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GUY DAROL [rien ne te soit inconnu] - Page 12

  • MICHEL BOUNAN

     

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    Ennemi des bavardages vains, Michel Bounan raconte en un livre bref (mais conséquent) La Folle Histoire du monde. Et c’est un récit en forme de cercle qui débute par l’extermination de l’Amérindien et s’achève par la destruction agrochimique (et/ou fissible) de notre planète. Nulle fiction. Le génocide américain a bien eu lieu. De même que les plaies dont souffrent la Terre sont parfaitement visibles. Et l’on ne voit pas s’efforcer les volontés vers un plan de remédiation voire de soins intensifs.

    Michel Bounan établit un diagnostic tout à fait juste à partir du schème freudien des névroses. Et c’est le point nodal de l’analyse. Selon lui, l’état du monde résulte de l’état de santé de ses locataires. Névroses obsessionnelles, phobiques, hystériques sont le lot commun. Autant dire, que ces socionévroses produisent aujourd’hui leur effet. Nous le connaissons. Menace sur les sols, les eaux, l’air que nous respirons. Menace, que dis-je, l’attaque est lancée depuis que certains ont cru bon de vouloir séparer l’homme de l’élémentaire. Coupé, séparé du lien tellurique, le voici livré à l’immédiat et sur le point d’assister à son propre naufrage.

    La puissance du propos de Michel Bounan vaut par le caractère clinique qui l’anime. Pas de lyrisme. Aucune emphase séditieuse. Seul le constat de ce qui fut programmé lorsque les forces impériales liquidèrent le bipède des temps anciens, celui qui connaissait la nécessité d’harmonie.

    Toute harmonie rompue, le temps livré au frénétique rendement, le monde est fou. Pire : il est à ce point falsifié que rien de vrai ne peut y germer.

    Voici un livre complètement essentiel et qu’il convient de se procurer sans attendre. Et peut-être verra-t-on qu’un livre est susceptible de soulever l’humain contre ses assassins.

    La Folle Histoire du monde

    Michel Bounan

    Éditions Allia, 2006

    153 pages, 9 €


  • HENRI RACZYMOW

    « Parce que chez eux, rue Bisson, faut dire, c’était pas brillant. C’était même franchement moche. Elle existe plus, aujourd’hui, la rue Bisson de ce temps-là, non plus que la rue Vilin ni la rue Dénoyez, à peine la rue Ramponeau, la rue Lesage, la rue Julien-Lacroix ni de Tourtille ni de Pali Kao ni du Sénégal. Vachement exotique par là, tu voyageais les doigts dans le nez et pour pas un rond. Ou même si elles existent encore ces saletés de rues, c’est plus les mêmes, plus du tout les mêmes.» Henri Raczymow

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    En traçant les contours de ma géographie sentimentale, je m’étais arrêté sur la rue du Pressoir, espérant compléter le puzzle avec les pièces que me tendraient mes visiteurs. Tout mon savoir sur cette rue (dont le nom subsiste, onomastique fantôme désignant un fragment de Paris converti en ghetto après le passage des bulldozers) reposant entièrement sur mes souvenirs, ceux de ma mère, j’en appelai (Robinson du temps enfui) aux témoins des années 1950-1960. Je citai, dans ce billet à la ressemblance d’un avion de papier, quelques écrivains ayant vécu dans ces parages (Georges Perec, Clément Lepidis, Louis Chevalier) et vous me fîtes cadeau de Raymond Queneau, de Jacques Réda, de Jacques Yonnet. Ceux-là témoignaient du changement voire de la destruction sans pour autant évoquer ma rue du Pressoir. Je continue à chercher sans désespérer de trouver d’autres voix, d’autres signes. J’ai relu Joseph Bialot (Belleville Blues, Autrement, 2005) puis Henri Raczymow.

    S’ils ont marché, c’est évident, sur mon trottoir, ils ne disent rien du café André, de l’épicerie de Madame Gilles. Leurs livres prononcent  le nom de la rue des Couronnes mais ne s’arrêtent pas sur le Café Tabac, avec belle terrasse, qu’il suffisait de tourner pour pénétrer mon domaine. medium_Numeriser0010.2.jpgHenri Raczymow est né en 1948. Ses parents habitaient au « 71, rue de la Mare deuxième étage au fond du couloir à droite ». Ce tendre évocateur de Belleville (Avant le déluge, Phileas Fogg, 2005), il me plaît de songer qu’il a enjambé mes exploits, lorsque sur le boulingrin de bitume, je poussais les billes d’argile, seul, toujours seul. Et à croupetons. Il avait douze ans Henri Raczymow. Je le vois bien exactement, ses culottes courtes à revers, le cheveu bref et calamistré. Je le vois bien exactement tenant son frère Alain, d’une main d’aîné. Je suis accroupi à l’endroit où le macadam est beaucoup fissuré. Mes billes ne risquent pas de se perdre dans le caniveau où coule une eau rapide. Ses souvenirs me ressemblent avec de grandes secousses en plus, horreurs d’exil et de déportation. Mais le quartier qu’il décrit (Belleville années 1950 est donné en sous-titre) me conforte en chaleur. Chaleur génésique du pêle-mêle. La vie pluriethnique et le babel des langues. Ce livre imagé où l’on peut se glisser rue Vilin, rue Bisson, rue Fessart, dans une cour de la rue Julien-Lacroix, a la puissance du grand œuvre. Henri Raczymow est en quelque sorte le Calet du vingtième arrondissement de Paris. Mais il possède un pneuma qui ne ressemble à rien. Sauf, à certains endroits, au souffle d’un promeneur à reculons. Je pense souvent à André Hardellet en le lisant. Celui de La Promenade imaginaire et de Donnez-moi le temps. Ceci, dans Reliques (Gallimard, 2005) : « Alors, elle est où, la vie, en vérité ? Vous l’avez vue, vous ? Vous l’avez vue passer par ici et repasser par là ? De quel manteau était-elle vêtue ? Ah bon, elle était toute nue ? Et alors, elle est dans le temps ou pas dans le temps ? »

    Et tout le reste qu’il faudrait mettre en exergue, et pas seulement à propos de Belleville, mais aussi de ce combat permanent que l’on mène, bien obligé, contre les bulldozers (toutes formes) qui écrabouillent le souvenir, puis le cœur et finalement nos pauvres petits squelettes. Guy Darol

  • SYD BARRETT

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    Produit par Norman Smith aka Hurricane Smith (que j’ai vu chanter « Don’t Let It Die », medium_Numeriser0011.2.jpgson hit planétaire, dans un club de Salisbuy, UK), The Piper At The Gates Of Dawn (mai 1967) fut le grand œuvre de Syd Barrett, soleil noir des musiques lysergiques. Longtemps, cet album composa un cristal. Car je pouvais, à travers lui, perfectionner des dérives qui ne mènent nulle part.

    En dévorant, l’an passé, l’excellente biographie de Tim Willis consacrée au cofondateur le plus authentique de Pink Floyd, je crus qu’il y aurait une suite à Opel, le disque de miscellanées publié en 1988. On pouvait espérer un dernier éclat. La lecture des articles de Nick Kent (Libération du mercredi 12 juillet) et de Sylvain Siclier (Le Monde du jeudi 13 juillet) mettent fin à toute créance. Syd Barrett s’est éclipsé vers d’autres nuées, emportant avec lui le savoir alchimique qui n’opère qu’une fois. Barrett barré, Pink Floyd n’est définitivement plus.

    « Lone in the clouds all blue

    Lying on an eiderdown, yippee

    You can’t see me but can you »

    (Flaming)

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    Syd Barrett, Le génie perdu de Pink Floyd, Tim Willis. Préface de Michka Assayas. Traduction de l'anglais par Marina Dick et Jean-Michel Espitallier. Le Castor Astral éditeur, 19 euros.

    www.castorastral.com

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    QUESTION : Qui, selon vous, peut se réclamer aujourd'hui de Syd Barrett ? Des noms. Beaucoup. Dressons des tableaux versicolores !

  • GASTON CRIEL

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    En lisant l’excellente biographie de Serge Sanchez sur François Augiéras (François Augiéras, Le dernier primitif, Éditions Grasset, 2006), j’ai de nouveau rencontré le nom de Gaston Criel. Et cela a soufflé sur moi, comme ce vent d’enfance parfumé de goémon alors que la mer se déroule au-delà des sens.

    Gaston Criel, secrétaire d’André Gide et locataire de Jean-Paul Sartre (moyennant un paquet de Gauloises), assistant de Jean Cocteau sur le tournage de la Belle et la Bête, fut celui qui négocia auprès de Jérôme Lindon la publication du Vieillard et l’Enfant aux Éditions de Minuit.

    Ce poète et romancier du Paris rebelle et artiste (tautologie, n’est-ce pas ?)  connaissait le meilleur des mondes, celui qui s’insurge en fête sans jamais se lasser de remettre l’utopie sur le tapis. Autre temps, dirait-on.

    Il faillit obtenir le Prix Goncourt pour La Grande Foutaise (un titre qui en dit long sur la cosmogonie de Gaston)  et reçut, ce qui est beaucoup mieux, les louanges bien sincères d’Henry Miller, spécialiste en littérature égale de la vie.

    Gaston Criel est l’auteur d’une œuvre importante (qu’il conviendra un jour de rendre à son public) et d’un livre époustouflant : Swing. Samuel Tastet qui fut son ami s’est toujours démené pour faire tinter le nom de Criel (cri et ciel) aux oreilles de ceux qui aiment vraiment la littérature. Pour la troisième fois, il publie Swing (avec préface de Jean Cocteau et témoignage de Charles Delaunay) par amitié et conviction.

    Ce livre est en effet une quintessence de haute écriture et, son nom l’indique, l’une des meilleures introductions au jazz.

    J’eus le bonheur de connaître et de fréquenter Gaston Criel qui partageait des plages d’oisiveté avec Duke Ellington, Charlie Parker, Earl Hines et Mezz Mezzrow sans que l’auteur de Sexaga et de L’Os quotidien ne me fasse sentir comme un décalage d’envergure. Il était demeuré un enfant sans ego, puissamment vivant, joyeusement négligent devant la question du succès qui vient, ne vient pas, tant mieux, tant pis. Admirable Gaston. Celui qui avait été, je l’ai dit, l’ami de Sartre et de Cocteau, me demandait mon avis sur les textes qu’il venait d’écrire. Histoire de bœufs tirés par la charrue.

    Alors que je collaborais à Libération et que Samuel Tastet faisait paraître, une première fois, son hymne au jazz salué par Francis Picabia, Boris Vian, Frank Ténot…, j’écrivis un éloge de Swing rehaussé de son portrait en aigle bienveillant. Nous étions en juin 1982 et Gaston m’invita sur une terrasse de l’Avenue Foch pour me remercier de mon travail.

    Nous bûmes et déconnâmes en évoquant Pink Floyd, Frank Zappa et les Stones dont il était un auditeur intense. Voici un événement dont je me rappelle sans une tache d’ombre.

    Car c’est ainsi que la littérature m’a toujours parlé.

    Ceux qui écrivent en excellence sont excellents.

    Autrement dit, joyeux et bons.

    Tel était Gaston.

    Tel est Swing. Livre et dancefloor tout à la fois. Guy Darol

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    EST - Samuel Tastet Editeur
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    PETITE BIBLIOGRAPHIE DE GASTON CRIEL


    Poésie

    Etincelles, Denoël
    Perspectives, Debresse
    Gris, La Hune
    Blues, La Tour de Feu
    Poèmes manifestes - Frontispice de Braque, Au Plomb qui fond
    Amours, La Hune
    K.G., Seghers
    Règlements d'infanterie, Périples
    Hygiène, La Presse à bras
    Popoème, Millas-Martin
    Le poète et ses poèmes - Frontispice d'Oscar Dominguez, Jacques Brémond
    Où va le nuage, et autres, Plis
    A tout va, Polder
    Quatre Poèmes, Dada
    La fausse quête, Jacques Brémond

    Romans
    La Grande foutaise, Fasquelle puis Plasma
    Sexaga, Plasma
    Phantasma, Plasma
    Circus, Vrac puis EST
    L'Os quotidien, EST
    Jojo Odyssée, inédit

    Essais
    Swing, préface de Jean Cocteau, Editions Universitaires de France puis Vrac, puis EST
    Lapidation de la ville, Fagne


    SUR GASTON CRIEL


    Le Grand Hors-Jeu ! n°65, septembre 1991
    DOSSIER GASTON CRIEL comprenant des témoignages de Pierre Descamps, Frédérick Tristan, Samuel Tastet, Jean Rousselot, José Millas-Martin, Bernard Abdiche et deux inédits : La mort du psychanalyste suivi de L'Age mûr.


    Nord' n°24
    DOSSIER GASTON CRIEL. Etudes réunies par Janine Hache. Contributions de Jean-Marie Sourgens, Pierre Descamps, Gérard Delomez, Guy Ferdinande, Paul Renard, Georges Dottin, Xavier Prévost, Jean-Marie Paris et un inédit : J'ai peur de l'ombre.


    Gaston Criel, du Surréalisme à l'Underground par Jean-François Roger.
    Editions L'Harmattan, 1998
  • CHARLES MONSELET ❘ L'HOMME DE GOUT


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    Romancier, critique, poète, bibliophile, essayiste, librettiste, nouvelliste… Charles Monselet (1825-1888) fut tout cela, points de suspension compris. « Polygraphe aux accents éclairés », selon Sylvain Goudemare, cet écrivain se fit connaître par des pastiches, des parodies (Dumas, Sue) et définitivement remarquer grâce à une préface aux Mémoires d’Outre Tombe de Chateaubriand. Chroniqueur au Figaro, à l’Événement, au Journal du Matin, au Pays, au Monde Illustré, il apparaît comme une « vedette du journalisme » et est vite apprécié de ses contemporains : Sainte-Beuve, Hugo, Tellier, Barbey d’Aurevilly. Sa Lorgnette Littéraire (1857) est un témoignage exceptionnel sur les littérateurs du XIXe siècle. Il s’y attache de « petits » auteurs (Defontenay, Scholl) tout de même qu’il y défend Pétrus Borel et Xavier Forneret, alors que ce dernier est moqué de tout le monde.


    Admirateur d’Hugo et de Nodier, et avec eux du romantisme, Charles Monselet est autant un propagandiste de talents connus ou obscurs qu’il est un écrivain méritoire, assez génial dans ses études cocasses et satiriques, particulièrement lorsqu’il soigne le portrait des plumissieux. Auteur d’une cinquantaine d’ouvrages dans lesquels il mélange tous les genres, il est capable de trousser avec un égal bonheur poésies et recettes de cuisine.
    Chroniqueur de la Revue des Gastronomes et du Gourmet, il a créé de délicieux sonnets dont une « Ode au Cochon » qui le déconsidéra auprès de Jules Laforgue alors qu’il espérait se faire élire à l’Académie Française.


    Subtilement et joyeusement annoté par Sylvain Goudemare, Le Plaisir et l’amour permet d’accéder à un très étonnant volume qui réunissait quelques figures du XVIIIe siècle passés dans l’ombre. Les Oubliés et les Dédaignés, paru en 1857, réhabilite en effet des auteurs dont, sauf exception de Rétif de la Bretonne, le succès n’a jamais retenti. Sylvain Goudemare a choisi de présenter, parmi ces oubliés, le Chevalier de la Morlière, le Cousin Jacques, Louis-Sébastien Mercier, Grimod de la Reynière et Charles Lassailly, ce « petit romantique », plus vaste que l’étiquette qui l’épingle.


    Charles Monselet qui, selon Sylvain Goudemare, « préfère la sensation à la pensée », commente l’histoire de ces hommes et de leurs œuvres avec un penchant pour le détail qui donne un trait bien net et de la couleur vive. « Critique impressionniste », il sait aussi pincer et tirer à boulets rouges lorsqu’il évoque l’exploitation de Lassailly par Balzac.


    L’auteur des Roueries de Trialph fut en effet élu par Balzac qui collectionnait les secrétaires afin d’ébaucher, voire de grossoyer sa besogne. Enfermé dans sa manufacture à romans, Lassailly était soumis à un travail d’esclave. Attelé à la tâche jour et nuit, aiguillonné contre le sommeil par des platées d’épinards et d’oignons en purée, Trialph, comme le surnommait ses amis, joua la fille de l’air pour mettre fin à ce régime de forçat.


    Monselet qui aimait dessiner les êtres, surtout les « infiniment pauvres », se révéla un bon aquarelliste du Paris Montmartrois. Quelques-unes des belles pages du Plaisir et l’amour immortalisent, comme les clichés du photographe Eugène Atget, les aspects aujourd’hui mutilés d’une ville qui appartenait alors aux carriers et aux fabricants de bougies. Guy Darol

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    Le Plaisir et l’amour
    Anthologie présentée par Sylvain Goudemare
    Editions du Griot, 1988

    Le Monselet gourmand
    Florence Arzel et Maryse Aupiais
    Editions Jeanne Lafitte, 1988              

    LE COCHON

    (Le plaisir et l'amour)

    Car tout est bon en toi: chair, graisse, muscle, tripe !
    On t'aime galantine, on t'adore boudin
    Ton pied, dont une sainte a consacré le type,
    Empruntant son arôme au sol périgourdin,

    Eût réconcilié Socrate avec Xanthippe.
    Ton filet, qu'embellit le cornichon badin,
    Forme le déjeuner de l'humble citadin;
    Et tu passes avant l'oie au frère Philippe.

    Mérites précieux et de tous reconnus !
    Morceaux marqués d'avance, innombrables charnus!
    Philosophe indolent qui mange ce que l'on mange !
    Comme, dans notre orgueil, nous sommes bien venus
    A vouloir, n'est-ce pas , te reprocher ta fange ?

    *

    Le sonnet de l'asperge

    Oui, faisons lui fête !
    Légume prudent,
    C'est la note honnête
    D'un festin ardent.
    J'aime que sa tête
    Croque sous la dent,
    Pas trop cependant.
    Énorme elle est bête.
    Fluette, il lui faut
    Plier ce défaut
    Au rôle d'adjointe,
    Et souffrir, mêlé
    Au vert de sa pointe,
    L'or de l'œuf brouillé.

    Figurines parisiennes par Charles Monselet


    PREMIER COUP DE CRAYON

    Il en est de Paris comme de l'Océan : les poëtes et les peintres en feront le sujet éternel de leurs toiles et de leurs pages, de leurs croûtes et de leurs chefs-d'oeuvre. Paris est un modèle qui pose pour tout le monde. Les uns le peignent en pied, les autres en buste ; ceux-là en font une académie, ceux-ci une miniature ; il en est qui le montrent de face, de profi l, de trois quarts ; j'en ai rencontré qui se contentaient d'un oeil ou d'un pied, de moins encore.

    On me demande d'être vrai. Je le serai ; - à cela près cependant que je ne réponds pas des distractions de mon modèle. Si mon modèle bâille ou fait la grimace, s'il a les yeux rouges ce jour-là, s'il ne se souvient plus aujourd'hui de la pose d'hier, la faute n'en sera jetée que sur lui. - Peut-être adviendra-t-il, par suite, que le Paris de tel chapitre sera tout opposé au Paris de tel autre. Pour cela, que l'on ne crie pas à la contradiction, ou pire encore, au paradoxe. D'ailleurs, Paris m'a tout l'air lui-même d'un paradoxe effréné.

    Ceux qui sont venus avant moi ont adopté pour la plupart des formes convenues, un cadre précis. Les timides, les ingénieux, les amusants, et quelquefois aussi les philosophes, se sont déguisés en Persans, en Turcs, en Tartares, en Mogols, en Arméniens, en Japonais, en Chinois et en Cochin-chinois. Dans ce cas, Paris s'appelait Ispahan, Bagdad, Constantinople. Le XVIIIe siècle tout entier s'est longtemps amusé de cette mascarade ; le sévère Montesquieu et le turbulent Diderot se sont tous les deux affublés du turban et de la robe bariolée aux longues manches pendantes : «Que Mahomet vous donne la prudence des lions et la force des serpents !» ont-ils dit à M. Jourdain, le bourgeois de Paris. - Ensuite est arrivée la mode des spectateurs, des observateurs, des ermites. Quelques écrivains privilégiés ont rencontré des fées, des génies, des ombres illustres qui se sont fait un véritable plaisir de leur servir de cicerone et de leur fournir la clef des charades de la rue et des logogriphes du salon. De plus humbles se sont contentés d'un petit vieillard ou d'une petite vieille, centenaire pour l'habitude, à l'oeil vif, à la voix cassée, au sourire malin, au nez barbouillé de tabac, portier ou marquise, gentilhomme ou femme de chambre, un débris du siècle passé, qui, entre deux accès de toux, crachait une épigramme ou un portrait.


    L'HOMME QUI ENGRAISSE LES COMÉDIENS

    Je le connais, - et voilà pourquoi je parle de lui. Si je ne l'avais pas vu, je ne voudrais pas croire à son existence. C'est un des originaux les plus incompréhensibles que l'on puisse rencontrer sur le pavé de Paris, où, cependant, se trouvent rassemblés tant d'originaux. Il y a quelques années seulement que s'est révélé l'homme qui engraisse les comédiens. Son visage est insignifiant, sa mise est celle de tout le monde ; il n'a de vraiment singulier que sa grande maigreur. Auprès de lui, Voltaire paraîtrait gras. Cette maigreur a résisté jusqu'à ce jour aux nutritions les plus excessives ; les rosbeefs d'Angleterre et les pâtes d'Italie n'agissent sur lui pas plus que sur un clou.

    Ses antécédents sont enveloppés d'un mystère impénétrable. Fût-il marchand de cuirs comme Chicard, fleuriste comme Brididi, professeur de musique comme Carnevale ? A le voir errer tout le jour en oisif, on supposerait qu'il savoure les fruits d'un héritage inespérément éclos sous ses pas. Il se tient d'ordinaire aux environs des théâtres lorsque commencent les répétitions, et le reste du temps dans les cafés fréquentés par les artistes dramatiques, tels que le café de la Gaîté, celui de la Porte-Saint-Martin et l'estaminet des Variétés. D'ailleurs, il ne fume pas, il ne joue pas, il ne lit pas les journaux. - Que fait-il donc ? il guette.

    L'homme qui engraisse les comédiens met paisiblement ses mains derrière son dos, il regarde au plafond, il se mouche avec un bruit de trompette ; on n'est pas plus candide. Toutefois, il tourne déjà autour de son homme. Insensiblement, il s'approche de la partie commencée ; si c'est le billard, il est la galerie ; il approuve les coups, il sourit avec entraînement ; vienne un point douteux, il est pris pour arbitre et désormais il a le droit de conseiller. Vous trouveriez difficilement un homme plus poli que lui : il offre de l'absinthe au comédien, et puis encore de l'absinthe ; alors, il s'enhardit à causer, il a vu le comédien dans tous ses rôles, et le comédien lui a paru prodigieux, complet, trente mille fois supérieur à ses confrères. Le comédien gobe modestement cette énorme louange.

    Mais l'heure d'une nourriture plus substantielle est arrivée. L'homme qui engraisse les comédiens propose un dîner chez Bonvalet ou au Banquet d'Anacréon.

    Ici commence son travail. Dès qu'il tient son comédien à table, il se transfigure. De ses yeux si béats tout à l'heure, se dégagent d'électriques paillettes. Il mange peu, mais il l'incite à manger ; et pour cela, il fait venir des vins extraordinaires, des vins jaunes, qui bruissent sourdement et font les courroucés dans les verres ; il évoque les sauces furieuses de la Provence. Puis, du coin de l'oeil, il observe si le comédien engraisse. Pour lui pousser plus facilement les morceaux, il lui rappelle ses créations les meilleures. - Oh ! que vous étiez magnifique dans Pascal le Ramoneur ! - N'est-ce pas ? Au quatrième acte surtout... - Encore un peu de cette sauce aux crevettes, dit-il subrepticement. - Si le comédien ne mange pas, la louange s'arrête ; elle recommence s'il mange ; elle se fait tour à tour insinuante, emportée ; elle est cordiale, elle s'attendrit ; elle pleurerait presque.

    Le comédien engraisse.

    Bien entendu que l'homme qui engraisse les comédiens les choisit jeunes et fluets autant que possible. C'est aux jeunes premiers, aux amoureux qu'il s'attaque, à tous ceux pour qui l'embonpoint est un fléau. Et quand une fois il les tient, croyez qu'il ne les lâche plus. Il est le contraire des vampires : il tue par la vie. Dès qu'il a saisi un comédien, ainsi qu'un magnétiseur saisit un sujet, il entre de gré ou de force dans son intimité, il se fait obligeant, puis nécessaire et enfin indispensable. Alors, il faut que le comédien dîne tous les jours avec lui. Sans cela, le comédien serait un monstre d'ingratitude. Il faut que le comédien se laisse traîner successivement chez Véry, chez Leblond, à la Maison dorée ; il faut qu'il mange quand on remplit son assiette, il faut qu'il boive quand on remplit son verre. Il faut que le comédien engraisse, en un mot.

    L'homme qui engraisse les comédiens est implacable. Un mois, deux mois au plus lui suffisent pour faire d'un être svelte un mortel à peu près obèse. Il a engraissé déjà cinq comédiens des théâtres du boulevard ; ces malheureux n'ont pas pu réussir à renouveler leur engagement ; le directeur leur a ri, non pas au nez, mais au ventre. Ils sont ruinés aujourd'hui. Il ne leur reste plus qu'à prendre l'emploi des queues rouges ou celui des pères nobles. - Lui, cependant, l'homme qui engraisse les comédiens, continue à rester toujours maigre.

    J'ai longtemps cherché le secret de cette monomanie : je suis presque convaincu que cet homme poursuit une vengeance ; j'entends une vengeance collective. Le souvenir de quelque drame intime et amer, expiré derrière une coulisse, doit perpétuellement le tenailler ; c'est sans doute par le théâtre qu'il a souffert, et c'est sur le théâtre qu'il veut se venger. Qui sait si lui-même n'a pas brigué jadis l'emploi de jeune premier, et si sa maigreur révoltante ne l'a pas fait repousser de toutes les scènes ? Dans ce cas, c'est contre toute une cohorte qu'il se rue ; c'est un genre tout entier qu'il tend à faire disparaître de l'art dramatique. Il veut détruire les comédiens par la bonne chère. Mais les comédiens sont prévenus ; j'ai signalé l'homme et je signale le danger.

    J'espère que cela suffira pour déjouer les menées ténébreuses de l'homme qui engraisse les comédiens.


    L'ABOYEUR DE SÉRAPHIN

    Il y a quelques années, l'aboyeur du Théâtre-Séraphin n'était pas ce jeune homme que l'on voit tous les soirs sous les arcades du Palais-Royal, annonçant à voix haute et très-intelligible les féeries d'Ali-Baba, ou la sept millième représentation de l'impérissable Pont-Cassé. C'était un vieillard, coiffé d'un chapeau gris et enveloppé d'un carrick contemporain de la Sainte-Alliance ; son dos était voûté, sa voix était enrouée, il rappelait quelques-unes des créations ténébreuses et grimaçantes d'Hoffmann. Tout le monde le connaissait, car depuis plus de vingt ans il remplissait son emploi d'aboyeur et traînait sur les dalles du Palais-Royal les plis de son immuable carrick.

    J'ai su l'histoire de cet homme. Il s'appelait M. de Saint-V***, et était le beau-frère d'un des plus spirituels acteurs du Théâtre des Variétés, aujourd'hui éloigné de la rampe. Jadis M. de Saint-V*** avait mené une existence brillante, légère, amoureuse ; à l'époque de la première révolution, c'était un petit-maître accompli, avec un brin d'épée sous la basque et du fard au talon. Un des premiers il avait émigré à Coblentz. Là, on ignore si, à l'instar de plusieurs courtisans, il remua des salades ou s'il donna des leçons de danse pour vivre.

    Sous le Directoire, M. de Saint-V*** était déjà bien déchu : il courait la province en compagnie de comédiens et de comédiennes, donnant des représentations partout où il y avait une grange ou une salle municipale ; menant l'existence accidentée et flottante de Desforges, de Pigault-Lebrun, de Plancher-Valcour et de Mayeur de St-Paul ; dînant trop ou ne dînant pas ; usant son coeur en galanteries vulgaires, et voyant chaque jour s'effacer en lui les traces distinctives de sa noblesse et de son éducation.

    Lorsque vint l'Empire, il acheta un carrick, - ce même carrick qui a fait notre étonnement et que nous avons froissé tant de fois. Avec ce carrick, il trouva encore le moyen de coqueter pendant quelque temps ; puis enfin de décadence en décadence, il arriva jusque devant la porte du Théâtre-Séraphin, que dirigeait alors François Séraphin, successeur et neveu de Dominique Séraphin, le grand, le fondateur. M. de Saint-V*** possédait de remarquables restes de haute-contre ; on l'engagea, lui et son carrick, en qualité d'aboyeur.

    Tristesses de ce monde ! - Pendant plus de vingt ans l'émigré de Coblentz, le muscadin de l'an VII s'est égosillé sur le seuil de ce spectacle de marionnettes et d'ombres. Ombre lui-même, il a rivalisé de haillons avec le cynique Duclos ; il est devenu une des curiosités de ce Palais-Royal où il s'était promené si souvent en cadenettes et en habit vert ; les enfants ont ri de lui comme d'un casse-noisette, - de lui ; vicomte de Saint-V***, qui avait tenu l'emploi des Almaviva à Bordeaux et en autres lieux ! Mais de tout cela il se consolait avec la bouteille.

    Quelquefois, il voyait se rendre chez Frascati des femmes qu'il avait connues jadis et qu'il avait aimées ; des femmes aux épaules toutes nues ou toutes couvertes de diamants ; des femmes qu'eût admirées et peintes Gérard ou Guérin. Il les voyait passer sans qu'elles le reconnussent, et il ne s'en émouvait pas davantage, qu'elles s'appelassent Euphrosine ou Aglaée, Aspasie ou Héro. Lui continuait à crier, stoïque et insinuant : - Entrez, messieurs et mesdames, le spectacle va commencer ; vous allez voir la Belle et la Bête, le Voltigeur mécanique et le Magicien Rotomago...

    Et puis, comme je viens de le dire, il aimait la bouteille. Avec cela, on devient aisément philosophe, dans le sens banal et poétique attaché à ce mot ; avec cela, on oublie d'abord ses douleurs, et insensiblement on arrive à pardonner à ceux ou à celles qui vous les ont faites. C'est le véritable baume de fier-à-bras dont parle Cervantes dans son roman. Parfois, M. de Saint-V*** passait deux ou trois jours sans paraître à son poste accoutumé ; quand il n'aboyait pas, il buvait. On le rencontrait alors sur les hauteurs de la montagne Sainte-Geneviève, dans quelque cabaret de la rue Clovis ou de la rue de l'Epée-de-Bois, perdu dans un sourire heureux ou endormi dans son carrick.

    Sur les derniers temps, ses absences devinrent plus fréquentes. Sa voix s'éteignait aussi, son regard était rentré dans la coulisse, il marchait difficilement. Il arrive un moment où les vieillards, ces représentants d'un autre âge, doivent se trouver bien effarés ou bien accablés du poids du passé qu'ils portent sur leurs épaules. Songer qu'alentour les jeunes gens se disent : - Voilà le dix-huitième siècle ! Et n'avoir, Atlas indigne, que le vêtement troué de M. de Saint-V*** pour cacher sa honte ou draper sa dégradation !

    La fin de ce pauvre homme arriva tout à coup, en une enjambée. Un soir qu'il récitait son boniment sur une note plus lugubre et plus basse que de coutume : - l'Oiseau bleu... le Pont-Cassé.... la Chasse aux Canards... - il tomba soudainement. Les passants s'amassèrent autour de lui et voulurent lui prodiguer du secours ; mais tout était inutile : M. de Saint-V*** ne vivait plus.

    Dans l'intérieur du Théâtre-Séraphin, on chantait :

    Les canards l'ont bien passé,
    Tire lire lire, tire lire laire ;
    Les canards l'ont bien passé,
    Lire lon fa.


    IL PLEUT, IL PLEUT....

    S'il y a un chapitre à écrire, c'est principalement sur la fange proverbiale des trottoirs parisiens. Après l'eau, l'air et le feu, la boue peut être classée, du moins sur cette partie du globe essentiellement crottée, comme un nouvel élément et prendre place en cette qualité dans les manuels de physique. Comment la boue se produit d'un instant à l'autre, c'est un phénomène, une énigme. Dix minutes d'une pluie volante suffisent pour changer en cloaque le quartier tout à l'heure le plus net et le mieux entretenu. - Mais peu importe au bourgeois de Paris ! au contraire ; le bourgeois va à la pluie comme le fer à l'aimant, le papillon à la chandelle. C'est sa glu, à lui. C'est juste au moment où le ciel se rembrunit, qu'il songe à l'affaire importante qui l'appelle à l'autre quartier de la ville ; et point ne remettrait si belle partie au lendemain. Néanmoins, comme le bourgeois de Paris est un homme prudent et de précautions, il se munit du parapluie, ce roi des meubles ; et le voilà qui se met en route, après avoir déclaré que cette pluie ne serait rien. - Remarquez bien qu'il est persuadé du contraire ; sans cela il ne serait point sorti. - Mais quelle jouissance pour lui et quelle noble conquête de choisir le pavé le plus propre a u milieu de ces pavés engloutis par l'averse ; de disputer aux plus opiniâtres le trottoir du côté des maisons ; de hausser et de baisser alternativement son parapluie selon la taille des passants, tout en risquant de l'accrocher dans les enseignes ou d'éborgner ceux qui sortent des magasins ! Il ferait dix lieues de la sorte, sans s'apercevoir qu'il est trempé jusqu'aux os. De temps en temps, et pour l'acquit de sa conscience, il hèle un omnibus qui l'éclabousse, mais il a bien le soin de ne s'adresser jamais qu'au plus complet. S'il a l'occasion de passer sur la place du Carrousel, il la saisit avec empressement, dût-il même être forcé de faire un détour pour cela. Il peste contre le vent, il maudit les gouttières et les ruisseaux, mais ce n'est pour lui qu'un thème purement de convention. Examinez plutôt l'aimable expression de sa figure, lorsque la violence de la pluie le force à se réfugier sous une porte cochère. - Ah ! messieurs, quel abominable temps ! s'écrie-t-il en saluant avec urbanité. - Vient-il à monter chez un de ses amis, la scène prend alors un aspect plus héroïque ; c'est avec une orgueilleuse satisfaction et un sourire de conquérant qu'il s'entend adresser des reproches sur son imprudence : - comment avez-vous pu vous décider à sortir par une pluie semblable ? C'est de l'entêtement, de la folie ! vous en ferez une maladie, bien certainement ; voyez un peu comme l'eau ruisselle de votre redingote ! - C'est vrai, répond-il, et de mon chapeau aussi. - Ainsi fait le Parisien, cet homme souverainement heureux, qui prend le temps comme Dieu le lui envoie, et qui ne se plaint autrement que pour la forme ; être à demi aquatique qui passe à travers les plus grandes tempêtes, sans en presque rien sentir. - Pour un Parisien qui attrapera un rhume de cerveau à s'être mouillé les pieds une demi-journée, trente Provinciaux gagneront une fluxion de poitrine. Mais le Parisien est une plante qui a souvent besoin d'être arrosée par l'eau du ciel.


    COMMENT SE FONT LES VAUDEVILLES

    Il y a un vaudevilliste nommé D***, qui est très-mélancolique et qui ne peut trouver les sujets de ses vaudevilles qu'en suivant les enterrements. Enterrement de ses amis ou de ses ennemis, peu lui importe. Il sort de chez lui, il prend des gants blancs, qui lui ont facilité déjà plusieurs situations ; il revêt un habit noir instigateur de couplets, il se met à la queue du convoi et penche la tête d'un air navré. A vrai dire, il serait très-embarrassé de nommer le mort qu'il suit, mais il ne s'en préoccupe que médiocrement ; ce qu'il guette, c'est une idée nouvelle, c'est un dénoûment curieux, une exposition inusitée. Il a déjà fait de la sorte plusieurs pièces d'un fort comique et d'un entrain délicieux. Lorsqu'il trouve un calembour sur le bord d'une fosse, il s'estime l'homme le plus heureux du monde. D*** est d'ailleurs un convive charmant, qui improvise de spirituelles chansons au dessert.

    A la première représentation de son dernier vaudeville, il portait au coude gauche un crêpe, - qu'il avait oublié d'arracher.


    OU L'ON CULTIVE LES ROSIÈRES

    Nanterre est un village coquet, situé entre Colombes et la forêt de Saint-Germain. Les femmes y sont toutes habillées de robes de la couleur des tomates ; on y vend des gâteaux beurrés et l'on y entend, mêlé au son des cornemuses, les pscht, pscht du chemin de fer. L'idylle est traversée par une locomotive.

    Ceux de Nanterre, comme on s'exprimait dans le vieux langage, couronnent une rosière tous les ans. Quand nous disons tous les ans, c'est tromperie. Il n'y a pas eu de couronnement en 1848, à cause de la révolution ; mais à présent les choses ont repris leur train ordinaire.

    - Bonjour, monsieur le bailli et monsieur le tabellion ; Blaise, va-t'en chercher ton tambourin et faisons danser un peu les jeunesses du pays. Une rosière ! la peste ! quel excellent gibier d'opéra-comique !

    La rosière de Nanterre figure d'une façon plaisante au milieu de notre époque. Il y a comme cela deux ou trois coins de terre en France où l'on s'occupe de cultiver la vertu, de même qu'on s'occupe de cultiver les dahlias et d'élever les vers à soie. Tout est procédé aujourd'hui. Seulement le nombre des villages éleveurs s'amoindrit de jour en jour. Nanterre et Salency font bonne contenance encore ; mais leur vertu fait peine à voir, tant elle est laide et piteusement fagotée. C'est de la vertu quand même. Salency surtout, ce bosquet peint par Greuze, - n'est plus maintenant qu'un taudis bas Breton, un repaire de Maritornes. Ses habitants ont le rosièrisme passé dans le sang, et, pour n'avoir point voulu se mêler avec leurs voisins, leurs générations s'en vont petit à petit, crétinisées, bossuées et bancalisées par la vertu.

    C'est la comtesse de Genlis, - la petite Georgette, comme on l'appelait, - qui s'est vantée d'avoir découvert les rosières de Salency : «J'avais dix-huit ans. Salency est à quatre lieues de la terre que j'habitais, et j'ignorais jusqu'au nom de ce village, devenu si fameux depuis. Nous jouions la comédie ; l'un de nos principaux acteurs nommé M. de Matigny, était en même temps magistrat de Chauny et bailli de Salency. Un jour que nous voulions le retenir à coucher, pour faire une répétition le lendemain, il nous dit qu'il était obligé d'aller dans un village voisin. - Et pourquoi ? lui demandai-je. - Oh ! répondit-il, pour cette bêtise qu'ils font là tous les ans. - Quelle bêtise ? - Il faut que j'aille, en qualité de juge, entendre pendant quarante-huit heures, tous les verbiages et tous les commérages imaginables. - Et sur quel sujet ? - Il s'agit d'adjuger, non pas une maison, ou un pré, ou un héritage, mais une rose... Alors on ne donnait rien qu'une rose à de pauvres filles qui manquaient souvent de pain. «La curiosité de madame de Genlis eut cela de bon, que M. Lepelletier de Morfontaine, qui l'accompagnait, fonda une rente perpétuelle de deux cents livres pour la rosière de Salency. - A Nanterre, la rente est de trois cents livres.

    La rosière de cette année a pour nom mademoiselle P*** ; elle demeure à l'extrémité du village, dans la maison dite Maison des voleurs. Déjà vous me demandez si elle est jolie. Mais comment peut-on être jolie avec des gants de coton blanc, comme la pauvre fille en portait ? Cependant elle a la beauté du diable, si cette expression mal sonnante peut s'appliquer à une vierge. Ne faisons point trop fi de la beauté du diable, et n'allons point quérir un goupillon d'exorcisme ; bien heureux ceux qui la possèdent ! En ces diaboliques temps que nous nous sommes faits, tout nous vient un peu du diable.

    La cérémonie a eu lieu dans l'église de Nanterre, auprès du puits miraculeux de sainte Geneviève. Un groupe de petites filles portait la couronne de roses, douillettement posée sur un coussinet de velours. Derrière le tambour, entre le maire et son adjoint, la rosière venait, les yeux bas, rougissante et modestement embarrassée de sa vertu. Elle était accompagnée de la rosière de la dernière année : cela faisait deux rosières. L'église était pleine jusqu'au clocher, où toutes les cloches mises en branle dansaient leur vacarme réjouissant.

    Deux monstrueux sapeurs se tenaient, ornés de leur hache affilée et brillante, de chaque côté de l'autel. Au premier aspect, nous n'avons pas bien compris ce rapprochement entre les sapeurs et les rosières. Il y en avait un surtout qui ressemblait comme deux gouttes de sang à un tortionnaire des gravures d'Albrecht Durer. Il a donné le frisson à mademoiselle P*** quand elle a levé les yeux sur lui. A quelque distance de ces hommes on remarquait les anciens du village, avec des noeuds de rubans bleus à l'épaule et des houlettes pavoisées de la même nuance. Puis la famille populeuse de la rosière, pour laquelle des bancs dans le choeur avaient été réservés. Ce tableau naïf et remuant, au milieu duquel poudroyait un rayon de soleil fièrement transversal, donnait frais au coeur comme un bon réveil.

    Le soir, la rosière a paru un instant au bal Morel, sur la pelouse, - à quinze pas des blés de Nanterre, où se mélangent si joyeusement pendant deux lieues de chemin le rouge des coquelicots, le bleu des bleuets et le jaune des navettes.

    On trouve aussi des rosières au pays de Montesquieu, au château de la Brède, - un joli château, trempant ses pieds dans l'eau comme la sarcelle. - Mais le meilleur pays de production, c'est sans contredit le département de Lot-et-Garonne. Au mois de janvier 1846, je me suis trouvé à l'apothéose des vestales de Tournon, avec Jasmin, le barbier-poëte. Ce jour-là, vingt et une couronnes ont été distribuées par la commission syndicale. Vingt et une rosières d'un seul coup de filet ! - Qu'on vienne parler de Nanterre après cela. - Il est vrai que ces jeunes filles laissaient beaucoup à désirer sous le rapport des grâces, et que la quantité suppléait largement à la qualité. A peine en ai-je remarqué une, une seule, presque enfant, un peu mignonne, tout étonnée, - rosière avec des yeux de Rosine, - et sur le visage de laquelle, comme disait Jasmin en patois, roses et lis étaient escrapoutis.


    LE PEINTRE DES MORTS.


    Comme la nuit j'ai peur du diable
    Et que je cains les revenants,
    Je mets la chandelle sur la table
    Et je ferme les contrevents.

    Ces vers d'une chanson campagnarde me sont rentrés dans la mémoire un soir de la semaine dernière pendant que l'on causait fantômes et seconde vue chez un de nos collègues. On avait vidé le sac aux effrois et rappelé des choses terribles : les apparitions du boulanger François, les chasses du grand veneur de Henri IV, les fièvres chaudes de Guilbert de Pixérécourt. Chacun de nous, plus ou moins, s'était senti tirer les pieds passé minuit, ou avait vu, - comme je vous vois, - une figure blanche, au pied du lit accoudée.

    La conversation, toute frissonnante, s'en allait de la sorte, tour à tour provoquant l'incrédulité ou forçant la foi, lorsque le musicien V*** fut amené à raconter une histoire très-étonnante et très-effrayante, malgré son côté goguenard, ou plutôt à cause précisément de son côté goguenard.

    La voici :
    - Mon père, dit la musicien, était, comme vous le savez, un peintre intelligent et estimable ; on l'appelait souvent pour peindre les gens après leur mort, triste spécialité dans laquelle il avait réussi à se faire une réputation. Il m'emmenait quelquefois avec lui, pour m'aguerrir, disait-il, mais plutôt, je crois, pour s'aguerrir lui-même, et aussi pour l'aider dans ses funèbres préparatifs.

    Ordinairement il faisait la barbe aux défunts, avant de les peindre ; il les cravatait quand c'était des hommes, il leur peignait les cheveux et leur faisait la raie. Aux femmes, il mettait des chapeaux à plumes, des colliers, des gants ; il leur frottait les joues avec de l'esprit de vin pour rappeler les rougeurs évanouies.

    Un jour, mon père fut mandé par un riche étranger, un Russe, dont la femme venait de mourir. - Allons, petit, donne-moi ma boîte à couleurs, et viens avec moi. - J'aurais autant aimé rester à jouer du violon, mais je n'avais pas le choix. En sortant, mon père me mit sous le bras un roman qui venait de paraître et qui faisait quelque bruit, le Cocu, par Paul de Kock.

    Arrivés à la maison mortuaire, nous trouvâmes le Russe en proie à la plus vive douleur ; il nous conduisit en sanglotant auprès du lit de la morte, et nous eûmes toutes les peines du monde à lui faire comprendre qu'il fallait absolument qu'il se retirât afin que nous puissions travailler. Une fois seuls, mon père disposa la dame, la coiffa d'un bonnet à rubans et lui plaça un bouquet de roses au corsage. Je la vois encore ; c'était une personne imposante et de grande taille ; elle semblait respirer, et de temps en temps se dégageaient de son corps les derniers glouglous de la vie. Mon père me fit asseoir sur le lit, à côté d'elle, et, m'ordonnant de la tenir soulevée sur son séant en l'enlaçant d'un bras, il me dit de lui lire le roman que j'avais apporté.

    Je me souviens que la journée était magnifique, et que, par une fenêtre ouverte, il nous arrivait un soleil éblouissant. Mais ce beau temps et les joyeusetés du Cocu, que je lisais sans interruption, ne parvenaient pas à détourner mon esprit de ce cadavre que je serrais contre moi. Il me semblait qu'il y avait dans cette lecture faite à l'oreille d'une morte quelque chose de sacrilége. Je n'étais pas rassuré, et lorsque, après deux heures de séance, je descendis enfin du lit, je crus que mes pieds étaient devenus de marbre. Mon père me plaisanta beaucoup sur ma pâleur, - et il m'enjoignit de faire une corne à l'endroit du roman où nous en étions restés...

    Ici le musicien s'arrêta comme quelqu'un qui hésite.

    - Est-ce tout ? lui demandai-je.

    - Non, répondit-il ; l'histoire a un dénoûment, et ce dénoûment c'est toute l'histoire. Mon père, qui était un esprit fort méritait d'être puni. Il le fut, en effet, mais d'une manière épouvantable, terrifiante. Appelez cela vision ou cauchemar, toutefois est-il que ses cheveux, de gris qu'ils étaient, devinrent blancs au bout d'une semaine. C'est que pendant une semaine, toutes les nuits régulièrement, la princesse russe revint lire à mon père le Cocu, de Paul de Kock.


    UNE BIBLIOTHÈQUE DE GRISETTE

    Emile Debreaux, qui fut le Gentil-Bernard des grisettes, a fait une chanson intitulée : Ne montez pas chez elles. Dans cette chanson, notée sur l'air de la Catacoua, il décrit le désordre pittoresque de leur ameublement et rit tant qu'il peut des loques éparpillées, des corsets errants, des bas qui sèchent sur des ficelles, des carafes qui implorent les coquilles d'oeufs purificatrices. Il n'oublie qu'un trait : il ne parle pas de la bibliothèque des grisettes, une des choses qui provoquent le plus l'étonnement et l'hilarité.

    Cette bibliothèque est une dans toutes les mansardes. Elle se compose invariablement d'Hippolyte, comte de Douglas, de Maria ou l'Enfant de l'infortune, - et d'un Almanach des Amours ou Almanach de la Closerie des Lilas, je ne sais plus lequel, mais il est reconnaissable par un frontispice colorié représentant des étudiants en béret qui portent triomphalement sur leurs bras une grisette, agitant en l'air une queue de billard. Sur le devant, on aperçoit un symbolique Béranger, recourbé par en haut comme une canne, et regardant passer le joyeux cortége avec un sourire - très-mal venu sur la pierre lithographique.

    Le même almanach contient presque toujours des fragments poétiques de Privat, tel que l'hymne célèbre où se rencontrent ces deux vers rimés avec une rare fierté :

    Le boulevard où l'on coudoie
    La jeune fille au long cou d'oie

    .

    La bibliothèque des grisettes a ses éditeurs particuliers et ses auteurs spéciaux. Parmi les premiers, Renault et Krabbe sont ceux dont le commerce est le plus considérable ; ils font refaire, en falsifiant le titre, les oeuvres à succès que les petits lecteurs n'ont pas les moyens d'acheter ni même de louer. C'est ainsi qu'on peut se procurer chez eux pour six sous l'Histoire du fameux comte de Monte-Cristo et de ses trésors, les Aventures de d'Artagnan et de ses trois compagnons, Mathilde ou l'Innocence d'une jeune femme, les Mystères de la Tour de Nesle, etc., etc.

    Je croyais, jusqu'à présent, qu'il n'y avait qu'un seul nom pour désigner ce trafic : contrefaçon. Il paraît que les libraires susdits, en ont trouvé un autre, qui est : réduction.

    En dehors de ces réductions, on ne distingue pas un grand nombre de romans inédits, dans le sens absolu du mot. La vogue est toujours aux Amours d'une jeune servante et d'un soldat français. Dans ce genre, Pécatier et Picquenard n'ont pas encore rencontré de rivaux.

    N'oublions pas de mentionner, au milieu de cette nomenclature, un minime bouquin, épais et carré, - de la forme d'un pavé vu au petit bout d'une lorgnette, - ayant pour titre : la Goguette de Lilliput, et orné des trois profils de Piron, de Gallet et de Collé. C'est un recueil de vieilles chansons grivoises qui menacent de se perpétuer à travers les siècles, en ramenant toujours le même sourire sur l'air de Turlurette, et le même clignement d'yeux à propos du refrain : Eh bien !... Vous m'entendez bien.

    Mais de tous les livres affectionnés par les grisettes, celui que vous êtes le plus certain de rencontrer au fond de la corbeille à ouvrage, à côté du jeu de cartes traditionnel, du dé à coudre et de l'oeuf en bois qui sert à repriser les bas, le livre le plus consulté et partant le plus recroquevillé à ses angles, celui qu'on s'empresse d'ouvrir au saut du lit, lorsqu'on est à jeun, - sur lequel on médite avec délices ou que l'on rejette avec dépit ; le confident, le conseiller, l'écho, c'est le livre intitulé diversement : la Clef des Songes, - l'Oracle des Dames et des Demoiselles, - la Voix du Destin, - l'Urne magique - ou la Sibylle couleur de rose.

    C'est en feuilletant un livre semblable, écrit par les farceurs les plus naïfs, qu'on peut se rendre compte, mieux que par la lecture de Senancourt et des romans esthétiques, de tout ce que l'âme d'une femme contient de faiblesse, de crainte, d'illogisme, d'irrésolution et de folies. Une femme qui consulte la Clef des Songes cesse d'être une énigme et un problème ; vous pouvez dès lors la dominer tout à votre aise, avec la certitude que les moyens les plus grossiers seront les meilleurs.

    La Clef des Songes ou «interprétation de tous les objets qui peuvent apparaître dans le sommeil, >d'après les plus subtils docteurs du monde», a été, j'en suis assuré, la cause de bien des mariages, de bien des séparations, de bien des suicides. Ce livre cache une importance extraordinaire sous des apparences bénignes. Qui pourrait voir, en effet, des catastrophes sous ces simples lignes, que nous copions :

    BARBE. Se la faire : réussite complète ; - à un autre : mauvais présage.
    BOUDIN. Affliction ; - en manger : surprise.
    GENDARMES. Lumière profitable ; - qui vous arrêtent : travail rémunéré.
    OIGNONS frits : lasciveté étonnante.
    HUITRE. Ouverte : satisfaction infaillible ; - fermée : embuscades périlleuses.
    JOUES potelées : joies ineffables.
    La
    Clef des Songes est quelquefois plus compliquée :
    MURAILLES. Devant soi : preuves d'impuissance ; - qu'on surmonte : amélioration ; - avec un fossé : emblême menaçant ; - tomber d'une muraille :
    plaisir incomparable (oh !).

    D'autres fois, elle est littéraire et railleuse :
    JOURNAL. En lire un: perte de tranquillité.
    NAVET. Esprit improductif et froid. (Cela est évidemment une flatterie à l'adresse de l'auteur des
    Libres Penseurs).
    TRAGÉDIE. En voir jouer : tristesse, pâles couleurs.
    Le plus souvent, la
    Clef des Songes accumule comme à plaisir des impossibilités :
    BRAS musculeux : triomphe.
    COURONNE. Dignité personnelle ; - si elle est d'os de mort, avec des feuilles de saule : destruction. (Qui diable peut voir en rêve une couronne d'os de mort, et
    avec des feuilles de saule encore !)
    NOMBRIL. Voir son : c'est être dans la bonne voie pour le royaume des cieux.

    Ce dernier est le plus étonnant, et nous n'en citerons pas d'autres.

    Beaucoup cependant, parmi les femmes qui consultent la Clef des Songes, ont réclamé le droit de monter à la tribune et de faire des lois !

    L'Oracle des Dames et des Demoiselles surpasse encore en extravagante puérilité la Clef des Songes : il répond à «toutes les questions sur les événements et les situations diverses de la vie» ; la dernière édition en a été corrigée et augmentée d'après les manuscrits des savants Etteilla, Lavater et Julia Orsini. C'est cet oracle qui, à l'éternelle question : Que fait maintenant la personne à laquelle je pense ? ne manque jamais de répondre : Elle soupire après le jour qui vous réunira.

    Ou bien : Serai-je bientôt mariée ? - Oui ; avec ton petit brun.

    Ou bien : Comment finira l'affaire de coeur qui m'occupe ? - Une coquette te supplantera.

    Ou bien : De qui dois-je attendre la fortune ? - Des heureux que tu feras.

    Ou bien : Que pense-t-on de moi dans le monde ? - Ne cherche pas à le savoir. (Quelquefois l'Oracle est moins poli, il répond : On te trouve prétentieuse).

    Ou bien : Aurai-je ce que l'on m'a promis ? - Oui, si tu es sûre de toi.

    Ou bien : Quel sera mon avenir ? - Tu regretteras le passé.

    Ou bien : Quelle sera l'humeur de mon mari ? - Meilleure que la tienne.

    Ou bien : Dois-je profiter de mes beaux jours ? - A ton âge on ne fait pas de pareilles questions.

    Il faut avouer que les grisettes sont de bonnes personnes, n'est-ce pas ? Et ceux qui les ont tant calominées n'avaient pas sans doute visité, comme nous, leur bibliothèque.


    LA FILLE ROUGEOLINA

    «La fille Rougeolina, dite Petite-Clère ou la Tête de Veau, était attablée, dans un cabaret de la rue aux Fèves, avec la Muette de la Cité, quand tout à coup...»

    N'ayez pas peur. C'est tout uniment un passage du journal de ce matin que nous venons de copier ; non pas un extrait du feuilleton, mais un simple fait-Paris, la chose la plus commune du monde. - Qui est-ce qui disait donc qu'il n'y avait plus maintenant ni mystères ni chourineurs ? Rougeolina, la Muette de la Cité, la Tête de Veau ! ne croirait-on pas avoir sous les yeux des personnages sortis tout palpitants d'un souterrain de mélodrame ? Soyez tranquilles, le pittoresque n'a pas seulement élu domicile dans le roman ; il y a encore, au fond de la vieille Cité, une douzaine de gaillards qui ne s'entendent pas mal à la triture des incidents dramatiques et qui, les bras retroussés jusqu'au coude, écrivent encore, dans le vin et le sang, des histoires toutes frémissantes de passion.


    LES COMÉDIENS APRÈS LA COMÉDIE

    Nous voulons parler des comédiens retirés du théâtre. Plaignons-les de tout notre coeur. En dehors de la rampe, ils ne traînent plus qu'une existence stérile et ennuyée ; ils ne savent que faire, ils respirent mal, on dirait qu'une machine pneumatique les oppresse. Nous avons vu Elleviou, marié richement, rôder autour de l'Opéra-Comique, avec des soupirs de tristesse et d'envie ; le moindre figurant à cinquante francs par mois lui semblait plus heureux qu'un empereur.

    Nous avons vu Saint-Prix, dans sa maison de campagne des bords de la Seine, guetter des villageois pour leur réciter des tirades entières de Mithridate. D'autres, devenus rentiers ou maires de commune, reviennent de temps en temps se glisser dans les cafés obscurs, où ils serrent la main à leurs vieilles connaissances, la basse-taille de Moutauban, le trial de Nantes et cette éternelle famille dont les membres s'appelaient hier encore Florimon, Saint-Ange, Valsain, Belval, Mélincour, Doliban et Rosambeau. - De plus honteux et de plus tristes s'enferment dans leur cabinet ; ils tirent d'un coffre à secret le costume des jours anciens ; ils s'habillent comme pour la représentation ; mais qu'ils ont maigri, justes Dieux ! la culotte de peau des Deux Edmond grimace laidement sur les cuisses ; l'habit trop large pend, flétri, sur les épaules. - Ils marchent et se pavanent devant leur miroir ; à voix basse ils fredonnent un couplet sur le timbre : Du moineau qui te fait envie ; ils font de grands pas, ils tuent, ils pardonnent, ils maudissent, ils donnent et reçoivent des coups de pied, ils parlent à la cantonnade, ils rient aux éclats, et puis, s'apercevant soudain de leurs cheveux blancs, de leurs rides sur lesquelles le fard ne prend plus, de leur maigreur sarmenteuse, de leurs mains qui tremblent et de leur bouche édentée, les voilà qui ouvrent de grands yeux, qui s'arrêtent, et qui se laissent tomber sur le vieux coffre, - en pleurant.....

    C'est qu'ils se rappellent ces nuits illuminées dont ils étaient les héros ; les doux regards des avant-scènes reviennent leur percer le coeur ; ils voient le souffleur dans son trou, inquiet, attentif :
    - A propos, se demandent-ils, qu'est devenu ce pauvre Édouard ?

    C'est le nom du souffleur ; ils s'attendrissent sur le souffleur et sur le concierge, et sur le chef d'accessoires, et sur le machiniste, bien qu'un jour il ait laissé tomber un arbre sur leur dos, puis un autre jour une maison tout entière. Mais bah ! c'étaient bagatelles, et comme ils seraient heureux maintenant si le même machiniste voulait bien avoir la complaisance de les écraser sous toute une ville !

    Rien ne peut leur rendre le théâtre ni leur en tenir lieu, à ces âmes en peine ; le théâtre, cet enfer qu'on aime ! Rien ne vaut pour eux cette suprême jouissance de venir placer son oeil au trou du rideau et d'entendre les accords grinçants de l'orchestre. - N'oubliez pas de me donner ma lettre à la quatrième scène, lorsque je me trouve avec le vieux général. - Ai-je mon billet de logement ? dit Almaviva, au moment de faire son entrée ; et il se tâte. - Oh ! les beaux et furieux battements de mains ! Et, par-ci par-là les jolis rires d'enfants ! - Tenez (c'est toujours le comédien retiré du théâtre qui parle), il y a surtout en haut, dans un coin des quatrièmes, une jeune fille du peuple, mal vêtue, qui ne manque pas de venir un seul dimanche et qui écoute de toute son âme, les yeux fixes et brûlants, les mains crispées sur le rebord du paradis. Je la reconnais bien. Je ne le dis à personne, mais, voyez-vous, cette enfant, c'est mon talent, c'est mon ouvrage, c'est mon amour. - A la place où elle se mettait, j'ai coupé pieusement un morceau de vieux velours de la banquette.


    L'AMOUREUX D'UNE OMBRE CHINOISE

    Les Ombres Chinoises ont presque absolument manqué d'historiens, malgré le rang exceptionnel et bizarre qu'elles occupent dans les annales du théâtre. Bien peu de critiques se sont inquiétés jusqu'à présent de ces drames découpés en noir sur un fond lumineux, de ces petits personnages profondément fantastiques qui n'appartiennent ni à la classe des marionnettes, ni au peuple grossissant et multicolore des lanternes magiques.

    Celui sur qui nous avions longtemps compté pour remettre les ombres chinoises en honneur, le seul d'entre nous qui nous parût spécialement apte à ce travail, c'était Edouard Ourliac, qui avait la parade et l'amour de Fantoccini passés dans le sang. Edouard Ourliac avait publié dans le Journal des Enfants une série de proverbes picaresques et napolitains qui témoignaient d'une vive connaissance du fil d'archal et du ressort.

    On rencontrait souvent, bien souvent, Edouard Ourliac assis dans un petit coin du théâtre Séraphin, près du joueur de piano qui figure l'orchestre. Il était révérencieusement attentif ; et ses yeux non plus que ses oreilles ne quittaient la scène d'un instant. Il avait le rire approbateur ; et quelquefois il assista à deux représentations dans la même soirée.

    Mais aujourd'hui l'auteur des Nazarille est mort, mort ainsi que Charles Nodier qui, lui aussi, avait de naïves tendresses pour le poëme du Pont Cassé.

    Depuis des années, nous hantons la salle Séraphin et nous y goûtons de l'agrément comme une nourrice, de l'agrément sans remords et sans paradoxe. Jamais au sortir de la Chasse aux Canards la moindre pensée mauvaise ne nous est venue ; l'Ane Rétif a toujours laissé notre conscience pure et fraîche comme le jet d'eau du Palais-Royal, devant lequel nous passons en nous retirant. Les pièces du long des boulevards, où l'on se tue et où l'on crie, ne sauraient donner ce sommeil baigné d'innocence, à peine agité par une douzaine de silhouettes légères qui dansent en rond sur notre estomac.

    Nous avons été pendant six mois amoureux d'une petite ombre chinoise qui avait un profil délicieux, et en guise d'oeil un trou par où passait la flamme de la coulisse. Sa bouche était mécanique, et s'ouvrait et se refermait avec un sourire que nous n'avons jamais trouvé que chez elle. De plus elle possédait un corsage dessiné supérieurement, une taille à fourrer dans une bague chevalière, et un jupon court qui montrait deux vrais pieds de Chine. Ainsi bâtie, babillarde et leste, elle nous ravissait l'âme. On distinguait à peine le fil qui la faisait mouvoir par en bas.

    C'était une ombre chinoise toute neuve. Elle avait dû coûter quelque chose comme six francs.

    Je l'avais vue débuter par le rôle de Fanchon, la marchande de bouquets, dans les Cris de Paris, cette pièce où j'ai toujours remarqué ces deux vers adressés à Polichinelle par un faraud, en costume de Cadet Buteux :

    Si le cuir de tes reins a besoin qu'on le tanne,
    Mon pied pour t'obliger fera l'offic' d'un' canne !

    Elle eut beaucoup de succès et elle chanta le couplet final de manière à enlever les suffrages. Dans mon enthousiasme, j'allai jusqu'à me lever de mon banc et à lui jeter un bouquet qui rebondit sur la toile transparente...

    Depuis cette soirée je ne manquai pas une seule de ses représentations. Parfois il me semblait qu'elle me saluait et me souriait imperceptiblement, lorsqu'elle se tournait de mon côté.

    Il est vrai que chaque fois, claqueur solitaire, je ne manquai jamais de lui faire une entrée.

    C'était une grande actrice. Elle avait de la verve, de la mémoire, quelques traditions ; elle savait principalement se tourner, ce qui est l'écueil des ombres chinoises inexpérimentées. Sur ma conscience, je crois qu'elle eût fait dans l'avenir un des talents les plus remarquables de Paris.

    Pour moi j'en étais devenu fou. Je fis tout mon possible pour obtenir mes entrées dans les coulisses. Ce fut en vain. Je lui écrivis plusieurs billets doux qui restèrent tous sans réponse.

    Cet état de choses durait depuis plusieurs mois lorsque un soir d'avril dernier, à mon vif étonnement, je vis apparaître dans les Cris de Paris une autre Fanchon que ma Fanchon, une autre bouquetière que ma bouquetière. Les bras m'en tombèrent. La débutante était massive, engoncée, sans grâce, sans tournure ; ses bras jouaient à tort et à travers ; elle remuait sans raison le menton et les jambes. Et puis son oeil était si mal percé !

    Je n'attendis pas la fin de la pièce pour me précipiter hors de la salle, et je réclamai le régisseur.

    Le régisseur, qui était l 'ouvreuse, parut.

    Hélas ! il m'apprit que mon ombre chinoise était morte, morte sans rémission ! L'avant-veille elle s'était cassé un ressort ; et le directeur, ne voulant pas faire la dépense d'un raccommodage, l'avait supprimée et remplacée par la petite malheureuse que je venais de voir.

    Un profond soupir sortit de ma poitrine, et je jurai de n'avoir plus désormais aucun amour de théâtre.


    CE QU'ON ÉCRIT SUR LES MURS

    On a, de tout temps, écrit sur les murs.

    La première inscription de ce genre commence au Mané, Tecel, Phares, de phosphorique mémoire.

    Le peuple, qui n'a pas de quoi payer un imprimeur, écrit sur les murs sa malédiction ou sa vengeance : A bas quelqu'un ou quelque chose !

    En sortant des Tuileries, après la journée du 10 août, il écrit sur les murs : Magasin de sire à frotter. Plus tard, il colle au front de tous les monuments les trois mots sacramentels : Liberté, égalité, fraternité.

    Pasquin et Marforio écrivaient sur les murs leurs diatribes ardentes contre la Rome des papes et des courtisanes.

    L'exemple fut suivi dès lors par beaucoup de poëtes :

    .... Tel autrefois Faret
    Charbonnait de ses vers les murs d'un cabaret.

    Voltaire écrivit les premiers chants de la Henriade sur les murs de la Bastille. Mais le gouverneur d'alors, qui n'avait pas le goût des autographes, - surtout dans un tel format, - fit étendre, après le départ du poëte, une couche de badigeon sur les quatre feuillets de son cachot.

    Hoffmann barbouillait, de ses croquis emportés et de ses épigrammes au fusin, les tavernes de Berlin et de Dresde.

    C'est un mot sur un mur : ÀNÀGKH qui a fourni à Victor Hugo son curieux roman dans le genre de Walter-Scott : Notre-Dame de Paris.

    Dans les casernes, dans les tribunaux, dans les salles de spectacle, tout le monde écrit sur les murs. Voici la chanson d'un soldat, copiée sur les murs d'un corps de garde.

    L'autre soir, je m'attardai trop
    A tes côtés, belle Collette !
    En vain, pour arriver plus tôt,
    En te quittant j'ai pris le trot.
    L'adjudant, qui toujours me guette,
    M'a mis la main sur le garrot.

    Il voudrait te faire la cour,
    Et je m'aperçois qu'il enrage
    De nous voir aller chaque jour
    Vider un litre à Beau-Séjour.
    Il bisquera bien davantage
    Si tu me gardes ton amour.

    L'écolier écrit sur les murs de la cour de récréation, et en autres lieux : - Vivent les vacances ! et A bas les pions !

    Il y a une vingtaine d'années, tout Paris était couvert du nom de Crédeville ; on ne pouvait faire deux pas sans que ce nom ne vous jaillît aux yeux. Les crédevillistes étaient alors partagés en deux camps : ceux qui écrivaient Crédeville tout court, et ceux qui écrivaient Crédeville, voleur. Mais ces derniers étaient des grossiers et des ignorants, qui ne possédaient pas la tradition Crédeville (on l'a su plus tard) était un officier de l'armée de la Loire qui, après la péripétie du grand drame de 1815, se réfugia, avec le général Gilly, dans les Cévennes, où, selon toutes les apparences, il aura trouvé la mort en combattant les royalistes.

    La personne qui traça pour la première fois le nom de Crédeville sur les murs de Paris, ce fut une pauvre marchande de prunes, une aliénée, dont le visage gardait cependant encore des traces de distinction. Suivie et interrogée, on sut qu'avant la chute de l'Empereur, elle avait été fiancée à Crédeville, et que des revers de fortune, joints à l'ignorance où elle était du sort de son amant, avaient déterminé un ébranlement complet de toutes ses facultés. C'était le désir de retrouver Crédeville qui lui faisait écrire ce nom sur toutes les murailles. Le théâtre du Palais-Royal représenta en 1832 un vaudeville intitulé : Crédeville.

    L'époque de Crédeville est aussi celle de la poire et du nez de Bouginier

    On sait que la poire était la caricature de Louis-Philippe. Quant au nez de Bouginier, il est toujours resté pour moi un mythe inconnu.

    Crédeville, la poire et le nez de Bouginie sont reproduits sur la plus haute des pyramides d'Egypte.

    Ils ont été remplacés en ces derniers temps par Bonino, crétin ; lequel Bobino était, ou est, je crois, un élève de l'atelier de M. Picot.

    Aujourd'hui, - ce qu'on écrit sur les murs, c'est : Durançon a le sac. Avoir le sac, c'est, comme on le devine, avoir de l'argent. Cette inscription se multiplie de jour en jour, et expose aux plus grands dangers M. Durançon.


  • IVAN CHTCHEGLOV

     

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    Dans la première publication d’Internationale Situationniste (juin 1958), un répertoire définit quelques notions fondamentales : situation construite, psychogéographie, psychogéographe, dérive, urbanisme unitaire, détournement, culture, décomposition... Ces balises sont encadrées par un texte sans signature intitulé Problèmes préliminaires à la construction d’une situation et le Formulaire pour un urbanisme nouveau de Gilles Ivain aka Ivan Chtcheglov.

    Ce précis de Gilles Ivain, imagé d’une vue de Paris arachnéenne, expose les principes axiaux qui agiront sur le désir d’ambiances dont l’I.S. sera l’obusier jusqu’en septembre 1969. Ce texte rédigé en octobre 1953 réunit en phares des éléments si souvent développés par Debord.

    Ceci :

    « L’architecture est le plus simple moyen d’articuler le temps et l’espace, de moduler la réalité, de faire rêver. »

    « Une maladie mentale a envahi la planète : la banalisation. Chacun est hypnotisé par la production et le confort – tout-à-l’égout, ascenseur, salle de bains, machine à laver. »

    « L’activité principale des habitants sera la DERIVE CONTINUE. Le changement de paysage d’heure en heure sera responsable du dépaysement complet. »

    Or ce précis, mis en page par Guy Debord, fut livré coupé.

    Quels espaces de pensée ont été écartés ?

    Pourquoi ?

    Jean-Marie Apostolidès et Boris Donné dans leur biographie d’Ivan Chtcheglov tentent de remplir le vide. Ils nous permettent de mieux connaître ce sujet russe, né en 1934, devenu Lettriste et qui émettait des étincelles de pensées-sources et le projet de déboulonner la Tour Eiffel.

    Pour comprendre tout à fait cette figure admirée de Debord, il est nécessaire de lire les Ecrits retrouvés (en attendant que surgissent d’autres pages) où l’on découvrira que l’initiateur des dérives fut également peintre. L’ouvrage rassemble un choix d’œuvres comprenant notamment de rares métagraphies.

    Comme Stanislas Rodanski se fit appeler Lancelo (car son parcours était une quête), Ivan Chtcheglov avait pris le nom d’Ivain, marquant ainsi son adhésion à la Table Ronde qui niait toute préséance.

    Comme Rodanski, Chtcheglov fut interné dans les services psychiatriques (où il termine ses jours) qui recueillent ainsi ceux qui apportent l’épée dans ce monde. Guy Darol

    Ivan Chtcheglov, profil perdu. Jean-Marie Apostolidès et Boris Donné. Allia, 15 €

    Écrits retrouvés, Ivan Chtcheglov. Allia, 15 €

     

     


    www.editionsallia.com

     

     

     

  • HENRI CALET


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    Henri Calet (1904 – 1956) pratiquait l’évocation à contresens. Son œuvre regarde la vie qui s’enfuit. « La vie, un petit mot d’une syllabe, presque un soupir », note-t-il dans Le Tout sur le tout, le livre par lequel je l’ai découvert. C’était à Montpellier, l’été 1980. Une commotion. Dès lors, je devais tout lire. Sans doute est-il avec André Hardellet, Joseph Delteil, Luc Dietrich et François Augiéras, l’auteur que j’ai le plus relu. Selon les circonstances de mon existence brinquebalée (souvent bancale), j’ai soigné mes déceptions et mes tristesses au contact de ses mots lucides. Par exemple, Monsieur Paul me fut bien utile, lorsque ma fille âgée d’un an me fut soustraite. Sa mère s’en étant allée avec jouets et bagages, je fus seul,  longtemps, attaché à mes livres comme le naufragé à sa planche. Le récit de rupture que raconte Calet m’aida à supporter l’arrachement. Monsieur Paul cautérisa et m’encouragea à lutter. Je ne voulais pas connaître le sort de ce père que l’époque (très probablement) oblige à baisser les bras. C’est bien paradoxal mais la déréliction de Calet agit sur moi comme un tube de vitamines. Elle me fortifie. Sans quoi, ses expéditions à rebours, voyages presque toujours mélancoliques, laissent peu d’espoir au lecteur qui viendrait y chercher le frais. Et puis, il y a Paris dont il est l’un des porte-voix. Un étendard presque aussi vaste que Léon-Paul Fargue. La plupart de ses récits sont des hymnes à Pantruche. « Je connais cette ville à fond ; je pourrais la démonter pierre à pierre et la rebâtir ailleurs. C’est ce que j’ai fait lorsque j’ai dû m’éloigner d’elle. » Je peux dire que j’applique cette méthode à la lettre. Depuis que j’ai quitté Paris, en 1999, pour mes chemins creux de Bretagne, je m’y promène chaque jour, explorant ce fond de poche que mon père m’a cousu lorsque j’étais enfant. Avec lui, j’ai visité toutes ses rues et embrassé toutes ses façades.

    « Par précaution, j’emportais toujours avec moi Paris dans une bouteille, pour ma soif. » Henri Calet devait souvent ouvrir ce flacon lorsqu’il s’embarqua vers la rive Amérique. Il y eut dans sa vie, une mystérieuse béance, un drôle d’écart qui le conduisit à Montevideo et dans cette petite bourgade-frontière du Brésil et de l’Uruguay, à Jaguaraõ. Il évoque ce déplacement, loin de Paris, dans Un grand voyage. L’homme de la rue (grand admirateur du Lion de Belfort) devenant uruguayen et entrepreneur, cela ressemble à une double vie ou une suspecte éclipse.

    medium_Numeriser0006.2.jpgDans Montevideo, Henri Calet et moi, Christophe Fourvel se penche sur ce passé pour le moins mystérieux. Mieux, il arpente des rues, côtoie des personnages. Bref, il enquête dans l’hémisphère sud. Son livre, imagé par des photographies couleur de Lin Delpierre, ne compose pas vraiment un récit d’investigation. C’est tout d’abord un beau texte, finement écrit, dépourvu de toute espèce d’effets ou de grandiloquence. Sec un peu mais humain, à la manière de l’observé. Ce qu’il nous dit est intéressant. Il dévoile une amitié effusive, singulière, durable. Et l’on découvre à la fin de ce grand ouvrage (bien que mince, sans couenne excessive) les lettres adressées de Paris et de Vence à Luis Eduardo Pombo, frère (ou autre chose) d’Amérique. On lit la dernière lettre rédigée à celui qu’il embrasse, les derniers mots affranchis par la Poste, ultime bouteille à la mer lancée deux jours avant le voyage sans billet de retour. « La vie, en définitive, c’est vite fait et c’est bientôt dit ». Guy Darol

     

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    Montevideo, Henri Calet et moi

    Christophe Fourvel

    La Dragonne, 75 pages, 15 €

    3, rue Chanzy

    54 000 Nancy

    Diffusion Les Belles Lettres

    www.bldd.fr

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    Bibliographie

    La Belle Lurette, Gallimard, 1935 ; collection L’Imaginaire, 1979.
    Le Mérinos, Gallimard, 1937 ; Le Dilettante, 1996.
    Fièvre des Polders, Gallimard, 1939 ; Le Passeur, 1997.
    Les murs de Fresnes, éditions des Quatre Vents, 1945 ; Viviane Hamy, 1993.
    Le Bouquet, Gallimard, 1945 ; collection Folio, 1983 ; Collection L’Imaginaire, 2001.
    America, éditions de Minuit, 1947.
    Trente à quarante, éditions de Minuit, 1947 ; Mercure de France, 1964 et 1991.
    Rêver à la Suisse, éditions de Flore, 1948 ; Pierre Horay, 1984.
    Le Tout sur le tout, Gallimard, 1948 ; collection L’Imaginaire, 1980.
    Monsieur Paul, Gallimard, 1950 ; collection L’Imaginaire, 1996.
    L’Italie à la paresseuse, Gallimard, 1950 ; Le Dilettante, 1990 (épuisé).
    Les grandes largeurs, Gallimard, 1951 ; collection L’Imaginaire, 1984.
    Un grand voyage, Gallimard, 1952 ; Le Dilettante, 1994.
    Les Deux bouts, collection L’Air du Temps, Gallimard, 1954.
    Le Croquant indiscret, Grasset, 1956 ; collection Les Cahiers Rouges, 1992.
    Contre l’oubli, Grasset, 1956 ; collection Les Cahiers Rouges, 1992.
    Peau d’ours, Gallimard, 1958 ; collection L’Imaginaire, 1985.
    Acteur et témoin, Mercure de France, 1959.
    Lettres, 1935-1956, correspondance avec Georges Henein, Grandes Largeurs, n° 2-3, 1981.
    Cinq sorties de Paris, Le Tout sur le Tout, 1989.
    Une stèle pour la céramique, Les Autodidactes, 1996.
    De ma lucarne, collection Les inédits de Doucet, Gallimard, 2000.

    Jeunesses, Le Dilettante, 2003.

    Correspondance Henri Calet – Raymond Guérin, Le Dilettante, 2005

    Sur Henri Calet

    Revue Europe (n°883-884, novembre-décembre 2002).

    Le Matricule des Anges (n°65, juillet-août 2005).

    On lira avec profit

    31, allées Damour, Raymond Guérin 1905-1955, Jean-Paul Kauffmann. Berg International/La Table Ronde, 2004.

  • CLEMENT PANSAERS

     

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    Alors qu’il demeure, à Berlin,  chez l’écrivain Carl Einstein, Clément Pansaers (1885 – 1922) rejoint le mouvement Dada. Il conçoit pour Ça ira !, la revue de Paul Neuhuys, un numéro philippique intitulé : Dada, sa naissance, sa vie, sa mort et édité à Anvers en novembre 1921.

    D’un duel oratoire avec André Breton, Pansaers fait un mot en forme de boulette puante. Il le qualifie de pape « gonflé au pourpre violet de l’excommunication ».

    Dadaïste belge aussi misérablement connu que Walter Serner, Pansaers est cependant l’auteur de coups de feu tels que Le Pan-Pan au cul du nu nègre et Bar Nicanor, écrits en un style qui méprise les manières univoques, la lisibilité gnangnan, la pulsation papa-maman.

    Il cherchera, en vain, un acquiescement à ses polyfolies auprès des dadaïstes parisiens mais se moque bien vite de leurs « petites choses amusantes » sans radicalité flamme.

    Le moins propagandé des dadaïstes est le plus libertaire des poètes belges.

    Dans L’Apologie de la paresse, il invite en mélopées, à s’étendre sur une grève ensoleillée. Car c’est ainsi vraiment que se pratique la grève !

    Il dit :

    « … Tout ce qui vit cagnarde

    L’homme seul reste forçat.

    Entends-tu la joie diaphane

    des grands libertaires ? ».

    Passé inaperçu de son vivant, il connaîtra durant sa mort l’insistant appui de Louis Aragon qui l’évoquera dans Projet d’histoire littéraire contemporaine puis Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit.

    Ainsi les éditions Champ Libre publieront ses œuvres complètes en 1986.

    Aujourd’hui, les éditions Allia pointent les fumigènes sur cette littérature enragée.

    À (re)découvrir toutes affaires cessantes si l’on veut employer l’été utilement en broutant « des bruits bruts ».

    Lire mêmement Archives Dada/Chronique, Marc Dachy. Éditions Hazan, octobre 2005. Guy Darol


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    Aux Editions Allia

    16, rue Charlemagne

    75004 Paris


    Clément Pansaers, Bar Nicanor. 45 pages, 6, 10 €

    Clément Pansaers, Le Pan-Pan au cul du nu nègre. 47 pages, 6, 10 €

    Clément Pansaers, L'Apologie de la paresse. 61 pages, 6, 10 €

    www.editionsallia.com

     

  • DICK HIGGINS

    POSTFACE - UN JOURNAL CRITIQUE DE L'AVANT-GARDE

    Traduit et introduit par Nicolas Feuillie

    Editions Les Presses du Réel

    Collection L'écart absolu - Poche

    Juin 2006, 11 €

     

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    Dick Higgins (1938-1998), une des figures majeures de Fluxus, musicien, poète, chercheur, théoricien, artiste intermédia, éditeur, fonde en 1965 les éditions Something Else Press (consacrées à ses amis fluxus). Il publie ce premier essai en 1964.

    C'est un journal critique qui évoque le contexte dans lequel apparaît Fluxus entre 1959 et 1963. Il analyse sans ménagement les tendances de son époque et fustige les modes artistiques (Pop art, assemblage, Nouveau Réalisme), le Nouveau théâtre (le
    Living Theater), comme le style international en musique (musique concrète, musique électronique, Stockhausen et Cie).

    C'est un éloge de la pluralité, de la diversité  et du foisonnement, favorables au « bourgeonnement de cent fleurs » et à l'éclosion « d'un millier d'écoles de pensée », pour les amateurs, contre l'aveuglement du professionnel.

    Higgins montre la particularité des poètes-artistes, qui depuis le romantisme allemand et anglais, ont refusé la séparation entre le sonore, le visuel et l’écrit. Fluxus reprend là l’héritage dada et l’augmente.

    Extrait : Introduction, par Nicolas Feuillie (©Les Presses du réel)
    Postface, une histoire de Fluxus

    Récit, témoignage, analyse littéraire et esthétique, critique radicale, pamphlet et manifeste polémique, Postface est tout cela à la fois. La prise de position d’un homme engagé dans l’avant-garde artistique de son temps, quelqu'un pour qui l’avant-garde n’est pas un but en soi mais une exigence, une prise de risque et une quête de sens. Quête qui nécessite une remise en cause sans pitié des aînés et des contemporains. Car on peut le dire, Postface n’est pas gentil, sévère même à l’égard de nombreux auteurs et artistes, même parmi ceux dont Higgins était proche. Dans la tradition du mouvement moderne, il faut installer et circonscrire une nouvelle sensibilité dans l’histoire, montrer son caractère inéluctable, en évitant une simplification de sa problématique ; et avant tout proposer une nouvelle manière de voir le monde qui s’exprime dans des oeuvres.

    Pourtant de quelle esthétique il s’agit, cela n’apparaît pas au premier abord. Dick Higgins ne défend pas une nouvelle locution : dans son exposé, il est question seulement de « nous », c’est-à-dire lui et les artistes dont il est proche, George Brecht, Alison Knowles, La Monte Young, Jackson Mac Low, Emmett Williams, Al Hansen, Ben Patterson ou Nam June Paik, pour en nommer quelques-uns. Les artistes mêmes qui ont fait l’histoire de Fluxus. Et c’est ce qui nous intéresse aujourd’hui dans le texte d’Higgins, qu'il s'agisse de la première histoire de Fluxus, depuis sa naissance à la fin des années cinquante jusqu’à 1964, date à laquelle est écrit le texte. Mais paradoxalement Fluxus apparaît ici seulement comme une facette de la nouvelle sensibilité qui se met en place, essentiellement le nom générique de concerts qui se sont déroulés en Europe à l’initiative de George Maciunas, et non comme un mouvement formel regroupant un certain nombre d'artistes. Il ne s’agit pas d’aveuglement ou de mauvaise volonté de la part de Dick Higgins, mais d’une réalité historique. Fluxus était alors une bannière avancée par Maciunas qui pensait surtout à la réalisation d’un magazine. Les artistes participant aux concerts, ceux que défend Higgins, même s’ils avaient des points communs, pouvaient, comme l’analyse d’ailleurs l’auteur, avoir des positions relativement antagonistes. Et faire partie d’un groupe constitué n’entrait pas dans leurs intention. Ce n’est que plus tard, avec le recul, que tous ces événements ont été reliés à Fluxus – à tort ou à raison. Il y a aussi une raison plus immédiate. Maciunas devait éditer le projet d'Higgins, mais comme il l'a laissé traîné plus d'un an, Higgins créa sa maison d'édition, les « Something Else Press », dont ce texte qui accompagne un recueil de pièces, constitue le premier opus, intitulé Postface / Jefferson's Birthday. Ainsi le texte est-il intéressant à plus d’un titre. Comme document « à chaud » sur Fluxus, il nous plonge au milieu des événements ; mais avec le recul, il témoigne aussi d’un état d’esprit, celui qui présidait à l'époque même où Fluxus était le plus pleinement vivant, sans se revendiquer comme tel.

    Préparé à partir de notes prises en Europe, le texte a été rédigé relativement rapidement entre le retour de Higgins à New York en mars 1963, et la fondation des Something Else Press, le 2 février 1964. Au-delà de Fluxus, Postface est aussi un témoignage sur le New York du tournant des années soixante, celui des happenings, de l'expressionnisme abstrait, du mouvement Beat, et sur l’Europe du théâtre de l’absurde, et du foisonnement de la recherche musicale autour des cours d’été de Darmstadt. C’est une sorte de journal de bord, dans lequel Higgins expose tous les événements produits dans le théâtre, la musique et la poésie, et les réflexions que ceux-ci lui suggèrent. C'est aussi pour lui l'occasion de développer certaines théories qui lui tiennent à coeur, ou d'élaborer certaines vues synthétiques de la situation.

    Ainsi, comparant l’ancienne et la nouvelle génération, Higgins voit la scène artistique partagée entre deux figures emblématiques, à savoir Faust et Schvéïk. Faust est l’ancienne figure de l’artiste, vu comme un démiurge qui crée un monde en partant de son intériorité. C’est le personnage emblématique de l’expressionnisme abstrait autant que du mouvement Beat, celui qui incarne l’engagement intime de l’artiste dans le monde qui l’entoure, marqué par la guerre qui vient de se terminer et la menace de la bombe atomique, et par la division du monde en deux parties avec le début de la guerre froide. Face à lui, la nouvelle figure de l’artiste incarnée par Schvéïk représente un voyageur au milieu d’un monde qui lui est globalement étranger et hostile. Il témoigne, face à l’avènement d’un univers dédiée à la consommation, d'un sentiment de détachement de l’artiste, d'une aspiration à un au-delà qui s’exprime dans l’immédiat des choses. Ayant perdu tout idéal, il trouve son salut dans une empathie immédiate avec l'environnement matériel qui l'entoure.

    Higgins s'intéresse tout d’abord à la scène théâtrale. Abordant le théâtre psychologique des écrivains Tennessee Williams ou Edward Albee, il s'attarde ensuite sur le théâtre de l’absurde européen et Luigi Pirandello en particulier, avant d’en venir à Jean Genet et la jeune scène du Living Theater. Higgins se montre ici assez impitoyable, bien qu’on puisse s’interroger sur certaines de ses remarques : dans Henry IV de Pirandello, qu’est-ce que ce dîner où l’on sert un poulet, qui n’est pas dans le texte ? D'ailleurs, où a-t-il vu que les aventures de Schvéïk se terminent avec le héros à la poursuite d’un papillon ? Higgins ne sauve que les figures beaucoup plus inspirantes d'Antonin Artaud et de Marinetti, eux qui ont montré une capacité à créer un théâtre provocateur d’événements, ne se contentant pas de les mettre en scène d'une manière convenue.

    La scène poétique n’est en grande partie guère mieux lotie, qualifiée de « Going Thing », c'est-à-dire de « truc en cours », et est princip alement représentée par les poètes Beat. Avec eux, la poésie a pourtant connu dans les années cinquante une gloire particulière comme il est peu d’exemples dans l’histoire. Deux étymologies possibles expliquent son origine. « Beat » comme béatitude, celle que procure en particulier les nouvelles drogues, et « Beat » comme le battement rythmique qui est à la base du jazz, dont la poésie partage le sens du feeling, de l’expression de soi, et par le biais de l’oralité, d’une communion directe avec le public1. Si Allen Ginsberg, la figure la plus emblématique du Beat est épargné – il est à peine évoqué – les autres tenants du mouvement, comme Diane di Prima, Lamantia, etc. sont tous peu ou prou accusés d’académisme. Higgins cite une anthologie,
    The New American Poetry par Don Allen (Groove Press, 1960), comme témoin de la vacuité de la poésie actuelle ; pourtant la même année, Higgins figure avec un texte dans une autre anthologie, The Beat Scene (Corinth Books), aux côtés de Ginsberg, Ferlinghetti, O’Hara, LeRoi Jones, Paul Blackburn et beaucoup d’autres. Sans doute cherchait-il encore sa voie. Car il existe désormais d’autres figures du monde poétique qui méritent plus son attention : Jackson Mac Low, et dans un autre registre Emmett Williams, Robert Filliou et Bengt af Klintberg, qui pratiquent une poésie perfomative.

    Et à la croisée du théâtre et des arts plastiques, ce sont ensuite les happenings que Higgins décrit, ceux d’Allan Kaprow, d’Al Hansen, de Dine, d’Oldenburg, … Les happenings représentent un moment important dans le développement de la scène artistique des années soixante, c'est celui de la germination du toutes les pratiques de l'“art contemporain” au sens large2, bien qu'ils soint passés de mode assez rapidement. Peu d’artistes y sont restés fidèles après 1965. Le mot happening s'est galvaudé, à cause du Times et de Life le regrette Higgins, comme aussi Jean-Jacques Lebel, qui a largement contribué à la diffusion de cette pratique en France. Du fait en partie de cette perte de sens du mot, on a parlé ensuite de performance, mot qui se rapporte en anglais avant tout à une prestation théâtrale ou musicale, un spectacle sur scène. Mais Higgins restera fidèle aux acteurs des happenings dans les années soixante, alors que Fluxus leur était d'une manière générale radicalement opposé. Avec les Something Else Press, il offrira une tribune, l'édition de livres, à Claes Oldenburg, à Al Hansen ou à Wolf Vostell, qui est l'européen dont les happenings furent les plus ambitieux.

    Enfin, on aborde la scène musicale ; après avoir émis des doutes sur les recherches de la nouvelle génération de compositeurs de l’après-guerre, qu’Higgins range sous le nom de « Style international », qui englobe les noms de Karlheinz Stockhausen, Pierre Boulez, Bussotti, etc. – tous sont cités – apparaît en contrepoint la figure de John Cage. L’analyse est ici moins pertinente, au sens où elle réduit cette scène musicale à une recherche d’effets sonores, de processus de composition inutilement élaborés, et d’autre part à une division trop brutale entre monde européen et américain. La critique d'une musique dont la subtilité des processus ne sont intelligibles que sur le papier, et qui offre une écoute toujours similaire, n'est pas sans fondement. John Cage l'a formulée lui-même, pour justifier son recours au hasard. Néanmoins, à Darmstadt même, les idées qui seront celles de Fluxus trouveront d es échos dans l'oeuvre de certains compositeurs plus sérieux. Outre la recherche de nouvelles sonorités synthétiques, l'action était aussi une voie de recherche pour György Ligeti, Maurizio Kagel, ou Luciano Berio : eux aussi ont expérimenté l'humour et le concret dans leurs oeuvres musicales, bien qu'évidemment sans la radicalité de Fluxus. Paik lui-même, et d'autres, ont travaillé à l'occasion avec Stockhausen. L'antagonisme entre austérité mathématique et action musicale paraît moins tranchée.

    Higgins est beaucoup plus fin quand il aborde l’analyse de l’œuvre des artistes liés à Fluxus ; mais il reste loin du panégyrique, ou du simple recensement ; il analyse toujours, et son désir de saisir la pertinence de chacun est sans concession, notant quelquefois la limite de certaines pratiques, par exemple celle qu’impose toujours la volonté de choquer. On y voit un Fluxus en gestation, c'est un laboratoire où autour d’un pot commun, des options esthétiques antagonistes existent. Il avoue ainsi ne pas être en phase avec le laisser-être de John Cage et de ses meilleurs élèves, George Brecht, Ben Patterson ou Nam June Paik. Il manifeste une admiration plus grande pour le personnage et l’œuvre de Al Hansen, ou celui de Ray Johnson. À travers les critiques ou les réserves exprimées, ses enthousiasmes, il construit ses propres choix, sa propre vision de l’art.

    Cette vision, cette sensibilité nouvelle qu'il défend, apparaît avant tout comme « concrète ». Higgins déclare ainsi, « Nous aimons des choses et des activités plutôt ordinaires, quotidiennes et non-productives ». Il revendique alors un goût pour le monde dans son expression immédiate, sa contingence et son hasard ; il y a aussi la volonté d’un partage immédiat de cette expérience avec le public, qui traverse la poésie, la littérature autant que la musique. Au-delà de ce constat, l'oeuvre de chaque artiste représente des choix personnels qu'il paraît difficile de synthétiser, et au fil du récit, c'est plutôt une galerie de portraits qui se dessine, ceux des artistes qui ont participé de près ou de loin à Fluxus. On traverse ainsi le cours que John Cage a donné à la New School for Social Research, avec George Brecht, et surtout Al Hansen, l'auteur de happenings grandioses, et dont la vie est étroitement liée à l'oeuvre. On croise la figure de Maciunas, manager de Fluxus et éditeur de An Anthology, la première d'une longue série – mais ce sera après 1964. Il semble ici assez transparent, n'apparaissant que dans le conflit qui l'oppose à Vostell, à propos de projets éditoriaux. La Monte Young apparaît aussi, avec en particulier sa Composition 1960 # 7 plusieurs fois citée, pièce si fluxienne. La Monte Young a joué un rôle important, comme George Brecht, dans la construction de l'identité de Fluxus. Jackson Mac Low occupe aussi une belle place, semblant appliquer à la poésie les principes de composition de John Cage. On passe ensuite du côté européen, avec toujours dans le domaine poétique, François Dufrêne, Daniel Spoerri et Robert Filliou, ainsi qu'Emmett Williams, américain émigré en Europe, qui fréquente les cours d'été de Darmstadt où s'élabore la nouvelle musique autour de Stockhausen, et où passe Cage en 1958. Là sont aussi les deux magnifiques tenants de la musique-action, Ben Patterson et Nam June Paik. Puis ce sont enfin les concerts Fluxus proprement dit en 1962-1963, au cours desquels on découvre d'autres artistes encore, Tomas Schmit le nouveau venu, les artistes scandinaves, ou entre autres, des compositeurs japonais, non présents, mais dont les pièces sont joués : c'est Takehisa Kosugi, Toshi Ichiyanagi, c'est le premier mari de Yoko Ono – dont le nom curieusement n'apparaît jamais, malgré le rôle important qu'elle a joué à l'époque – , ou encore Mieko Shiomi ou Yasunao Tone.

    Au cours de ce récit, Higgins inscrit son oeuvre dans Fluxus, mais il ne saurait se limiter à cet aspect, se situant dans un courant beaucoup plus large. Il n’est pas dans la retenue, mais paraît toujours engagé dans un grand nombre d'activités différentes. Il est dans le happening, dans le théâtre, dans la musique. Et c'est un homme de lettres qui passe beaucoup de temps à écrire, noter, et retravailler ses notes. Toute la culture est pour lui quelque chose de vivant, et il vise à établir un dialogue dans son oeuvre avec le passé, comme il le prouvera par la suite dans son travail d'éditeur. Il ne saurait rejeter comme Maciunas « l’art mort », pour promouvoir uniquement quelque chose qui s'appellerait « non-art », et qui se réduirait à des gags, à seule fin d’éliminer le grand art en raison de son élitisme. Higgins refuse avant tout les écoles, toutes les écoles. C’est ce qui motive son refus de la scène Beat, de ce qu’il appelle Going Thing en poésie, du Style International en musique... et son mépris même envers tout nationalisme. Il n’est pas innocent que les figures qu’il semble admirer le plus, Al Hansen et Ray Johnson, sont les plus indépendantes de la scène new-yorkaise, des figures que l’on peut qualifier comme Filliou le faisait pour lui-même, d’« artistes des artistes », des gens qui ne sont jamais entrés de plein pied dans le monde de l’art, avec une production artistique tangible, commercialisable, reconnaissable ; ils sont trop inclassables, trop imprévisibles, trop bohême même pour des artistes.


    Dans l’ouvrage publié,
    Postface fait pendant à un recueil de textes, intitulé Jefferson’s Birthday, textes qui ont été écrits entre le 13 avril 1962 et le 13 avril 1963, le 13 avril étant la date anniversaire de la naissance du président Thomas Jefferson (1743-1826). Ce choix de livrer ainsi une tranche temporelle de son oeuvre correspond à une sorte de pari, celui d’un arbitraire du vivant, exposant son travail brutalement, sans sélection. On y découvre des pièces Fluxus comme les « musique du danger », des pièces de théâtre et autres type de compositions qu'il évoque dans son texte, parlant de « constellations », de « concrétions », et autres « processus musicaux ».

    Les Presses du Réel

     

     

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    JAZZ LADIES

    PAR STÉPHANE KOECHLIN ED. HORS COLLECTION

    LES MÉMOIRES DE JOSÉPHINE BAKER ED. DILECTA

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    Alors que sa biographie de Ben Harper vient de paraître aux éditions Le Castor Astral, Stéphane Koechlin (l’un de nos meilleurs écrivains sur le blues) expose en un livre sensible et engagé un beau tableau de jazzwomen. L’auteur ne se méprend pas sur l’actualité d’un certain « jazz champagne » (Diana Krall, Norah Jones) qu’il nous invite à ranger au rayon des paillettes et des plumes, rayon qui n’a rien de commun avec les trajectoires (et par conséquent la tonalité) des Mamie Smith, Memphis Minnie, Nina Simone, Bessie Smith,  figures combattues et combattantes que Stéphane Koechlin décrit (avec beaucoup d’autres) du fond de leurs peines. Il n’oublie pas Joséphine Baker dont les « Mémoires » publiées en 1949 étaient depuis longtemps introuvables. Celle qui comparait la grimace à un sport postula pour la joie et une générosité rarement égalée alors qu’elle avait fui  l’Amérique pour l’Europe où elle joua longtemps la négresse nue ceinturée de bananes avant d’être chassée de son château périgourdin. Un destin de femme plus convainquant que celui, regarde comme je suis belle sur moi, des Beyoncé et Alicia Keys, chanteuses R’n’B selon l’expression désormais vide de sens. Guy Darol

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