à travers les chemins qui mènent Sartre et Beauvoir (seuls ou ensemble) vers l’Espagne, l’Italie, la Grèce ou les Etats-Unis. Il faut un guide qui sache bien lire, voyageur, hardi, plurisémantique et polyglotte. Jean-Luc Moreau est le guide nécessaire.

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    Le Paris de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir

    Jean-Luc Moreau

    Éditions du Chêne, 2001

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    Sartre, voyageur sans billet

    Jean-Luc Moreau

    Fayard, 2005

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    Tête-à-tête, Beauvoir et Sartre, une singulière histoire d’amour

    Hazel Rowley

    Grasset, 2006

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    Sartre : L’âge des passions

    Un film de Claude Goretta

    Acteurs : Denis Podalydès, Anne Alvaro, Aurélien Recoing

    France Télévisions

    DVD, 2006

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    Sartre par lui-même

    Un film d’Alexandre Astruc et Michel Contat

    Éditions Montparnasse

    Coffret 2 DVD, 2007

    VOIR UN EXTRAIT DE SARTRE PAR LUI-MEME

    Bibliomanie, chaque jeudi de 15h à 16h30

    Emission de Jean-Luc Moreau

    Radio Libertaire

    Ecouter Radio Libertaire sur le Net

    VOIR UN ENTRETIEN DIFFUSE SUR RADIO CANADA




     

  • JO PRIVAT ❘ CLEMENT LEPIDIS

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    Jo Privat au temps de la bâche à jonc

    Il me fit : « Quand j’aurai replié mes gaules, j’aimerais que tu fasses un tour du côté de la rue de Lappe, des fois que le Balajo existe encore. » Cela me fit un coup dans le sac. J’eus une grosse larme et c’est en pensant qu’il y avait une énorme marge avant qu’il ne prenne la tangente que la deuxième se retint de couler.

    L’avenir ne l’a pas démenti. Mon père a replié ses gaules. C’était en septembre zéro cinq.

    Depuis mutine lurette, une image s’impose entre moi et le reste du pauvre monde. Cette image est un crève-cœur et un vade-mecum. La scène se passe rue de Ménilmontant, non loin des Pyrénées. Je suis au Cours Préparatoire à l’école Jeanne d’Arc (mes origines sont bretonnes et vaguement saint-sulpiciennes), mon père me tend les bras à la sortie des classes. En un clin d’œil, je suis juché sur ses épaules d’homme mahousse et nous dévalons la pente bucolique qui englobe le ciel et la terre. De mon perchoir, je vois Pantruche, la tour Eiffel et le soleil qui glisse dans sa poche de velours rouge. Papa chante une valse en mineur. Mes bras autour de son cou, j’enfonce ma tête (déjà de linotte) dans ses plumes d’oiseau. Bientôt nous tournerons du côté de la rue du Pressoir et la vie, toute la vie, se fichera bien de compter les heures. Munificente comme l’image d’un homme (paysan-marin-forgeron) qui porte un rêve sur ses épaules.

    Mon père taquinait la boîte à frissons. Il était toupilleur à la Boule Rouge, au Balajo. C’est là, un dimanche, qu’il décida ma mère pour l’aventure de toute une vie. Il me disait souvent : « Jo Privat, c’est le bon dieu et c’est pour ça qu’il a sa place sur le balcon du Balajo ».

    Maintenant qu’il a tourné la dernière page de son petit livre, je peux dire que je connais Jo Privat (1919-1996), le « Gitan blanc », et presque sur le bout des doigts.

    Il demeurait tout près de chez nous, rue des Panoyaux. Notre quartier est une dédicace à Bacchus. J’ai écouté sa Préférée, sa Zingara, tous ses hymnes aux cœurs simples et à l’accent manouche. C’est grâce à lui que je découvris Clément Lépidis (1920-1997). Avec Clément Lépidis, je ne suis jamais loin de Belleville, jamais loin de la rue de Ménilmontant et papa se tient debout, juvénile et joyeux. Ses mains qui fendent un air de muguet et d’accordéon m’arrachent au pavé herbeux. Je redeviens, il redevient, nous redevenons l’alpiniste à la neige éternelle qui ne sait pas qu’au bout de la pente le chasseur énumère ses proies. Guy Darol

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    Clément Lépidis

    Clément Lépidis – Bellevillois –

    né de père grec et de mère

    française, autodidacte.

    A pratiqué de nombreux métiers

    avant de se vouer à la littérature : photographe,

    modéliste en chaussures, câbleur

    radio, représentant en produits de

    beauté, commis d’agent de

    change à la Bourse de Paris, etc.

    Premier roman : La Rose de

    Būyūkada, publié à 44 ans chez

    Julliard dans la collection « Les

    Lettres Nouvelles » de Maurice

    Nadeau.

    Deux cycles intéressent l’auteur :

    l’un directement lié à la France et

    à Paris plus particulièrement,

    l’autre à la Méditerranée.

    Voyage souvent en Espagne et en

    Grèce. Il lui reste encore une

    vingtaine de livres à écrire

    surtout des romans –  dont les

    titres, les personnages et les

    arguments sont prêts. Le dernier

    s’intitulera : Mourir !

    _________

    Autoportrait in Des dimanches

    à Belleville, ACE éditeur,

    avril 1984

    Œuvres de Clément Lépidis

    Aux éditions du Seuil

    La Fontaine de Skopelos

    Le Marin de Lesbos

    L’Arménien

    Les Émigrés du soleil

    La Main rouge

    La Rose de Buyukada

    La Conquête du fleuve

    Cyclones

    L’Or du Guadalquivir

    Les Oliviers de Macédoine

    Chez d’autres éditeurs

    L’Amour dans la Ville, éditions du Toro

    Belleville, en collaboration avec E. Jacomin, éditions Henri Veyrier

    Le Mal de Paris, en collaboration avec Robert Doisneau, éditions Arthaud

    Belleville au cœur, éditions Vermet

    Mille Miller, éditions Ramsay

    Marchés de Paris, en collaboration avec S. Weiss, éditions ACE

    Des Soleils à Hokkaido, éditions Vermet

    Montmartre, en collaboration avec J.-M. Leri, éditions Henri Veyrier

    Des dimanches à Belleville, éditions ACE

    Un itinéraire espagnol, éditions Christian Pirot

    Monsieur Jo, éditions Le Pré Aux Clercs

    Les Bals à Jo, éditions Le Sémaphore

    Je me souviens du 20ème arrondissement, éditions Parigramme

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    A propos de Jo Privat

    Visiter le site

    Ecouter

    Manouche Partie, 1960

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  • ROMAIN SARNEL



    ROMAIN SARNEL, docteur en philosophie, enseigne la philosophie à l'Ecole d'art Académie Grandes Terres (5, rue de Charonne 75011 Paris) et participe au Groupe de recherche Voir et produire des images d'art et de science dirigé par Damien Schoëvaërt-Brossault (Université de Paris-Sud). En 2000, il publie Prologue de Zoroastre, une nouvelle traduction du texte de Friedrich Nietzsche, accompagnée d'une lecture saisissante.


    Cette traduction bouleverse les notions établies, l'ordre dans lequel notre connaissance de Nietzsche était restée figée. Il convient de se hâter vers ce livre renouvelant après avoir lu ce qui suit. Philosophe décapant à grandes eaux la statue de Nietzsche, Romain Sarnel nous fait effectuer un fortifiant voyage où l'on croise de nombreux îlots : Deleuze, Spinoza, Leibniz, Isou, Lautréamont, Schrödinger, Salomon Gabirol, Léon l'Hébreu...


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    Guy Darol : Il y a quelques années, vous proposiez une nouvelle traduction du Prologue de Zoroastre de Nietzsche. Ce que l’on tenait pour vrai, à savoir les concepts de Surhomme ou de Volonté de puissance prennent désormais un autre sens et c’est, en somme, notre rapport à Nietzsche qui en est modifié. Quelles vérités avez-vous rétablies ?


    Romain Sarnel : Nietzsche a été mal traduit en France. Ses notions-clefs ont été chargées d’idéologie et l’ont fait basculer parmi les philosophes de la dominance, ce qu’il n’est nullement.

    Il y a un phénomène bizarre dans le cas de Nietzsche : alors que les traductions se succèdent et qu’elles sont de plus en plus belles et de plus en plus justes, les notions-clefs restent inchangées, comme si elles étaient fixées pour l’éternité. La traduction des notions importantes doit évoluer, car les époques évoluent. Autres temps, autres traductions. Par exemple, dans le cas de Spinoza, quand le mot latin affectus a été traduit par « affect » et non plus par « passion », et quand le mot latin intellectus a été traduit par « intellect » et non plus par « entendement » ou « raison », on y a vu plus clair.

    En ce qui concerne la philosophie de Nietzsche, il y a tout un travail de lisibilité à faire. Il faut aller chercher derrière les mots la pensée véritable, ce que Nietzsche a vraiment voulu dire. C’est ce qui a motivé ma traduction du Prologue de Zoroastre, en polarisant mon attention sur les notions-clefs qui étaient devenues illisibles.

    Si j’ai remplacé le surhomme par le métahomme, la volonté de puissance par le désir vers la potentialité, l’inversion de toutes les valeurs par la réversibilité de toute valeur, l’éternel retour par le revenir perpétuel, Zarathoushtra par Zoroastre, c’est que nous étions arrivés à un système qui tournait en rond, où les notions étaient expliquées les unes par rapport aux autres et où elles n’avaient plus de sens pour elles-mêmes.

    Il y a un autre changement de perspective à opérer. Nietzsche passe pour être le philosophe qui a critiqué la vérité, et donc qui aurait revendiqué une certaine fausseté ; or, quand on regarde les textes, on s’aperçoit que s’il critique la vérité, c’est qu’il ne la trouve pas assez vraie et qu’il cherche une vérité plus vraie, ce qu’il appelle la « véracité ».

    En fait, Nietzsche est animé par un souci de « probité ». Très tôt, c’est-à-dire dès 1872, Nietzsche préfère la « véracité » à la vérité convenue, la « sublimité » à la beauté codifiée et la « fécondité » au bien normé. Dès lors, en termes de valeurs, ce sont le vérace par rapport au vrai, le sublime par rapport au beau et le fécond par rapport au bien, qui sont mis en avant. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que pour Nietzsche la véracité est plus vraie que la vérité, mais sans nier la vérité, la sublimité plus belle que la beauté, mais sans renier la beauté, et la fécondité meilleure que le bien, mais sans dénier le bien.

    Avec Nietzsche, nous sommes dans une philosophie de la transformation, et cette transformation touche autant la logique que l’esthétique ou l’éthique. De ce fait, nous avons des valeurs de transformation, que nous pourrions appeler des transvaleurs. Vivre, c’est transformer et se transformer.


    Guy Darol : En reprenant le postulat de Nietzsche (« Il faut ici créer un concept »), vous soulignez une vocation de la philosophie qui consiste à forger de nouveaux concepts. Pour Gilles Deleuze, cette vocation n’a pas d’autre alternative. Mais quelle en est l’utilité ?


    Romain Sarnel : Quand je cite la phrase de Nietzsche relative à la nécessité de « créer un concept », j’insiste plus sur le mot « créer » que sur le mot « concept ». Il doit en aller de même pour Deleuze qui définit la philosophie comme « création de concepts », il faut plus insister sur la création que sur les concepts. Un philosophe ne se définit pas à ses concepts, dont l’interprétation varie en fonction des époques, mais à sa création, c’est-à-dire à sa capacité à proposer une vision du monde. On ne peut pas figer le langage qui évolue avec le temps, il faut parfois changer les mots pour mieux saisir la pensée. C’est pourquoi le travail d’un philosophe consiste souvent dans un travail de traduction qui permet, en passant d’un concept à un autre, de passer d’une époque à une autre, tout en gardant la pensée intacte. Quand on a une vision du monde, tout le problème est de la traduire dans les mots de son époque.

    Deleuze a commis deux erreurs à la fin de sa vie : un, il s’est référé positivement à Leibniz, qui est l’ennemi juré de Spinoza et qui appartient à la philosophie dominante ; et deux, il a rabattu la philosophie sur le concept, qui renvoie à la Science de la Logique de Hegel et au structuralisme d’Althusser.

    D’une part, Leibniz s’est rapproché de Spinoza pour mieux le freiner, comme Heidegger s’est rapproché de Nietzsche pour mieux le stopper. D’autre part, la philosophie ne crée pas des concepts, elle crée des intuitions ; or évidemment ces intuitions, qui sont des métaphores, c’est-à-dire des transports de la pensée, se cristallisent dans des mots que l’on peut appeler des concepts, mais que je préfère nommer des notions. Les notions sont des matrices de sens. À quoi servent les notions créées par la philosophie ? À engendrer des idées, à féconder la pensée.

    Donc, la philosophie est une création d’intuitions. Mais quelle est la fonction de ces intuitions ? À chaque moment de la vie, les intuitions apportent des éclairages nouveaux, provoquent des ouvertures d’esprit et, plus encore, font apparaître l’éclair de la pensée. Sans intuitions, il n’y aurait pas de philosophie. La philosophie vivante est fondamentalement intuitive. Mais pour créer une intuition, cela suppose une longue élaboration.

    Si je parle d’intuitions, c’est que je prends ancrage dans la « science intuitive » de Spinoza, qu’il considère comme le troisième genre de connaissance et qui réalise l’union de l’esprit et de corps, puis, par-delà cette unité substantielle, l’union de l’être humain avec la nature. Je prends aussi ancrage dans la « science joyeuse » de Nietzsche (traduction exacte de fröhliche Wissenschaft ), qui noue le dynamisme de la joie avec le surgissement de la vie.

    Le grand mérite de Deleuze, c’est d’être le philosophe des devenirs, des multiplicités et de l’immanence, et donc de renouer avec les philosophes présocratiques, même s’ils ne font pas partie de ses lectures. Deleuze préfère des auteurs nourris à la philosophie présocratique, comme Spinoza ou Nietzsche, donc plus conden sés et par conséquent plus explosifs.

    La notion de « pli », Deleuze ne la doit pas à Leibniz, qui n’en fait pas cas dans sa Théodicée, mais à Foucault qui, dans Les Mots et les Choses, considère un seuil épistémologique comme un « Pli » dans l’épistémê d’une époque. La notion de pli était nécessaire à Deleuze, car avec sa philosophie nous sommes dans la substance unique, comme chez Spinoza, et le pli forme l’événement. Les multiplicités et les agencements collectifs d’énonciation sont des plis à la surface de la substance unique, des pliures, des plissements. Dans la substance unique, la conscience et le corps sont la même chose. Plus que n’importe quel autre philosophe, Deleuze a vraiment pris acte du spinozisme.

    La valeur de la philosophie ne tient pas tellement à sa forme, mais à son contenu. La philosophie a une utilité, c’est celle de faire penser. En cela, le philosophe est un stimulateur, il a pour rôle de rendre la pensée féconde. Ceci dit, aucun philosophe ne prétend penser à la place des autres, du moins pas les philosophes de l’immanence et de l’immersion, sauf peut-être les philosophes de la dominance et de l’imposition.

    La qualité d’un philosophe ne tient pas à sa création de concepts ou de notions, même si cela constitue une part importante de son travail, mais tient à sa capacité à faire passer des idées, des intuitions, des éclairs de lucidité. En un mot comme en mille, le philosophe est un passeur.


    Guy Darol : Dans votre espace, celui de la philosophie de l’art, vous travaillez depuis longtemps à forger de nouveaux outils. Beaucoup de ceux-ci insistent sur l’importance de la création, du créatique. Pouvez-vous nous offrir quelques clés ?


    Romain Sarnel : Il faudrait dresser tout un tableau de la philosophie du point de vue de la créatique. Il faudrait à chaque époque dégager pour chaque philosophe ce qu’il a découvert en terme de créativité.

    Les philosophes présocratiques, sur lesquels je travaille, peuvent nous apprendre différentes facettes de la création. Anaximandre nous fait comprendre que la création est infinie, Héraclite nous fait comprendre qu’elle est un devenir, Anaxagore nous fait comprendre qu’elle est un assemblage d’éléments disparates et Empédocle nous fait comprendre qu’elle naît de la rencontre de deux forces contraires.

    L’art est au centre de ma réflexion et de mon travail philosophique, car, sans exclusive ni exclusion, l’art condense en lui tous les processus de créativité. Or c’est une philosophie de la créativité que j’ai l’intention d’élaborer.

    Au « créationnisme » qui se développe aujourd’hui aux Etats-Unis et qui réduit la réalité à une Création divine, il y a lieu d’opposer le créativisme qui est présent dans le Prologue de Zoroastre et qui met en avant la créativité humaine. En effet, Nietzsche esquisse dans Ainsi parla Zoroastre la figure du créateur, le portrait de l’être humain comme être créatif.

    Les clefs de la création tiennent en trois mots : morphogenèse, généalogie, métamorphose, ou si l’on préfère : matrice, devenir, transformation. Toutes les idées en matière de création passent par ces trois étapes, aussi fulgurant que soit le processus. D’abord, il faut une source, une étincelle, un surgissement ; ensuite, il faut une filiation, un assemblage, une mise en relation ; et enfin, il faut une transfiguration, un changement de perspective, un déplacement du regard.

    C’est la raison pour laquelle une œuvre est à la fois une continuité et une cassure dans le siècle. Il y a œuvre quand on ne voit plus les choses de la même manière après elle.

    Dans un premier temps, j’ai défini l’esthétique comme une « créatique », en empruntant le terme au poète lettriste Isidore Isou. Et dans un second temps, j’en suis arrivé à définir l’esthétique comme une transformatique, le jour où j’ai compris que la création est une transformation. Dans cette optique, le créateur est un transformateur, un catalyseur et un transmetteur.

    La transformatique est une manière de percevoir le monde et se réalise dans un style. Créer consiste à trouver son style, autrement dit à trouver son rythme. En ce sens, le style est l’expression d’une subjectivité en devenir.

    Somme toute, au « Tout est dit » de La Bruyère, je préfère le « Rien n’est dit » de Lautréamont, car tout est à redire, à réinventer, à regarder sous un jour nouveau.


    Guy Darol : On assiste désormais à une sorte de vulgarisation, tendance rebelle, de la pensée philosophique (Michel Onfray) voire à de singuliers glissements syncrétiques empruntant les chemins de la fiction (Maurice G. Dantec). Peut-on parler de voies nécessaires à la survie de la pensée ou d’un opportunisme visant l’éclat, le goût du spectacle, une inscription biaisée sur le terrain des médiatiques ?


    Romain Sarnel : Tous les chemins mènent à la philosophie, il n’y a pas de parcours privilégié. Plusieurs philosophes présocratiques, comme Empédocle ou Parménide, ont utilisé la forme du poème pour s’exprimer. Giordano Bruno, et Nietzsche lui-même, ont écrit des poèmes philosophiques. Voltaire a produit des contes philosophiques. Il n’y a pas d’inconvénient à ce que la philosophie revienne à la poésie ou au genre littéraire. Camus a noté dans ses Carnets : « Si tu veux devenir philosophe, écris un roman. » La philosophie existentialiste s’est diffusée grâce au genre romanesque.

    Lautréamont a proclamé : « La poésie doit être faite par tous. », Éluard aurait ajouté : « et pour tous », selon l’adage que la poésie est « contagieuse ». En parallèle, nous pouvons énoncer que la philosophie doit être faite par tous et pour tous.

    En sous-titre de son ouvrage Ainsi parla Zoroastre, Nietzsche a placé l’indication énigmatique : « Un livre pour tous et pour personne ». Comme son livre porte sur la créativité, sur le statut du créateur, il suppose qu’il s’adresse à tous car tout le monde est créatif, mais comme pour être créatif il faut le devenir, personne n’est créatif tel quel, à l’état brut, ainsi chacun doit-il faire un effort pour construire sa créativité.

    La question de la vulgarisation est cruciale en sciences, elle l’est également en philosophie. Le physicien Schrödinger a constaté, dans Physique quantique et représentation du monde, qu’il fallait au moins 50 ans à une découverte scientifique pour être assimilée par le public. Combien de temps faut-il à une découverte philosophique pour être assimilée par le public ? Peut-être autant. Sinon plus, car les modes philosophiques, comme par exemple le structuralisme, empêchent de voir la pensée véritable, comme celle de Gilles Deleuze, de Jean-François Lyotard et de René Schérer.

    Pour moi, il y a deux sortes de philosophie : la philosophie dominante qui va de Platon à Hegel, en passant par Saint Augustin et Leibniz, et qui se poursuit aujourd’hui avec Badiou ; et la philosophie souterraine qui va des Présocratiques à Nietzsche, en passant par Giordano Bruno et Spinoza, et se poursuit avec Deleuze. La philosophie dominante est une philosophie de la transcendance, c’est-à-dire promotionnant un pouvoir transcendant, alors que la philosophie souterraine est une philosophie de l’immanence, c’est-à-dire promulguant une énergie immanente.

    Mon ancrage philosophique s’origine chez des philosophes préplatoniciens comme Héraclite, Empédocle, Anaxagore et Démocrite, puis se développe par filiation à travers des philosophes en rupture de ban comme Montaigne, Giordano Bruno, Spinoza et Nietzsche, et aussi se nourrit par sympathie auprès de philosophes insolites comme Manès, Salomon Gabirol, Léon l’Hébreu et Pic de la Mirandole, c’est-à-dire pour tous les cas des auteurs qui ne sont pas dans la dominance.

    L’important en philosophie c’est qu’il n’y ait pas d’exclusion quel qu’en soit le genre, or la philosophie dominante s’évertue à pratiquer l’exclusion de façon systématique. À la logique platonicienne et aristotélicienne qui fonctionne sur le principe du tiers-exclu et qui enferme la pensée dans la dualité vrai ou faux, il faudrait opposer une logique ouverte qui fonctionne sur un principe de diversité ou de multiplicité et qui ouvre la pensée aux interactions, aux transformations et aux rapports collatéraux.

    La seconde importance en philosophie est qu’il n’y ait pas de séparation de quelque manière que ce soit, or là encore la philosophie dominante s’arrange pour que la séparation soit son mode de fonctionnement. À la dialectique hégélienne qui opère par séparations, superbement appelées médiations, et qui arrête le mouvement de l’esprit au stade d’un savoir absolu, il faudrait opposer une dianoétique qui opère par transversalités et qui permet la possibilité d’une connaissance infinie en rapport avec la réalité infinie.

    La dialectique, dans sa version platonicienne et dans sa version hégélienne, aux deux bouts de la chaîne de la dominance, est la pire chose qui soit arrivée à l’Occident. Il est temps que la philosophie se choisisse d’autres terrains de recherche, d’autres territoires d’invention.


    Guy Darol : Nietzsche est-il encore de nos jours une école de santé ?


    Romain Sarnel : Plus que jamais, Nietzsche constitue une école de santé, de vitalité, de véracité et de créativité. Nietzsche n’est pas un philosophe comme les autres ; c’est un lieu de passages, un carrefour de cultures. Le lire, c’est se ressourcer aux origines de la civilisation. C’est dans cette perspective que l’on peut comprendre sa découverte du penseur perse Zoroastre, peu de temps après qu’il ait redécouvert Spinoza comme quintessence des courants de pensée qui ont traversé la Renaissance, et après le long compagnonnage qu’il a eu avec les philosophes grecs présocratiques, comme Héraclite, Empédocle ou Démocrite, qui ont été des filtres des civilisations babylonienne, égyptienne et perse.

    Il ne faut pas oublier que dans ce Manifeste qu’est le Prologue de Zoroastre, Nietzsche dresse le portrait du créateur. Dans Le Livre du philosophe, resté inachevé, Nietzsche avait commencé la théorie du statut de l’artiste, et notamment de l’ « artiste-philosophe » ; puis, dix ans plus tard, avec Ainsi parla Zoroastre, il a élargi son optique et a proposé une théorie relative au statut du créateur. Ceux qui intéressent Nietzsche, ce sont les créateurs, et ce dans tous les domaines : créateurs dans la vie, créateurs en philosophie, créateurs en art, créateurs en sciences.

    En effet, je considère le Prologue de Zoroastre de Nietzsche comme un Manifeste de la créativité. Et notre époque a besoin de Manifestes, pour sa littérature, pour son art, pour sa philosophie. Si la créativité est une école de santé, c’est qu’elle est un geste d’amour, une pratique du don, une transmission d’énergie.

    En découvrant Spinoza, juste un peu avant la rédaction de La Science joyeuse (titre joliment mais inexactement traduit Le Gai Savoir), Nietzsche a découvert une philosophie de l’amour. Les lecteurs qui ont été jusqu’à la fin de l’Éthique ont pu constater qu’à côté de la béatitude et de l’amour envers Dieu, c’est-à-dire en fait envers la Nature, il y avait la générosité.

    Ensuite, Nietzsche a découvert également une philosophie de l’amour chez Zoroastre. Comme Empédocle, Zoroastre considère qu’il y a deux forces contraires qui dirigent le monde. Mais, alors que pour Empédocle ces deux forces contraires, l’amour et la discorde, se succèdent et se chassent l’une l’autre, pour Zoroastre ces deux forces, une force bénéfique et une force néfaste, sont toujours en action en même temps et en chaque chose.

    Dans la philosophie zoroastrienne, l’action satisfaisante est un équilibre des forces, de la même manière que Nietzsche, dans La Naissance de la tragédie grecque, avait analysé l’œuvre d’art comme un équilibre de la pulsion apollinienne et de la pulsion dionysiaque.

    Nietzsche nous aide à aborder les questions brûlantes, et à en extraire une certaine fertilité pour notre vie et notre pensée. Nietzsche aujourd’hui, Nietzsche vivant, est une problématique que chaque époque a à réenvisager à son tour, avec ses moyens et ses interrogations.

    Comme la philosophie d’Héraclite, celle de Nietzsche est une philosophie de la contradiction féconde, de la tension créatrice, du mouvement transformateur. En termes de création et de vie, Nietzsche a su allier la fierté et la sagacité, le surpassement et l’immersion ; avec lui, nous sommes dans une logique des contraires, et c’est cette logique qui fait nécessité de nos jours.

    Le philosophe est avant tout un paratonnerre, à travers lui passent les énergies négatives et positives, son rôle est de transformer le négatif en positif. De même que Romain Rolland a parlé de L’Éclair de Spinoza, de même j’aimerais parler de l’éclair de Nietzsche, un éclair qui traverse le temps et qui illumine l’horizon. Penser avec Nietzsche, c’est penser avec soi et c’est penser avec tous les autres.


    > BIBLIOGRAPHIE CHOISIE


    > Les Paradoxes de la représentation, in La Représentation, Paris, Librairie philosophique Vrin, 1982.

    > Pour une Éthique paradoxale, in Justifications de l’éthique, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1984.

    > Le Contr’Un ou Discours sur la falsification volontaire, in Chimères, n° 32, Hiver 1997.

    > Morphogenèse et plasticité de la forme, in Voir et produire des images d’art et de science, PARIS XI Éditions, coll. « arts-sciences », 1998.

    > Logique de la découverte philosophique, in Prologue de Zoroastre, de Friedrich Nietzsche, Paris, L’Arche Éditeur, 2000.

    > Proposition pour introduire le concept de transformatique en esthétique, in Concepts, n° 5, Automne 2002.

  • JEAN-PIERRE MARTINET

     

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    J’ai lu La Somnolence dès que possible, c’est-à-dire à parution. Le roman publié en 1975 par Jean-Jacques Pauvert était à la hauteur de mes attentes, celles que récompensent généralement les romans d’Hubert Haddad, d'Yves Elléouët ou les récits d’Yves Martin. Il y a chez Jean-Pierre Martinet (1944-1993) cette vision du dedans d’où s’extirpent des personnages à double face, sortes de fugitivus errans dont le présent est dans le songe. La mort est un sujet de prédilection chez l’auteur de Jérôme (Le Sagittaire, 1978) et le chemin pour s’y rendre se nomme éventuellement folie. Je dis folie mais peut-être vaudrait-il mieux calligraphier en tremblant chaque lettre du mot hallucination. Avec Jean-Pierre Martinet, quand l’hallucination va, tout va. Et il est peu d’écrivains depuis Gérard de Nerval ou Xavier Forneret qui possèdent à ce point le don d’évanescence, la magie qui fait se multiplier les visages, surtout quand ils sont flous.

    Adolphe Marlaud, le traversier de La grande vie, nouvelle parue en 1979 dans la revue Subjectif, est un homme dont la vie plonge sur un cimetière. Il demeure rue Froidevaux, dans un immeuble voisin du terminus « qu’aimait tant Strindberg ». Il est absorbé par une femme engloutissante, sentimentale. Elle lit Max Du Veuzit, Guy Des Cars, Gilbert Cesbron, Didier Decoin. Dans cette nouvelle où l’on flirte avec les glaires et le glas, il fait froid comme dans la vie à zéro degré. Il n’y a rien à se mettre sous la dent, rien à espérer qui soit mieux que la vie. Pas un gramme de sucre à lécher. Des cendres et le granit des tombes. Bien sûr il est question d’Henri Calet comme dans Nuits bleues, calmes bières, une brève histoire d’ivresse préférable à la stabilité de la marche. Ici, le narrateur n’a qu’un seul pays et c’est le zinc, sa « carte du tendre ». Il est seul et mutique et lit d’un trait Emmanuel Bove en buvant vite, en buvant beaucoup.

    Il est question d’Yves Martin qui fut un compagnon de virées plus ou moins nyctalopes mais aussi de Louise Brooks. D’ailleurs on y parle de Bartleby, d’Henry James et de Legs Diamond, chère aux mirettes de Martinet.

    « La bière l’aidait à supporter l’horreur de sa condition. Putain de mort. Aussi sale que la vie, finalement. » Dans l’un et l’autre de ces livres, Éric Dussert et Alfred Eibel nous aident à suivre le parcours. Un parcours rapide en trois romans et un essai avec ci et là quelques cailloux lâchés dans la ville, des perles devrais-je dire, rubis d’éternité plutôt car Jean-Pierre Martinet est un écrivain dont on se souviendra pourvu que l’on me croie.

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    DE JEAN-PIERRE MARTINET

    La Somnolence, Jean-Jacques Pauvert, 1975

    Un Apostolat d’A. T’Sertevens, misère de l’utopie, Alfred Eibel, 1975

    Jérôme, Le Sagitaire, 1978

    Ceux qui n’en mènent pas large, Le Dilettante, 1986

    L’Ombre des forêts, La Table Ronde, 1986

    La grande vie, L’Arbre Vengeur, 2006

    Nuits bleues, calmes bières suivi de L’orage, Finitude, 2006

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    EDITIONS FINITUDE

    EDITIONS L'ARBRE VENGEUR

    EDITIONS LE DILETTANTE

     

  • YVES MARTIN

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    Photographie Eric Dussert

    Lorsque je rencontrais Yves Martin, c’était souvent par hasard. La coïncidence opérait  généralement au sortir d’une salle de cinéma. Je me souviens d’une rencontre à la croisée d’un film que nous venions de voir, nos yeux en étaient tout encore injectés, et d’une manifestation estudiantine avec ses concetti et ses haros. Nous étions plongés dans l’hiver mais des fumées, des lueurs nous parlaient d’un 14 juillet. Une autre fois, ce fut rue Caulaincourt et nous prolongeâmes le hasard dans un estanco bien tranquille. Il était imposant Yves Martin dans sa gabardine cirrus. Ses rouflaquettes du siècle balzacien, sa voix pailletée d’ironie, sa retenue, même sous un flot de bière, me plaisaient comme un séjour en littérature. La Leffe m’aidait (elle m’aide toujours) à débloquer les empilements, à déverrouiller mes serrures. Je fis ce jour-là d’une bière deux coups. D’abord, je lui proposai de rejoindre la revue Roman – qui se souvient de la revue Roman à part peut-être François Coupry, Jean-Luc Moreau, Georges-Olivier Châteaureynaud, Chantal Chawaf ? Erik Orsenna, pas sûr, pas sûr du tout. Quant à Jean-Pierre Enard, Rafael Pividal, ils sont calenches et ma peine n’a toujours pas trouvé de remède. Oui, je proposai à Yves Martin de glisser dans le comité de rédaction comme une petite souris. Comme une petite souris, il s’insinua dans les bureaux des Presses de la Renaissance, rue du Four, Paris sixième arrondissement. Je me souviens de la table, plus ou moins ovale, garnie de cendriers. Et de la brume. Et du soleil. Une grande clarté saupoudrée envahissait la salle de nos réunions fréquentes. Yves Martin n’avait pas quitté sa gabardine cirrus. Il n’avait pas quitté son détachement d’enfant, ses habitudes de solitaire qui parle aux chats plutôt qu’aux chiens et probablement plus aux chiens qu’aux bipèdes. Il s’était tu. Il n’avait rien émis qu’une suite de sourires brefs, aimables, oniromanciens. Je dis oniromancien car on pouvait lire au-dessus de sa bonne humeur qu’il n’était pas fait pour les comités. Ou les raouts à plus de deux. Une dernière Leffe m’avait jeté dans un autre délire. Pas si délire que ça. Avec Bernard Loyal, nous préparions une série de films brefs. Portraits de poètes disant eux-mêmes leurs œuvres. Je désignais les victimes, esquissais le topo, la topographie, choisissais les pages idéales et l’affaire était mise en boîte. Il y eut Dominique Fourcade, Jean-Michel Maulpoix, Jean L’Anselme, Lorand Gaspar, Franck Venaille, Pierre Dhainaut. Tous furent filmés et Yves Martin se prêta au jeu, métro Saint-Paul. Cette série datant de 1987 et intitulée L’œil du poème est disponible à la Maison de la poésie et à Beaubourg. Il y a quand même une Leffe que je regrette de ne pas avoir bue, celle qui m’aurait permis d’interroger Yves Martin au sujet de Jean-Pierre Martinet. Vous connaissez Jean-Pierre Martinet ? Il en sera question ici, un de ces quatre prochains. Et je vous parlerai de nouveau d’Yves Martin. Mais d’ici là, s’il vous plaît, lisez ou relisez ceci :

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  • JEAN DUBUFFET ❘ EXPERIENCES MUSICALES

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    Jean Dubuffet, Expériences musicales


    Premier numéro de la collection des Cahiers de la Fondation Dubuffet - collection consacrée aux archives de la Fondation, riche en documents inédits - cet ouvrage retrace les "expériences musicales" de Jean Dubuffet. Le corps principal de l'ouvrage, Une anthologie en trois temps (175 pages) - trois chapitres abondamment illustrés - est un choix de textes, lettres, documents, présentés par Sophie Duplaix (commissaire de l'exposition présentée parallèlement à la Fondation) permettant de saisir le contexte et les enjeux des créations musicales de Jean Dubuffet. Un disque compact audio est offert avec l'ouvrage - sept enregistrements inédits de Jean Dubuffet - choix commenté par le musicologue allemand, Andreas Wagner, dans le chapitre "Un choix d'inédits". L'ouvrage est complété par un répertoire complet des bandes originales conservées à la Fondation Dubuffet, une discographie, une bibliographie sélective et une courte biographie de l'artiste. Incontournable !

    livre, 232 pages + CD
    35 euros
    Metamkine


  • LOUIS NUCERA EST L'AMI

     

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    Louis Nucera est l’ami. Celui qui accompagne l’homme de la rue mais aussi le trimardeur des chemins d’errance. Il peut échanger,  sans changer d’apparence, avec Alphonse Boudard et avec Cioran. Il ne fait pas de distinction entre le passant ordinaire et une figure de l’espèce notoire. Il est pareil à ceux qui nient l’arrogance du grade, l’insondable néant des podiums. Louis Nucera n’est plus. Un automobiliste hâtif a pris pour cible le flâneur bicycliste. C’était le mercredi 9août 2000.

    medium_Numeriser0039.jpgJ’eus le bonheur de le rencontrer sur le sentier qui va à André Hardellet. Son témoignage m’était précieux. Il avait connu l’auteur de Lady Long Solo et je préparais, pour la revue Jungle, un numéro d’hommage. J’étais ému de converser avec l’éditeur de Julien Blanc et d’Albert Paraz, le journaliste qui signait des articles effusifs dans le Magazine Littéraire et Le Monde. Je n’avais pas lu le romancier, une négligence réparée depuis notre première rencontre datant de 1986. Je possède désormais l’œuvre complète d’un écrivain qui occupe dans mon cœur la place où se côtoient Henri Calet, Antoine Blondin, Jean-Pierre Énard, Clément Lépidis, fragiles et fraternels.

    Si j’évoque aujourd’hui Louis Nucera, c’est qu’une histoire d’amitié m’en donne l’occasion. Lorsqu’il me reçut rue Caulaincourt, dans son belvédère qui contemple Paris, l’auteur de Mes ports d’attache énuméra les noms qui comptaient pour lui. Il citait Jef (Joseph Kessel), Henry Miller, Jean Cocteau, Michel Ohl mais ses yeux s’éclairaient différemment quand il prononçait celui d’André Asséo.

    André Asséo fut le producteur de l’émission Cinéfilms diffusée sur France Inter. Il créa le festival du cinéma italien à Nice et publia des ouvrages sur Jean-Louis Trintignant, Claude Chabrol et Joseph Kessel. Avec Louis Nucera, il écrivit la matière du film Jeanne, Marie et les autres. Tous deux se fréquentaient depuis que l’auteur de Chemin de la Lanterne (prix Interallié, 1981) pigeait bénévolement au Patriote, le quotidien communiste de Nice. C’était en 1956.

    Avec Louis Nucera, l’homme-passion, André Asséo compose un hymne à l’amitié. La couverture indique le mot biographie. Mais il s’agit plutôt d’une évocation sentimentale. L’approche ne rassemble pas tous les détails d’une vie qu’un volume de 167 pages ne saurait réunir. Tout Nucera s’y trouve mais assemblé comme les éclats d’un prisme cordial, quintessencié en quelque sorte et finalement illuminé par les lueurs de l’empathie. Le parcours est retracé avec les balises au bord de la route : Joseph Kessel, Raymond Moretti, Arthur Koestler, Vladimir Nabokov , Alphonse Boudard et Suzanne, la femme-fée. La passion du vélo (René Vietto, Fausto Coppi) est généreusement abordée. André Asséo montre surtout les constantes interactions entre la vie et l’œuvre.

    En 2001 paraissait aux éditions Le Castor Astral, Louis Nucera, achevé d’imprimer, un ouvrage mêmement enthousiaste. Bernard Morlino, biographe d’Emmanuel Berl et de Philippe Soupault, célébrait le « pessimiste hilare ». Le livre venait après le brusque choc et il en résultait un ton de fièvre (colère et amour mêlés). Ce sont deux volumes à découvrir car ils nous renseignent sur la principale vocation de Louis Nucera. Celle de l’attachement.

    Je suis heureux que ces livres existent perpétuant à leurs manières la vie d’un écrivain bien rare. Il était accessible. Il répondait présent. Guy Darol

    Ø LOUIS NUCERA, L’HOMME-PASSION

    Ø André Asséo

    Ø Éditions du Rocher, septembre 2006

    Ø 167 pages, 18 €

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    > LOUIS NUCERA, ACHEVÉ D’IMPRIMER

    > Bernard Morlino

    > Le Castor Astral éditeur, mars 2001

    > 247 pages, 14, 48 €

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  • LAUREN NEWTON

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    Lauren Newton

    Bien que revendiquant l’héritage d’Ella Fitzgerald et de Cathy Berberian (répertoire Berio), Lauren Newton qui fut récemment complice de Joëlle Léandre et l’invitée d’Anthony Braxton sur Composition 192, le volet Ghost Trance Music du foisonnant compositeur, me semble ressortir plus exactement à la ligne Dada. Soundsongs, avec 16 pièces chantées à voix nue, en est la preuve formelle. Par ailleurs, cet album fourmillant de glossolalies aurait atteint au cœur Antonin Artaud. Mais ce recueil de performance vocale est surtout une action dadaïste maîtrisée qui rejoint les poèmes phonétiques de Raoul Hausmann ou les « chants nègres » de Richard Huelsenbeck et de Hugo Ball. Jamais les cordes vocales n’ont été à ce point vibrées, tendues jusqu’à la limite et jamais une voix n’a produit autant de cris stridents, de monèmes hachés, de sons expulsés, crachés, slammés. Et jamais une voix si extraordinairement perçante, éclatante comme la charge impétueuse d’une horde déterminée à mort, n’a su si magistralement passé de la plainte à la susurration du plaisir zazen. Enfin, cet album n’est  pas qu’un exercice incroyable de plasticité vocale, il est, au-delà de toute virtuosité, le monument qu’il convient de visiter pour évaluer ce qu’est véritablement une chanteuse habitée. Guy Darol

    SOUNDSONGS LEO RECORDS/ORKHÊSTRA

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  • GERARD OBERLE

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    Il ne suffit pas d'être hydrophobe et capricieusement bachique pour tirer le meilleur de cette ribouldingue soulographe. Gérard Oberlé n'est pas qu'un pointu amateur d'alcools, il est simultanément grand vivant, bibliomane averti et il a le sens des amitiés qui indiquent les chemins de la fête.

    medium_06.jpgLatiniste jusqu'au bout des ongles, Oberlé pousse à l'eudémonisme par les mots. Sans doute est-il préférable de fréquenter Ovide et Remy de Gourmont (particulièrement son Latin mystique) pour le suivre sans trop tanguer mais c'est là ce qui vaut le détour. L'auteur du Retour à Zornhof (Grasset, 2001) cite, comme on fait sauter les bouchons, Alfred Jarry, Petrus Borel, Marcel Thiry, Hervey de Saint-Denys, Alphonse Rabbe, Norge, Richard Brautigan. Surtout, il a des amitiés étourdissantesqu'il fait partager dans le contexte : Jim Harrison, James Crumley, Jean-Claude Pirotte, Sylvain Goudemare, Daniel Sickles.

    Cet écrivain bien gouleyant (les lecteurs de Joseph Delteil me comprendront) tourne résolument le dos aux scribes en vêture de deuil. Toute cette littérature éreintante nombreuse, tristement cuisinée qui ne connaît que les délices des vies sans joies. Gérard Oberlé distille son parcours avec ébriété et, par surcroît, il nous instruit. Il nous dit qu'il est bon de goûter aux vins sveltes, aux rhums roboratifs et aux livres qui font danser. Bref, voici un écrivain utile, précieux en ces temps où l'illusion a pris le relais du vrai.

    Trempez-vous dedans fissa, vous en ressortirez tout chaud.

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    Itinéraire spiritueux par Gérard Oberlé
    Editions Grasset, 2006
    272 pages, 17 euros