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littérature - Page 8

  • PIERRE ALBERT-BIROT ❘ POETE ET TYPOGRAPHE ❘ SIC

     

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    « Mon père avait un compte ouvert chez un libraire ». Le mien aussi.

    « En somme, je n'ai jamais cessé de trouver la réalité bien petite ». Moi aussi.

    « J'ai appris à travailler le marbre ». Las, moi pas.

    « J'aime vivre dans l'intemps ». Moi donc.

    « Dorénavant, tout pour la plume, tout à la plume ». Youpi !

    Tout ceci est Birotechnique. Tout ceci est dans Autobiographie & Moi et Moi, livre à la couverture bleue publié par Librairie Bleue à Troyes en 1988.

    Je relisais l'ouvrage après avoir replongé dans Grabinoulor, après avoir lancé un coup d'œil mouillé du côté de SIC (le OUI catégorique) et j'y retrouvais l'aventure narrée. L'aventure d'une revue ébahissante. Au fil de ses nombreux sommaires, on y rencontre Blaise Cendrars, Francis Picabia, Max Jacob, Pierre Reverdy, J.-V. Foix, évidemment Guillaume Apollinaire.

    Et voici que je reçois Le Cahier du refuge, organe du Centre International de Poésie, et je me dis il faut y aller. Seulement, je suis à l'Ouest, loin de Marseille. Autochtones, voyageurs, ne manquez pas l'exposition consacrée à Pierre Albert-Birot (1876-1967), poète et typographe, qui se déroule au Centre de la Vieille Charité du 2 octobre au 28 novembre. Ce sera pur régal.

     

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    CONSULTER

    CIP MARSEILLE

     

     

     

  • EUGENE DABIT ❘ LE VIEUX BELLEVILLE

     

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    Citée par le grand historien de Paris qu'était Louis Chevalier (il y vécut), décrite par Jacques Hillairet dans son Évocation de Paris en trois volumes, la rue du Pressoir n'apparaît que rarement dans les pages de la Littérature. Clément Lépidis ne l'oublia pas et nous ne l'avons trouvé (pour le moment) sous aucune autre plume. Comme si on en faisait le tour. Serait-elle un hameau perdu de Belleville ? Un obscur chemin vigneron ? Avec Eugène Dabit, populaire auteur de Petit Louis, d'Hôtel du Nord, nous n'en sommes jamais loin. Mais c'est surtout dans Faubourgs de Paris que son odeur transpire. Là, le romancier fraie des voies, ouvre des portes et nous marchons dans son sillage parmi les souvenirs de ce que fut la rue du Pressoir et ses environs avant démolition. On y retrouve le cinéma Cocorico, les cafés Le Point du Jour, La Vielleuse « où s'alignent dix billards qu'entourent dès six heures les joueurs en bras de chemise. » Voici La Bellevilloise, Les Folies-Belleville, le ciné Floréal. « Fracas des autobus, rumeurs ; enseignes, réclames étincelantes (...) Les trottoirs ne sont pas assez larges, on marche sur la chaussée. » La rue de Belleville et sa ruée nous sont décrites dans un luxe d'images et de sons. On croirait une fenêtre ouverte tant la vie est palpable. « A Belleville, on trouve peu de fonctionnaires, peu d'employés. Dès qu'ils peuvent, singeant leurs chefs, ils vont s'installer à l'ouest de Paris. » Eugène Dabit poursuit de sa lumière ouvriers, apprentis, manœuvres. « C'est ici qu'on naît, vit et meurt ; qu'on travaille et qu'on aime, sur sa terre natale. » Pour Dabit, Belleville n'a de racines que parisiennes. Avec lui, la couleur des rues est celle de la suie mais tous les visages resplendissent. Pour peu, on se croirait ailleurs, dans quelque cambrousse. Du reste l'herbe y pousse. La végétation se rebelle contre le macadam. Guy Darol

     

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    LIRE

    EUGÈNE DABIT

    FAUBOURGS DE PARIS

    GALLIMARD, Collection L'Imaginaire


    CONSULTER

    FAUBOURGS DE PARIS AUX EDITIONS GRANDS CARACTERES

  • PLEASE KILL ME ❘ LEGS McNEIL & GILLIAN McCAIN

     

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    La diffusion du mot punk est généralement attribuée à Legs McNeil qui participa à l'aventure du magazine Punk créé en 1975. Toutefois, il faut savoir que l'infamant vocable désignant une sous-merde apparaît en 1948 dans Le Fils du désert de John Ford, devient insistant dans L'Homme au bras d'or d'Otto Preminger (1955) avant de se répandre dans la prose de Frank Zappa sur  We're Only In It For The Money (1967). Please Kill me est le récit palpitant du mouvement punk américain raconté par ses protagonistes. Legs McNeil et Gillian McCain qui fit connaître Patti Smith ont réalisé ce tour de force consistant à assembler en un roman vrai des centaines d'heures d'entretiens. L'histoire débute avec La Monte Young qui assure avoir été le premier à fracasser un instrument. À la fin, nous sommes à Ibiza, sur le bord d'une route où gisent un vélo et le corps boursouflé de Nico. L'un des fils rouges de cette aventure faite de paillettes et de désespérances, de cris, de coups, de drogues et de sexe. Défilent tour à tour, en une procession baroque et émouvante, les personnages qui ont donné vie au Velvet Underground, aux Stooges, aux New York Dolls, aux Heartbreakers de Johnny Thunders, aux Ramones. Bien d'autres encore, méconnus et notoires, formant la trame d'une épopée qui continue de fourbir ses armes. Guy Darol

     

    Legs McNeil & Gillian McCain

    Please Kill Me

    L'histoire non censurée du punk racontée par ses acteurs

    (Allia)

    626 pages - 25 €

     

     

     

  • EVERYTHING IS POLITICAL ❘ 14. GILLES DELEUZE

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    Gilles Deleuze

    De nombreuses fois, le pop philosophe est interrogé sur l’influence de son concept. On lui  attribue  l’éveil  à  toutes  les dimensions du plaisir.  Son désir machiné passe pour un dispositif susceptible de réaliser les vœux les plus insensés. Le désir est un mot inséparable du couple Deleuze-Guattari. Au point que son utilisation par certains auteurs semble un poil suspecte. Dans Les forcenés du désir*, Christophe Bourseiller dresse un inventaire des pratiques sexuelles que l’on dit déviantes. Plus généralement, le désir s’articule sur sexe en liberté ou flower power mélangiste. Le marché du cybersexe aujourd’hui – comme on sait, juteux –  pourrait se justifier du parrainage deleuzien. Bien des écarts, plus ou moins heureux, s’autorisent aujourd’hui de L’Anti-Œdipe**, ce monument voué à la dévastation des idées reçues.

    Il a donc fallu que Deleuze s’explique et explique encore. À Claire Parnet***, il précise : On nous dit que nous revenons à un vieux culte du plaisir, à un principe de plaisir, ou à une conception de la fête (la révolution sera une fête…). Il désamorce les fausses bombes, court-circuite les incendiaires avant qu’ils ne mettent en actes des phrases non écrites. Car le désir,  selon Deleuze, est constructiviste, jamais spontanéiste. C’est un agencement fait de vitesses et de lenteurs, de devenirs et de blocs, de lignes qui s’entrecroisent, se conjuguent ou s’empêchent.

    La puissance du désir n’est donc pas celle du feu. Le manque susceptible d’enchaîner des violences, de se résoudre dans la vérité par le sang n’est pas à déduire du désir comme plaisir décharge. Le tout est permis est passé à côté. Détournement de concept par les ultras de l’hédonisme et de la propagande par le fait. Détournement de détournement, s’agissant de l’héritage situationniste, dilapidé idem  par les agents de pub (appels à la consommation au moyen d’une paire de fesses ou de la face du Che) ou certains commissaires des Lettres recourant à Debord pour vendre leurs paquets de mots.

    Lorsque c’est trop beau, trop brillant, un petit peu compliqué, l’hégémonie (ce qui veut dire, le maintien dans l’état) arrange. Rarement dans le bon sens. Elle décapite ce qui était nerveux. Les angles sont arrondis. On préfère la teinte unique à un éventail de nuances. Une seule chose plutôt que mille. Ainsi le désir fut rabattu sur le plaisir. L’un dans l’autre, c’est la meilleure façon d’exulter.

    Sortis du contexte (Deleuze, l’internationale situationniste) les concepts reviennent à leur signification première, celle du dictionnaire traitant de l’apparition des mots dans la langue. Le Petit ROBERT**** voit d’abord que le désir est la « prise de conscience d’une tendance vers un objet connu ou imaginé ». Cette définition est suivie des analogues appétence, appétit, aspiration, attirance, attrait, besoin, convoitise, envie, faim, goût, inclination, intention, passion, penchant, souhait, tendance, tentation, visée, vœu. Une citation empruntée à Paul Ricœur dit que le plaisir imaginé s’appelle désir. Où il apparaît que les mauvais utilisateurs du concept avaient compris Deleuze en lisant Alain Rey.

    Car la réalité est toujours plus complexe et la déchiffrer réclame de l’exercice. Dans le cas du duo, il est possible que nous commencions seulement à comprendre. Le plus étonnant est l’application constructiviste du désir dans un champ d’ondes. Là où les effets s’attendaient le moins. Et c’est là, dans l’espace de la lutte des sons pour changer la pensée, qu’opère le concept naguère surgit comme une banderole au milieu des orgies. Les nouveaux enjeux du concept sont à entendre plus qu’à lire. Philosophie, poésie, musique torsadent ensemble des fils connectés au monde de chaque jour. Une perspective de changement de vue et de transformation de la vie se combine aujourd’hui à une nouvelle situation issue de la culture bruitiste et de l’invention du phonographe. Guy Darol



    * Christophe Bourseiller, Les forcenés du désir, 2000.

    ** Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe : Capitalisme et schizophrénie, 1972.

    *** Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, 1977 ; L’Abécédaire de Gilles Deleuze, produit et réalisé par Pierre-André Boutang, 2004.

    **** Dans son édition revue, corrigée et mise à jour pour 1982

  • EVERYTHING IS POLITICAL ❘ 13. ENCORE LE DESIR

    Dans un essai devenu souvenir, Alain Fleig* démonte la mécanique en vogue du désir, son archipel d’îles fortifiées. Le risque, c’est l’émergence de l’unique, la parcelle et son drapeau. Lancé par les situationnistes, conceptualisé par Gilles Deleuze et Félix Guattari le mot serait contraire à son désir. Car il ne dit pas la volonté des volontés**, celle qui revendique l’énergie plurielle. Il se rabat au contraire sur le je qui demande une reconnaissance : chacun pour soi.

    L’émergence du désir, au milieu des années 1970, est une tendance. La tendance du moment, c’est l’intégration des déviances au Système. Chaque groupe de combat (écolos, homos, féministes…) réclame la signature de la société, son aval, sa prise en charge morale. Revendiquer sa différence à ce niveau, c’est à la fois vouloir être ce qu’on est (ce que la société a fait de vous) et aussi vouloir le demeurer. C’est refuser la communauté humaine multiple et disparate au profit d’une communauté restreinte, écrit avec beaucoup de clairvoyance Alain Fleig, fondateur de la revue Le Fléau Social et, à ce titre, boutefeu dans le domaine des luttes spécifiques. Tout juste il met en garde contre un corporatisme issu de la pensée désirante.Très vite on voit apparaître au sein des groupes une sorte de normatif. Il y a la vision féministe du monde, la vision écologiste, la vision homosexuelle, la vision freudienne etc. Autant de poujadismes. Cette critique de la valorisation du rôle considérée comme un retour plus qu’une libération*** fait tache. Elle dit cependant ce qui va advenir : la promotion du ghetto, la répartition des singularités en quartiers, la fonte des icebergs dans l’océan de la marchandise. Il va de soi que la contestation qui emblématise 68 et son après a été recyclée en produit de consommation par les phagocytes de l’Empire. Il ne fallait pas manifester avec des drapeaux. Il ne fallait pas se fondre dans le cirque en revêtant des costumes. Il s’agissait de rompre ou de s’unir à la pauvreté.


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    La fin de la contestation coïncide avec le triomphe de la publicité – celle-ci n’étant qu’un moyen d’influence arrangé par les conquérants du libéralisme avancé – qui est l’estomac des transformations efficaces. La publicité ne fait pas que promouvoir des produits de nettoyage. C’est une machine à laver les manies : foyers du bacchanalat et de l’aventureuse sédition. Sa capacité à changer une barricade incendiaire en paillettes de cérémonie est saisissante comme de rendre impeccable un torchon noué dans différentes matières fécales.

    Jean-Marie Touratier**** (déjà nommé) explique la domestication du désir par le stéréotype (mise à l’arrêt de tout ce qui erre, une sorte d’amidon sur tout ce qui excède, mais avec, en plus, cette ruse ultime de feindre la souplesse) et son entrée dans le vocabulaire de la consommation. Par exemple, il ne dit pas qu’on achète une moquette mais qu’on la désire. La récupération du désir était inscrite, comme l’a vigoureusement exposé Alain Fleig, dans le démarchage des minorités. Celles-ci ont agi pour être fondues dans le troupeau au lieu de demeurer agissantes et dangereuses.

    Tout est repris dans la marmite des équivalences. L’équation magique revient à valoriser les rejets, les dégoûts, les oppositions. Le Capital possède cette technique de mise en rang et au pas. Il suffit pour cela qu’on lui fournisse les armes. Et ces armes sont vignettes, drapeaux, signes distinctifs. Pour ne pas passer à l’estomac des transformations efficaces, il importe de demeurer sans identité fixe, nomade, fugitif. Pas rétif à la norme, anomique au sein du hors-norme. Guy Darol


    * Alain Fleig, Lutte de con et piège à classe, 1977.

    ** Ce mot est à prendre avec la fermeté de Nietzsche : « Le problème de la vie : en tant que volonté de puissance (…) Critère de la force : pouvoir vivre selon des appréciations de valeur inversées et les revouloir éternellement », Fragments posthumes, automne 1887 – mars 1888

    *** Les séparés qui demandent l’asile exigent de la société que celle-ci les enferme. Ils veulent leur admission au sein du château. Ils désirent l’harmonie avec les esclaves.

    **** Jean-Marie Touratier, Le stéréotype (et comment s’en servir), 1979.

     

  • EVERYTHING IS POLITICAL ❘ 12. LA DERIVE CONTINUE

     

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    On ne croyait guère à la décadence du règne de la marchandise sous la pression des coups. Les casseurs nous pétaient les couilles. Les anti-casseurs nous étaient odieux. Le déclin du monde marchand n’a pas commencé avec les actions furtives de l’Autonomie désirante. Ce déclin n’a pas eu lieu. Nous voyons triompher la marchandise et plus que jamais les organisateurs mondiaux de notre assujettissement au faux. Ayant refusé le service militaire, nous n’irions pas dans le combat armé. Cela ne voulait pas dire silence, résignation, passage à l’ennemi. On savait mettre le feu sans user d’allumettes. La stratégie globale (selon la terminologie léniniste dont on se moque comme des missels et des miss France) consistait pour nous en une mise à l’écart soignée. On jouerait solo le multiple, les possibles de l’écriture, de l’image et du son. « Les Dériveurs sont seuls. Normal, non ? Darol et Gattinoni sont seuls. Ils ont faits des boulettes par rapport au milieu au lieu de reproduire du rural par boules bien lisses chez Maeght ou Ailleurs, menue monnaie », disaient justement ceux* qui savaient nos trucs. Transgression des genres et port du masque obligatoire. Il faut se faire oublier si l’on veut durer.

    Le lexique situationniste nous enseigne que la dérive est une invitation à jouer dans le labyrinthe : Mode de comportement expérimental lié aux conditions de la société urbaine : technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Se dit aussi, plus particulièrement, pour désigner la durée d’un exercice continu de cette expérience. Cette définition réhabilitait la promenade au sens où nous la concevions : le voyeur sur les épaules du marcheur. Mais c’est encore différemment que la dérive nous parlait. Certains groupes de mots avaient notre dilection : comportement expérimental, technique du passage, à travers, ambiances variées. Mais nous les appliquions dans un domaine autre. Déplacement. Digression. Dérive. Il nous paraissait important de franchir des frontières sans les refermer derrière nous. Et c’est ainsi que l’on allait. Contre les murs, évidemment. A l’envers d’un système justement érigé par les lois neuves du désir. Guy Darol


    * Jean-Marie Touratier et Daniel Busto, Jean-Luc Godard, Télévision/Ecritures, 1979.

  • EVERYTHING IS POLITICAL ❘ 11. LE DESIR

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    Henri Lefebvre


    Le règne de la marchandise, la mécanique à faire du manque trouvent en 1957 un bon début d’explication avec un livre de Vance Packard* qui montre l’ensemble des ruses destinées à nourrir le besoin d’achat, l’irrépressible manie de consommer. Le consumérisme comme soumission aux codes de l’industrie et de la finance passe pour le mauvais objet auprès d’une jeunesse éprise de liberté sans bornes et qui veut jouir à l’infini.

    Formé à la critique radicale par Henri Lefebvre, un irrégulier de la pensée marxiste, Guy Debord (avec Mohamed Dahou, Giuseppe Pinot-Gallizio et Maurice Wyckaert) publie, en juin 1958, la première livraison du bulletin central des sections de l’internationale situationniste. La vie quotidienne** y est associée au décor inhibant qui essouffle les révoltes. Les acteurs de l’intégration aux normes de la vie courante sont tenus pour responsables de la mise au pas des colères. Françoise Sagan-Drouet, Robbe-Grillet, Vadim, l’affreux Buffet illustrent, à la manière des images d’Epinal, les forces de la résignation.

    L’énergie que déploient ceux-ci va dans le sens de l’adhésion aux normes de la VQ. Les situationnistes proposent de rompre la fixité dans ce principe en introduisant deux ruptures : le jeu et la dérive continue.

    Henri Lefebvre qui fut stricto sensu le maître de Guy Debord et de Raoul Vaneigem, époque Strasbourg, est un philosophe de l’agitation. Ses théories sont ameutantes et émeutières. Elles appellent à l’anéantissement de ce qu’elles décrivent. Henri Lefebvre annonce la société bureaucratique de consommation dirigée, devenue société de consommation et, en tant que tel, sujet d’étude notamment et de belle façon par Jean Baudrillard.

    L’opposition à la vie courante telle qu’elle impose ses restrictions est proclamée par l’internationale situationniste en même temps que le désir, notion qui ne fut encore jamais extraite de la carte du corps. Cette notion neuve désormais accouplée, comme le revers ou l’avers d’une même médaille, à l’idée de jeu supérieur rejoint un plan inattendu. Le plan ne consiste pas à régler le problème de l’ennui en injectant plus de divertissement et, par conséquent, plus de diversion. Il s’agit de soutenir les formes expérimentales d’un jeu révolutionnaire.

    Il est bien clair ici que le désir n’entre pas en concurrence avec les satisfactions de la chair. Nul message pro-hippie. Rien qui n’indique la voie d’un flower power assumé ou d’une quelconque mystique de l’étreinte. Les situationnistes placent le désir sur une pente qui envisage la construction d’ambiances multiples mêlées à la vie. L’objectif à atteindre n’est pas d’incendier au lance-flammes les structures du vieux monde. Le bulletin de juin 1958 fixe l’enjeu du désir au sein d’un domaine clairement défini : Le principal domaine que nous allons remplacer et accomplir est la poésie. La poésie apparaît comme le moyen d’accomplissement réel de l’individu. Elle est cette tendance au jeu dont le monde a besoin dans la perspective d’un changement radical.

    Articulé sur le mot poésie qui à lui seul désigne ou le ciel ou la terre, le désir pris comme jeu s’entend à la manière d’une invention constante : change de formes ininterrompu pour parler dans la bouche de Faye. Le désir, c’est du langage arraché à la convention : bonds au-dessus des genres et des spécialités. Fin des parcelles gardées, des champs de savoirs et de pratiques hautement surveillés. Guy Darol


    * Vance Packard, La Persuasion clandestine, 1957.

    ** La vie quotidienne (ou VQ) renvoie à la trilogie de Henri Lefebvre publiée à partir de 1946 sous le nom de Critique de la vie quotidienne

     

  • EVERYTHING IS POLITICAL ❘ 10. LE PASSAGE DU CRI

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    Car le cri passe. Les génies de la politique s’ingénient à le faire passer. Et ça marche. Comment pouvions-nous ne pas ? Les figures qui nous attiraient étaient celles de drogués ou de fous. Nos étoiles ne menaient nulle part, sauf à briller auprès des asticots. Nous suivions avec un même intérêt la tragédie du groupe Baader. Et la revue n’était pas muette sur ce point d’horreur. La société – je dis ce mot qu’abominait Artaud – ajustait ses contre-feux.  Savoir que les membres de la R.A.F étaient placés dans des cellules achromatiques : ni son ni lumière. La torture blanche est un programme sans traces visibles. Elle entraîne la perte de la sensibilité proprioceptive. Le détenu ainsi traité devient sourd à ses propres cris. Ce phénomène est appelé white noise.

    Les méthodes employées à la prison de Stammheim faisaient froid dans le dos. Elles s’apparentaient aux techniques du Troisième Empire. L’étouffement du cri auquel succèderait bientôt la mort réelle – Holger Meins décèdera après 57 jours de grève de la faim ; Ulrike Meinhof sera trouvée pendue – jette sur la révolte en actes un trouble qui se traduit bientôt par un ralentissement des fougues. Au milieu des années 1970, les excès revêtent des formes apparentées à la vianesque politesse du désespoir. L’humour grinçant reprend du service – différence et répétition –, dans un esprit voisin des railleries de Kurt Schwitters et Francis Picabia, d’Arthur Cravan en sa funeste pluralité.

    Poète devenu professeur de boxe à l’Ecole de culture physique de Mexico, Cravan signe une lapidation de Guillaume Apollinaire* de son nom adossé aux fonctions suivantes : chevalier d’industrie, marin sur le Pacifique, muletier, cueilleur d’oranges en Californie, charmeur de serpents, rat d’hôtel, neveu d’Oscar Wilde, bûcheron dans les forêts géantes, ex-champion de France de boxe, petit-fils du chancelier de la reine, chauffeur d’automobile à Berlin, cambrioleur, etc., etc., etc.

    « Chacun est le collectif », écrit Holger Meins dans un message ultime.

    Arthur Cravan agit au nom de l’art qui n’est pour lui qu’un moyen d’attaque. Il méprise l’ordre social et le prouve en dévalisant un bijoutier de Lausanne. Il revendique l’honnêteté en déclarant que l’art ne vit plus que de vols, de roublardises et de combinaisons**. Il abhorre le mensonge et les manières (André Gide dont il se paie la fiole) et revêt les habits de la dérision (notamment l’uniforme du roi George V) pour mieux porter atteinte aux abrutis qui ne voient le beau que dans les belles choses***. Comme Andreas Baader, Gudrun Ensslin, Jan-Carl Raspe et Ulrike Meinhof, l’homme des extrêmes disparaît en 1918 dans des conditions jamais élucidées.

    La rue que nous voulions transformer en atelier d’idées se referme. Elle laisse place désormais aux bonimenteurs et artistes urbains subventionnés par les Conseils généraux. Elle vibre mais sous le contrôle de l’État, surveillée par les agents gouvernementaux de la Culture et de la Police. Quelque temps nous nous emparons des estrades publiques en croyant prendre des bastilles. Nous faisons l’histrion à la Revue parlée du Centre Pompidou, au Musée d’art moderne de la ville de Paris, à la librairie Shakespeare and co de George Whitman. Tout cela est bien entendu vain pour qui cherche à rallier des entreprises de démolition. Pour tous ceux qui se sont placés dans la perspective née Dada menant à la destruction des murailles.

    Hormis les épisodes Action Directe, l’émeute éclate à temps perdu, sous l’impulsion généralement des erratiques d’Autonomie désirante et du groupe Marge. Fidèles à l’injonction situationniste, les autonomes brisent les vitrines du petit commerce et parviennent à fâcher boutiquiers et consommateurs. Assimilés aux voyous, les autonomes désormais surnommés casseurs, sont la hantise de la rue, la bête noire des services d’ordre de l’extrême-gauche. Guy Darol


    * Arthur Cravan, Maintenant n°4, mars-avril 1914.

    ** Lettre du 19 janvier 1916 à André Level

    *** Maintenant n°5, mars-avril 1915. Arthur Cravan ouvre un chapitre nommé PIF qu’il signe Marie Lowitska

     

  • EVERYTHING IS POLITICAL ❘ 8. LA CREATIVITE DE LA RUE

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    Se retrouver le samedi dans un entre soi (entresol) de révolte, brûlant l’une après l’autre les cartouches de la déconstruction, fumant, buvant jusqu’au sommeil, cela n’avait aucun sens. On ne sortait pas pour se retirer dans une cave post-existentialiste. Nous sortions pour être dehors, frottés à la multitude oxydée, rouillée de mensonges. Il s’agissait d’électriser, de susciter des émois. Et ce n’était pas en déclamant du vers libre qu’adviendrait le remous. Non plus en suivant le sillage du cyclodidacte Mouna. Celui-ci savait former un cercle mais comme une roue de curiosité. Trop histrion. Trop calme. Ses harangues (« Bande de robots… j’en ai marre de cette société de merde. Pas vous ? ») prêtaient à rire plus qu’elles ne donnaient du fil à retordre aux agents du Système.

    Des voix inquiétantes, la grimace, le masque alerteraient la rue. Elle s’inquiéterait des syntagmes choqués,  tendrait l’oreille aux éclats de voix. On disait l’urgence d’une expression libérée de ses fards, corsets académiques, formules vides. Il s’agissait d’empoigner les cœurs, d’atteindre les cerveaux comme si chaque mot jaillissait d’un Magnum.

    Imaginons le média qui rendrait compte des combats gagnants. En listant les grèves heureuses, nous pensions déclencher des réflexes d’espoir et comme l’envie de s’y mettre, d’aller au carbi, de remonter des barricades. A peine si l’on ne fournissait les outils. La peur des nuits de la conversation avec les représentants de la maison Bourreman nous ôtait l’idée. On s’en tenait à l’exposé des chances. Le désir de révolution, on voulait le redonner en citant les 105 OS Algériens et Marocains en conflit avec la direction de la société minière et métallurgique Pennaroya. Leur force de travail vendue au rabais, ils vivaient par surcroît dans des baraques insalubres, exposés au danger du saturnisme. Après 33 jours de grève, les ouvriers avaient obtenu gain de cause. Charles Piaget, syndicaliste d’une CFDT qui n’avait pas rendu les épées, était une figure à suivre. Son combat au côté des Lip démontrait que l’on pouvait glisser de l’exploitation à l’autogestion. Au temps des musiques dite répétitives, on samplait joyeux la devise des affranchis de la manufacture horlogère : On fabrique, on vend, on se paie.

    Aux plus chaudes heures, quand le message passait, la rue enflait des mots d’assaut. Il y avait toujours un flâneur pour rejoindre notre mêlée. Ainsi naissaient des amitiés et de nouveaux itinéraires. Guy Darol

     

     

  • EVERYTHING IS POLITICAL ❘ 7. L'ACTION SONORE

     

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    Les bouleversements qui pouvaient résulter du bruit dépendaient alors de ce que nos clameurs attiraient les képis. On ne se donnait pas rendez-vous au Quartier Latin, chaque samedi, pour échanger des vues, des caresses, des vinyles mais pour aller au front, à l’incendie que nos voix faisaient. Nous ne vendions pas sous le manteau mais à fond les ballons, toutes dents dehors et la langue chargée d’invectives. Le Système, notion bien spécifique de ce temps, était le Grand Objet à abattre. L’urgence était plus que pressante. Nos "colères folles"(Rimbaud) s’animaient contre les passifs, passants passablement endormis qui semblaient ignorer les désastres commis en ce monde. Sans les éraflures du cri, que pouvait "le texte des imaginaires du langage" (Roland Barthes) ? C’était, pour nous, l’oriflamme livide, le fanion de la fête des mots. Défigurer la langue : à condition de secouer la réalité, de mettre en danger les structures du pouvoir.

    Vendre Crispur ou toute autre revue n’était qu’un prétexte à des exercices d’agitprop. Hurler en collages verbaux, syllaber de faux slogans, on fusionnait happening et politkult, performance et manif. La méthode découlait du Cabaret Voltaire, lorsque Huelsenbeck, Tzara et Janco déclarent le poème simultan prêt à soulever Zurich. Clusters vocaux, gestes de gladiateurs, mugissements de sirènes composent un hourvari qui dénonce le casse-pipe international, également le son creux de la littérature. Hugo Ball écrit à propos de Huelsenbeck : "Il plaide pour un renforcement du rythme (le rythme nègre). Il aimerait battre du tambour jusqu’à faire disparaître la littérature sous terre" *. Dada sanctionnait par le vacarme bouchers et gens de lettres.

    The Guerilla Art Action Group mettait en évidence les relations entre le marché de l’art et celui de la guerre.

    Le mardi 18 novembre 1969, Jon Hendricks, Poppy Johnson, Jean Toche et Silvianna pénètrent dans le Musée d’art moderne de New York, vêtus selon la norme fixe, inoffensifs comme des transparents. Ils marchent minutieusement le long des œuvres puis commencent à répandre sur le sol les copies d’un tract. Après avoir fait entendre à plusieurs reprises le mot viol, ils se jettent brusquement les uns sur les autres. Leurs habits déchirés, ils crèvent des sacs emplis de sang. Ils se couchent, gémissent, roulent dans les feuilles, s’encrent de rouge. Ils viennent de commettre un acte essentiel, sans gesticulation de tribune. Leur folie apparente met en accusation le lien secret qui unit David Rockefeller (alors président du conseil d’administration du Musée d’art moderne) à United Technology Center et Mc Donnell Aircraft Corporation. Ces deux entreprises fabriquent en effet du napalm et des avions de combat. Le Guerilla Art Action Group exposait in situ l’argent sale de l’art en imitant les règles du happening.

    Christo, dans sa grandiloquence, n’a jamais frappé aussi fort.

    Crispur, Dérive ensuite, ne pouvaient distinguer la politique de la littérature. Sans se soumettre. Sans jamais se faire rattraper par le flux marxiste qui emportait la quasi-totalité des porteurs de plumes du moment – agitateurs, évidemment.

    Nos attroupements débutaient rue de la Parcheminerie et se confondaient aux flâneurs devant la Pâtisserie du Sud Tunisien, non loin de la Joie de Lire, librairie symbolique des combats anti-guerre, fondée en 1957 pour amplifier la lutte des Algériens insurgés, disparue on ne sait trop ni comment ni pourquoi. Bris de verbes, collisions sonores. Nous savions que toute phrase frappe du talon.

    John Cage se souvenait que Norman Oliver Brown, l’un des artisans de la contre-culture, avait vu dans la syntaxe une disposition de l’armée. En vertu de quoi, il se mit à réfléchir sur les moyens de démilitariser la langue. Exquis sémanalyste, Roland Barthes qui dit si bien la jouissance du texte et le plaisir en pièces décide que « la phrase est hiérarchique : elle implique des sujétions, des subordinations, des rections internes ** ». L’homme qui tombe à pic.

    Nous sommes convaincus qu’il faut mettre du chaos dans la phrase afin de mobiliser l’écoute. Puisque tout se vaut, rien ne se pense. En cette fin d’ère expansionniste, il importe d’élever le style et le ton. L’écriture redevient l’arme à remuer les torpeurs. On le croyait.

    Nous songions vraiment que les collisions du verbe inspirées de Burroughs, Cummings, Pound, Guyotat allaient ébranler le monde. Que la rue écoute dès lors que l’on fait appel à sa créativité. Guy Darol


    * Hugo Ball, La fuite hors du temps. Journal 1913-1921, 1946.

    ** Roland Barthes, Le plaisir du texte, 1973.